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Décryptage de la Fabrique écologique

Fin du monde et fin du mois, même combat ?

Par Margot Cazin, collaboratrice au parlement européen

Parce que la transition écologique ne pourra se faire sans envisager la situation selon le prisme social, ce décryptage de Margot Cazin pour La Fabrique écologique revient sur les différents types d’inégalités environnementales et dresse un état des lieux de la situation et du débat. Il examine les rapprochements entre les mouvements pour l’action écologique et ceux en faveur de la justice sociale, en remettant en question le principe de responsabilité individuelle pour envisager l’action de l’État et des entreprises. Les inégalités environnementales sont nombreuses et frappent principalement les pays les plus pauvres, et à l’intérieur de ceux-ci, les classes populaires. L’écologie ne peut donc se réduire à une culpabilisation des citoyens et consommateurs, sans quoi nous n’avancerons jamais. L’État a un rôle essentiel à jouer, tout comme les entreprises qui ne devraient plus pouvoir agir en toute impunité.

Fin du monde et fin du mois, même combat ?Fin du monde et fin du mois, même combat ?
Margot Cazin, collaboratrice au parlement européen, ancienne chargée de mission à La Fabrique Écologique » align= »center » /> Ces dernières années, le débat sur la possibilité de concilier transition écologique et justice sociale s’est intensifié. S’il est fréquent d’entendre que la priorité doit être donnée à la lutte contre le réchauffement climatique, des voix s’élèvent pour faire valoir une transition juste, qui n’accentuerait pas les inégalités déjà existantes, et pourrait même contribuer à les réduire. Il y a quatre ans, la hausse de la taxe carbone, décriée du fait de son impact sur les plus démunis, a cristallisé les discussions sur la potentielle dichotomie entre social et écologie, et mis sur le devant de la scène la nécessité de lutter contre l’urgence climatique tout en prenant en compte les enjeux sociaux. Alors que la crise du Covid-19 a eu des conséquences sociales désastreuses, entraînant des millions de personnes supplémentaires dans la pauvreté, et que l’explosion récente des prix de l’énergie a plongé davantage de ménages dans la précarité, ce décryptage a pour objectif de revenir sur les différents types d’inégalités environnementales et de dresser un état des lieux de la situation et du débat. Nous évoquerons notamment les rapprochements entre les mouvements pour l’action écologique et ceux en faveur de la justice sociale. Nous remettrons ensuite en question le principe de responsabilité individuelle pour envisager l’action de l’État et des entreprises, qui doivent plus que jamais faire leur part dans la lutte contre le changement climatique. capture_d_e_cran_2023-02-07_a_18.40_34.png

I – Les inégalités environnementales : de nombreuses situations à prendre en compte

Les inégalités environnementales sous souvent vues comme étant de quatre ordres. Les inégalités d’impact reflètent l’inégale participation au réchauffement climatique ; les inégalités d’exposition caractérisent le fait que certaines populations sont plus vulnérables et plus affectées par les conséquences du changement climatique mais aussi par les pollutions (de l’air, des eaux ou des sols) ; les inégalités d’accès à la décision révèlent le fait que les politiques climatiques sont menées par les élites et que certains groupes sociaux n’ont que très peu d’influence sur ces décisions. Enfin, les inégalités induites par les politiques climatiques correspondent à l’impact différencié qu’ont certaines mesures sur les différentes classes sociales, par exemple, les coûts que certaines mesures représentent dans le budget des plus modestes.

