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1996 : le gouvernement argentin de Carlos Menem autorise la culture du soja transgénique « Roundup Ready ». Produit par Monsanto, ce soja a été manipulé génétiquement pour résister au Roundup, un « herbicide total » à base de glyphosate fabriqué par … Monsanto. L’argument commercial du géant de Saint Louis : grâce à cet OGM, l’usage d’ herbicides sera divisé par quatre, d’où un avantage écologique et financier…

Pour convaincre les agriculteurs de se lancer dans la culture du soja, alors marginale en Argentine, Monsanto leur propose un « package » alléchant : il leur livre les semences et les herbicides gratuitement jusqu’à la récolte (ce qui leur évite d’avoir à emprunter), et ne leur fait pas payer de Droits de propriété intellectuelle sur les semences, l’année suivante. Les paysans sont donc autorisés à conserver une partie de leur récolte, pour ensemencer leurs champs, sans avoir à payer de royalties, ce qui n’est normalement pas le cas avec des semences brevetées (car transgéniques).

Dix ans plus tard, l’appât a fonctionné à merveille : profitant des cours élevés du soja sur le marché, dus notamment aux conséquences de la vache folle, l’Argentine est devenu le premier exportateur mondial de produits issus du soja ( huiles et farines ). Exportant 95% de sa production, utilisée comme fourrage en Europe ou en Chine, elle a transformé 60% de son territoire arable en monoculture de soja transgénique, soit quatorze millions d’hectares en 2004. L’ampleur du phénomène est telle que la presse parle d’un véritable « processus de sojisation » du pays, entraînant de multiples conséquences, économiques, sociales et environnementales.

L’exode rural

D’après une étude réalisée par l’ INDEC, un organisme para- gouvernemental, le nombre des unités de production agricole a baissé de 24,5 % depuis 1988. Le phénomène s’est considérablement accentué depuis l’introduction du soja transgénique, avec la disparition de 103 400 fermes. Incapables de faire face aux investissements, notamment en matériel agricole, que nécessite un mode de production intensif, de nombreux paysans ont dû quitter leurs terres, grossissant ainsi les bidonvilles des capitales provinciales, du Nord du pays, où le soja transgénique est roi.

On estime, par exemple, que dans la province de Formosa, la population rurale a chuté de 14%, tandis que la population urbaine augmentait de 39%. Dans le même temps, la superficie moyenne des exploitations agricoles a augmenté de 27,8%, passant de 421 h en 1988 à 538 en 2002. De plus, de nombreux petits paysans subissent des pressions très fortes (voire des menaces de mort) pour vendre ou louer leurs exploitations à de gros producteurs, désireux d’étendre leurs superficies de soja, ou à des « entreprises de production », qui sont souvent des filiales de Monsanto ou des groupes semenciers ayant acheté une licence d’exploitation à Monsanto. « Cette concentration de la terre en quelques mains, liées au capital étranger, constitue une menace pour la sécurité alimentaire du pays », dénonce Mario Caferio, l’un des rares députés conscients des enjeux à moyen terme de la « sojisation » de l’Argentine.

La réduction de l’autosuffisance alimentaire et l’extension de la faim

L’expansion du soja a entraîné une réduction drastique des surfaces dédiées à la production de cultures vivrières ou de bétail. Réputée pour la qualité de sa viande, de son lait ou de ses céréales, l’Argentine produisait, jusque dans les années quatre-vingt-dix, des aliments pour dix fois sa population, mais, aujourd’hui, 30 % de la population est en état de malnutrition. De fait, depuis 1996 la production de riz a chuté de 44,1%, de maïs de 26,2%, et de lait de 20%. Cette réduction de l’offre pour le marché intérieur a entraîné une augmentation vertigineuse du prix des produits alimentaires de base : 162,7% pour la farine de blé, 272,27% pour les lentilles et 130% pour le riz , tandis que pour la première fois de son histoire le pays du lait a dû importer du lait de l’Uruguay et du Brésil…