A. Inégalités d’impact

1. La responsabilité des plus aisés

Rapport d’Oxfam « Combattre les inégalités des émissions de CO2 »
  • Source : https://www.oxfamfrance.org
Ces dernières années, les rapports et ouvrages montrant le lien entre les émissions de gaz à effet de serre et le niveau de vie se sont multipliés. Le rapport d’Oxfam « Combattre les inégalités des émissions de CO2 » paru en septembre 2020 a suscité une importante vague de réactions. Il révèle qu’entre 1990 et 2015, les 10 % les plus riches de la population mondiale ont été responsables de 52 % des émissions de CO2 cumulées. À l’inverse, les 50 % les plus pauvres (soit environ 3,1 milliards de personnes) étaient responsables de seulement 7 % des émissions cumulées. Encore plus alarmant : sur cette période, les 1 % les plus riches étaient responsables de deux fois plus d’émissions que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Les milliardaires du carbone
  • Source : https://www.oxfam.org/fr/
Si l’on pourrait naturellement penser que ces inégalités mondiales s’expliquent par la différence de niveau de vie entre les pays les plus « développés » et les pays les plus pauvres, cela est en réalité bien trop simpliste. L’étude de Thomas Piketty et Luca Chancel intitulée « Carbone et inégalités : de Kyoto à Paris » parue en 2015 montrait notamment que ces inégalités d’impact vertigineuses provenaient de plus en plus des inégalités existantes à l’intérieur des pays, et non entre les pays. Carbone et inégalité : de Kyoto à Paris
  • Source : http://piketty.pse.ens.fr/fr/publications
« L’étude montre que les inégalités mondiales d’émissions de CO2 entre individus ont diminué entre 1998 et aujourd’hui, en raison de la progression des classes moyennes et aisées dans les pays émergents et la stagnation relative des revenus et des émissions de la majorité de la population dans les pays industrialisés. Les inégalités de revenus et de CO2 ont cependant augmenté à l’intérieur des pays au cours des quinze dernières années. Les émissions de CO2 demeurent fortement concentrées aujourd’hui : les 10 % des individus les plus émetteurs sont aujourd’hui responsables de 45 % des émissions mondiales alors que les 50 % les moins émetteurs sont responsables de moins de 13 % des émissions. Les grands émetteurs sont aujourd’hui sur tous les continents et un tiers d’entre eux vient des pays émergents ».
Ainsi, s’il est vrai qu’en moyenne, un Australien (15,5 t/an/hab) émettra plus qu’un Péruvien (1,9 t/an/hab), ces rapports pointent particulièrement l’accroissement des inégalités d’impact à l’intérieur des pays, ce qui représente un tout autre défi. En décembre 2020, Oxfam publiait un second rapport, consacré aux inégalités environnementales au sein de l’Union Européenne (UE). Ce rapport se concentrait cette fois-ci sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre au sein de l’UE depuis 1990, donc sur les « efforts » réalisés par les citoyens européens. Il s’avère que cette réduction n’a été obtenue que parmi les citoyens européens à revenu faible et moyen, alors que les émissions totales des 10 % les plus riches ont augmenté.
« Tout d’abord, l’UE est collectivement responsable de 15 % des émissions mondiales cumulées liées à la consommation, alors qu’elle n’abrite que 7 % de la population mondiale. Au cours des 25 années entre 1990 et 2015, alors que les émissions de l’UE liées à la consommation ont diminué d’environ 12 %, et que les inégalités de revenus se sont accrues à travers l’Europe, le total des émissions annuelles liées à la consommation des 50 % de citoyens européens les plus pauvres a baissé de 24 %, et celui des 40 % de citoyens européens ayant des « revenus moyens », de 13 %, tandis que les émissions des 10 % les plus riches ont augmenté de 3 %, et celles des 1 % les plus riches, de 5 %. Les 10 % des citoyens européens les plus riches étaient responsables de plus d’un quart (27 %) de ces émissions, soit la même quantité que la moitié la plus pauvre de toute la population de l’UE. »
À l’heure du Green New Deal européen dans lequel s’inscrit le paquet climat présenté par la Commission Européenne le 14 juillet dernier, ces chiffres ne peuvent être négligés. Oxfam appelle l’Union Européenne à « s’attaquer aux inégalités en matière de CO2 tant entre les Etats membres riches et pauvres qu’au sein des Etats membres » et en profite pour rappeler que les politiques mises en place pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ne doivent pas peser sur les plus démunis. Rappelons également que si les émissions des plus pauvres sont principalement liées à des besoins vitaux — nous y reviendrons —, la principale cause d’émission des ménages les plus aisés est liée à un mode de vie fastueux. Leurs émissions sont particulièrement dues aux transports, notamment aux yachts privés, qui polluent énormément et ravagent les fonds marins, ainsi qu’aux voyages en avion. Dans une moindre mesure, le logement pèse également dans la balance, car les plus fortunés détiennent bien souvent plusieurs résidences secondaires et des surfaces habitables très importantes. Un article de The Conversation révèle ainsi l’empreinte carbone de 20 milliardaires, calculée selon une méthodologie décrite dans leur article. Selon eux, ces 20 milliardaires auraient émis en moyenne 8,190 tonnes de CO2 en 2018 (33,859 pour le plus émetteur). Les auteurs rappellent également que demander aux Américains moyens d’adopter des modes de vie moins intensifs en carbone pour atteindre cet objectif peut être insupportable, alors qu’il faudrait environ 550 fois leur vie pour égaler l’empreinte carbone du milliardaire moyen figurant sur leur liste. Enfin, mentionnons que parmi les firmes qui ont le plus augmenté leurs émissions de CO2 depuis l’Accord de Paris, on trouve l’Oréal (+54 %), les géants du luxe Hermès (+32 %), Kering (+17 %) et LVMH (+26 %), des marques réservées aux plus fortunés. CAC40 le véritable bilan annuel
  • Source : https://multinationales.org/fr/
Ce constat est sans appel, et montre bien le lien entre réchauffement climatique et inégalité sociales. Il amène naturellement à s’interroger sur la notion de responsabilité et sur les mesures à prendre pour lutter contre ces inégalités en premier lieu.

2. Le défi des émissions des ménages les plus pauvres

Les ménages les plus pauvres sont eux-aussi concernés par la nécessaire réduction des émissions de gaz à effet de serre, mais le défi est tout autre. Si les plus modestes consomment avec sobriété — souvent par nécessité plus que par choix — leur empreinte carbone est souvent liée à des conditions de vie qu’ils n’ont pas la possibilité d’améliorer. C’est le cas des personnes vivant dans des passoires thermiques, ces logements mal isolés consommant une énergie démesurée. Plusieurs reportages intéressants ont mis en lumière ce problème dont la réalité dépasse parfois l’entendement : froid glacial à l’intérieur des logements, trous dans les murs ou le plafond, infiltrations d’eau… Des millions de français vivent dans ces conditions désastreuses. Selon les estimations de 2017 de l’initiative Rénovons, regroupant associations et syndicats pour la rénovation thermique des bâtiments, il existe 7,4 millions de « passoires énergétiques » en France dans le parc privé, c’est à-dire des logements énergivores, avec une étiquette énergie F ou G. Au total, 5,88 millions de ménages sont considérés comme des précaires énergétiques, soit près de 20 % de la population française. Certaines zones sont particulièrement touchées par la précarité énergétique, comme le département de la Seine-Saint-Denis. Dans l’intercommunalité de la Plaine Commune, regroupant plusieurs villes comme Aubervilliers, Saint-Denis ou la Courneuve, la grande majorité des logements sont anciens : en 2013, 69 % des logements de Plaine Commune avaient été construits avant 1975, c’est-à-dire avant les premières réglementations thermiques (en 1974) selon Mediapart. Le bâtiment fait pourtant partie des quatre secteurs les plus émetteurs en France : il est responsable de 23 % des émissions territoriales de gaz à effet de serre et de 43 % de la consommation finale d’énergie. Au-delà du problème écologique qu’elle représente, la précarité énergétique réduit énormément le pouvoir d’achat des ménages les plus modestes. En 2017, l’Observatoire des inégalités rappelait que les 10 % de ménages les plus modestes consacrent à leur logement une part de leurs revenus quatre fois plus importante que les 10 % les plus aisés.
« Ces ménages sont doublement affectés car souvent prisonniers de logements qu’ils n’ont pas les moyens financiers ou techniques d’améliorer et plus vulnérables que les autres à la hausse du prix des énergies ».
« L’hiver dernier, 14 % des ménages du pays disaient avoir souffert du froid, essentiellement pour des raisons d’isolation, 18 % avaient ‘‘des difficultés à payer une facture de gaz ou d’électricité sur les 12 derniers mois’’. Plus largement, un ménage sur deux déclarait restreindre son chauffage au cours de l’hiver pour limiter ses factures ».
Ces dernières années, l’État a mis en place plusieurs dispositifs visant à encourager la rénovation énergétique des logements. Depuis le 1er janvier 2020, le Crédit d’impôt pour la transition énergétique (CITE) a été progressivement remplacé par le dispositif MaPrimeRénov, qui s’adressait au départ aux propriétaires occupants les plus modestes et donnait droit à une aide versée par l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) sous conditions de ressources. Depuis le 1er octobre 2020, le dispositif a été élargi à l’ensemble des propriétaires, même bailleurs, sans conditions de ressources. Elle est aussi accessible aux copropriétés pour les travaux dans les parties communes. Cette aide permet de financer les travaux d’isolation, de chauffage, de ventilation ou d’audit énergétique d’une maison individuelle ou d’un appartement en habitat collectif. Le montant de la prime est forfaitaire