Conséquence : les carences alimentaires se généralisent dans une population déjà appauvrie par la grande crise de 2001 (51% de la population vivent au dessous du minimum vital, contre 5% dans les années soixante-dix). Ne pouvant plus se permettre d’acheter de la viande ou du lait, les pauvres d’Argentine ont dû changer leur diète alimentaire en consommant du lait de … soja ou des hamburgers de … soja. Une aubaine pour Monsanto et consorts : l’association des grands producteurs de soja transgénique a lancé un programme , intitulé « Soja solidaria », qui prévoit un don d’un kg de soja pour chaque tonne exportée. Les dons sont distribués dans les bidonvilles et les écoles, sous forme de lait de soja ou de hamburgers justement…

Un désastre écologique

Les craintes exprimées par les plus pessimistes des Cassandre (Greenpeace et autres) se trouvent vérifiées : l’utilisation systématique du Roundup sur les monocultures a entraîné l’apparition de nouvelles espèces de mauvaises herbes tolérantes au … round-up. Pour en venir à bout, il faut utiliser quatre fois de plus de roundup qu’avant. Selon les chiffres officiels, le volume de gliphosate aspergé en Argentine est passé de 28 millions de litres en 1997/98 à 56 millions en 98/99, et à 150 millions de litres en 2004.

De plus, le système de la monoculture intensive, d’une année sur l’autre (c’est à dire sans rotation des cultures), en « semis direct » (sans labour préalable) a entraîné une augmentation des pathogènes du sol, d’où la nécessité d’utiliser plus de produits phytosanitaires (insecticides, herbicides et engrais). S’ajoute à cela, un problème inattendu : l’apparition de « soja rebelle », à savoir des graines qui germent hors de la saison et qu’on ne peut anéantir qu’en employant d’autres herbicides que le roundup (puisqu’ils résistent au roundup…). Syngenta, le concurrent de Monsanto, s’est engouffré dans la brèche, avec une publicité fort à propos : « le soja est une mauvaise herbe » !

Résultat : des taux de pollution catastrophiques qui affectent les animaux (avortements, morts), les autres cultures, mais aussi la santé humaine (diarrhées, vomissements, irritation des yeux, lésions de la peau). A noter : l’administration du roundup s’effectue par fumigations aériennes…

Depuis deux ans, des plaintes ont été déposées, un peu partout dans le pays, devant les tribunaux locaux, demandant l’arrêt des fumigations et des scientifiques courageux ont publié les premières enquêtes épidémiologiques sur les conséquences sanitaires de la « sojisation ».

Dans le même temps, la course au soja a provoqué un phénomène de déforestation, y compris dans des zones protégées comme las Yungas (frontière avec la Bolivie), tandis que les organisations écologiques dénoncent la construction du canal Hidrovía Paraná-Paraguay, soit 3442 kms, destinés à transporter 70 000 tonnes de soja par jour vers les ports. L’exploitation future du canal a été confiée à American Comercial Lines, une multinationale des Etats Unis…

Une dépendance lourde de menaces

Pour l’heure, le gouvernement argentin reste complètement sourd aux méfaits de la « sojisation ». L’argument officiel : un quart des devises entrant dans le pays provient de l’exportation du soja, ce qui permet de réduire la dette du pays (198 000 millions de dollars en 2003). Mais là encore, les Cassandre tirent la sonnette d’alarme : que se passera-t-il, quand le cours du soja chutera (un processus déjà amorcé) ? « Nous mourrons tous de faim « , prédisent les mauvaises langues… Aujourd’hui, en tout cas, l’Argentine, se retrouve dans une étrange situation : elle exporte des cuirs, du coton ou du blé, mais importe des chaussures, des textiles, des pâtes et galettes.

Argentine : le soja de la faim
De Marie Monique Robin, Guillaume Martin et Françoise Boulègue
ARTE GEIE / Galaxie Presse– France 2005

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