et calculé en fonction des revenus du foyer et du gain écologique permis par les travaux. Le programme « Habiter Mieux » permet quant à lui d’accompagner des ménages très précaires pour une réduction de 25 % des consommations d’énergie, en faisant intervenir les collectivités, les travailleurs sociaux et les associations, sous la forme d’une aide versée par l’Anah pour financer les travaux de rénovation. Si ces dispositifs sont encourageants, les rénovations de logements sont encore largement insuffisantes. Les émissions de ce secteur n’ont baissé que de 2,2 % par an sur la période 2015-2018, un pourcentage bien trop faible. Pour parvenir aux objectifs, il aurait fallu atteindre 5,4 % de diminution annuelle, soit deux fois plus. Avec la Loi de Transition Énergétique, la France s’est engagée à atteindre 500 000 rénovations par an afin de porter l’ensemble du parc immobilier à un niveau « bâtiment basse consommation » (BBC) d’ici à 2050. Cependant, entre 2012 et 2016, seulement 60 000 à 70 000 logements ont été rénovés de manière profonde chaque année selon Le Monde. De plus, très peu de rénovations complètes, relativement coûteuses ont été menées à bien : « les politiques publiques privilégient la rénovation par « geste » – changer une fenêtre ou une chaudière – au lieu de mener des programmes globaux, qui incluent un ensemble de travaux (isolation des murs, changement du chauffage, de la ventilation, etc.) permettant de réduire la consommation d’énergie d’au moins 60 % ». Cela est notamment dû au manque de contraintes : si des textes législatifs prévoient un nombre ambitieux de rénovations, les moyens d’y parvenir ne sont que très peu spécifiés, et les dispositifs existants ne sont qu’incitatifs. De plus, ces rénovations dépendent du bon vouloir des propriétaires, alors même que le parc locatif représente 40 % du total des logements en France. Les locataires, souvent plus précaires, n’ont au contraire droit qu’à très peu d’aides. Sans règles contraignantes, la rénovation énergétique des logements risque donc de continuer à stagner, et avec l’explosion des prix de l’énergie, la précarité énergétique risque de s’aggraver. Sans mesure de long-terme comme la rénovation énergétique des bâtiments, les tentatives de limiter les coûts sociaux et environnementaux dans le domaine de l’énergie ne seront pas pérennes. La précarité énergétique est donc un exemple de consommation polluante « forcée » chez les plus pauvres. Il en est de même pour les personnes qui utilisent quotidiennement une voiture ancienne très polluante mais qui n’ont pas les moyens d’en changer, et ce malgré les primes à la conversion. La mise en place de zone à faibles émissions visant à réduire la pollution a par exemple posé un problème. À l’image de la taxe carbone, cette initiative pèse sur les plus démunis, car elle empêche de circuler dans certaines zones avec une voiture ancienne. Or même si cette mesure s’accompagne de plusieurs aides allant jusqu’à 17 000 euros pour l’achat d’un véhicule propre, cela est insuffisant pour acheter une voiture électrique. Plus globalement en termes de consommation, il est évident qu’il sera plus compliqué pour les ménages les plus pauvres d’acheter des produits bio, de la viande de bonne qualité ou des vêtements écologiques, plus coûteux. Enfin, l’empreinte carbone est également liée au lieu de vie : elle sera plus élevée pour une personne vivant en banlieue ou dans une zone rurale devant prendre sa voiture pour aller travailler, que pour une personne vivant en centre-ville. Ce constat est important pour montrer qu’à l’échelle individuelle, l’effort doit peser sur les plus riches, mais ne doit pas masquer la responsabilité du système dans son ensemble.

B. Inégalités d’exposition au changement climatique et à la pollution

Au-delà de ces considérations, il est essentiel de rappeler que ce sont bien souvent les moins privilégiés qui souffrent le plus du réchauffement climatique et de la pollution. D’après la Banque mondiale, 100 millions de personnes pourraient tomber dans la pauvreté en 2030 à cause du dérèglement climatique. Ce constat est valable à la fois dans le monde et à l’intérieur des pays. Ce sont principalement les pays du Sud moins développés qui subissent le changement climatique : dans certains pays d’Afrique par exemple, la sécheresse fait des ravages. De nombreuses personnes souffrent d’un accès à l’eau très limité et doivent faire face à une difficulté croissante pour cultiver. En Inde, des records de chaleur ont été atteint ces dernières années, avec des températures pouvant monter jusqu’à 50°C. Selon certains chercheurs, certaines villes du pays pourraient devenir inhabitables d’ici 2100.
« Du fait de leur localisation, les pays pauvres sont les plus exposés aux différents effets du changement climatique, que ce soit le stress hydrique, l’intensité des sécheresses ou les vagues de chaleur, les pertes de rendements agricoles ou la dégradation des habitats naturels. On estime ainsi, en utilisant des indicateurs prenant en compte ces effets du changement climatique, que l’exposition aux risques climatiques porte à environ 90 % sur l’Afrique et l’Asie du Sud-Est (Byers et al., 2018), et ce sont les individus les plus pauvres à l’intérieur de ces régions qui sont les plus à risque ».
À l’intérieur des pays, ce sont également les plus pauvres qui subissent le plus les effets du changement climatique. Les personnes vivant dans des passoires thermiques sont particulièrement vulnérables aux vagues de froid ou aux canicules. Les plus pauvres ont rarement accès à une alimentation saine et sont souvent en moins bonne santé, ce qui les rend plus fragiles face à ces événements climatiques. L’accès à l’eau est également inégal, même en France, par exemple pour les mal-logés ou les réfugiés. Enfin, l’accès à la nature est limité pour les classes populaires vivant en ville, qui n’ont pas les moyens de partir à la campagne, à la mer ou à la montagne.

UN CLIMAT D’INÉGALITÉS LES IMPACTS INÉGAUX DU DÉRÈGLEMENT CLIMATIQUE EN FRANCE

En 2017, un rapport de la revue médicale The Lancet révélait qu’un décès sur six était lié à la pollution en 2015, et soulignait que ce phénomène touche majoritairement les populations les plus défavorisées. 92 % de ces décès prématurés surviennent dans les pays pauvres. À l’intérieur des pays, ils concernent davantage les minorités et les populations marginalisées. En France, le projet Equit’Area, qui vise à étudier le rôle du cumul d’exposition environnementale sur les inégalités sociales de santé, montre que dans les grandes villes, les quartiers populaires sont les plus touchés. En Île-de-France par exemple, de nombreux logements sociaux sont en bordure du périphérique : leurs habitants sont si exposés à la pollution qu’ils développent de graves problèmes respiratoires. À l’intérieur des pays, les personnes racisées sont aussi souvent plus affectées par les conséquences du changement climatique et par la pollution. C’est au début des années 1980, aux États-Unis, qu’est apparu le concept de justice environnementale (Environnemental Justice), suite à plusieurs études importantes démontrant le lien entre la composition « ethnoraciale » des populations et leur proximité avec des sites dangereux. Différents groupes ethniques se sont rassemblés pour dénoncer la proximité de leur lieu de vie avec des industries polluantes ou des déchets toxiques ainsi que la négligence concernant ces zones très peu – voire jamais – nettoyées et assainies. En 1998, Le Monde Diplomatique publiait déjà un article sur le sujet, dans lequel l’auteur affirmait : « La ‘justice écologique’ postule que la distribution sélective des dangers écologiques entre les différents groupes sociaux constitue une dimension largement ignorée des inégalités sociales modernes ». Les minorités ethniques sont aussi beaucoup plus vulnérable en cas de catastrophe naturelle. L’ouragan Katrina de 2005 reste l’un des exemples le plus marquants, ayant dévasté les quartiers noirs de la Nouvelle-Orléans situés dans des zones inondables et mal protégées par les digues, alors que les quartiers plus riches, situés dans les hauteurs, furent épargnés. Les banlieues et quartiers populaires, où vivent la majeure partie des personnes issues de l’immigration, sont particulièrement touchées par le mal-logement, par la pollution et par le manque d’accès à la nature. De plus, selon Le Monde, « une étude récente a démontré qu’en France, pour chaque pourcentage d’immigrés supplémentaire vivant dans une ville, il y a 30 % de chances en plus pour qu’on trouve à proximité un incinérateur à déchets émetteur de substances toxiques, cancérigènes ou génératrices d’autres types de pathologies ». Enfin, les territoires d’outre-mer sont particulièrement touchés. Ils ne sont responsables que d’1 % des gaz à effet de serre de la France mais sont bien plus vulnérables aux risques climatiques. De plus, des substances toxiques constituent d’être utilisées dans ces territoires : « Si les effets du chlordécone, un insecticide toxique employé dans la culture de la banane, sont connus depuis les années 1970, ce produit a continué à être employé dans les Antilles françaises au cours des deux décennies suivantes, donnant lieu à des taux anormalement élevés de cancer de la prostate au sein de cette population ». Les inégalités d’exposition à la pollution et la justice environnementale commencent à prendre une place importante en France, avec des mobilisations comme celle du 18 juillet 2020, organisée par le collectif pour Adama et l’association Alternatiba sous le slogan « On veut respirer ». 5ème Rapport du GIEC (2013-2014)
  • Source : https://pia.ac-paris.fr/portail/jcms/p1_799009/5eme-rapport-du-giec-2013-2014
Enfin, il existe d’autres catégories d’inégalités face au dérèglement climatique, comme des inégalités de générations, des inégalités territoriales, ou des inégalités de genre. Concernant ces dernières, « Le GIEC établit dans son rapport de 2014 que les inégalités de genre existantes sont accrues par les risques climatiques. La position sociale des femmes les fragilise face au dérèglement climatique et elles deviennent les premières affectées alors même que leurs capacités d’adaptation et leur résilience sont limitées par les normes sociales ». Au niveau mondial, les femmes sont quatorze fois plus susceptibles de mourir lors d’une catastrophe naturelle que les hommes. Ces inégalités doivent donc être prises en compte dans la mise en place de politiques publiques en faveur de l’environnement.

C. Inégalités de décision et d’impact des décisions

Les éléments de contexte précédemment cités expliquent pourquoi ces dernières années, les mobilisations pour le climat ont été rejointes par militants pour les droits sociaux, et vice-versa. Ces deux mouvements se sont peu à peu rapprochés, avec des mobilisations historiques comme le samedi 21 septembre 2020 où ont convergé la marche pour le climat et la manifestation des Gilets Jaunes. L’accroissement des inégalités et l’inaction climatique ont fédéré des milliers de personnes réclamant une transition écologique juste, vers un système plus vert et plus équitable.

1. Participation au débat

L’idée reçue que l’écologie est une préoccupation de personnes favorisées a la vie dure. La notion de « bobo » a cristallisé ce cliché, permettant au passage de disqualifier les écolos, en faisant passer les questions environnementales comme secondaires et éloignées des préoccupations du « vrai peuple », à savoir les contraintes économiques et sociales. Il est pourtant beaucoup trop simpliste de considérer que l’écologie ne préoccupe que les personnes aisées. Pour certains, ce constat s’explique par le fait que les classes populaires seraient mobilisées par d’autres combats, tels que le racisme, les violences policières, l’accès au logement… et directement concernés par l’urgence sociale qui ne leur permet pas forcément de se dégager du temps pour s’occuper de l’écologie. Selon Jean-Baptiste Comby : « L’écologie est d’ailleurs encore souvent associée à une préoccupation « de riches » dans la mesure où elle relèverait de ces enjeux dits « postmatérialistes » qui échapperaient à tous ceux devant faire face à des difficultés matérielles. » « En d’autres termes, alors qu’à la faveur des enjeux environnementaux peut se développer une philosophie sociale propice à l’intégration des moins avantagés matériellement, leur accaparement par les, et au profit des, classes supérieures a pour conséquence d’entretenir une morale écologique dans laquelle les agents des milieux populaires peinent à se reconnaître. » Cette faible implication militante ne signifie pas pour autant que les membres des classes populaires ne s’inquiètent pas du réchauffement climatique. Elle amène par contre à s’interroger 23 sur la manière dont est aujourd’hui perçue l’écologie dans ces milieux et surtout, sur l’importance de mettre en place des mesures permettant de concilier écologie et justice sociale.

UN CLIMAT D’INÉGALITÉS LES IMPACTS INÉGAUX DU DÉRÈGLEMENT CLIMATIQUE EN FRANCE

« Si on interprète l’absence des populations racisées et précaires comme un manque de sensibilité pour ces questions, on court le risque de stigmatiser leur supposée faible préoccupation pour la nature et le bien commun, prévient Hadrien Malier. Si, au contraire, cela conduit à ouvrir la définition des combats environnementaux et à ce que les militants écologistes s’intéressent à des mobilisations nouvelles, il est envisageable de voir se développer un mouvement de justice environnementale en France ».
Nous avons vu précédemment que les ménages les plus pauvres ont tendance à émettre moins que le reste de la population. En réalité, les personnes issues de classes populaires ont un comportement écologique sans forcément l’identifier comme tel, parfois par souci d’économie plus que dans un but écologique. Selon le sociologue Jean-Baptiste Comby « la vertu écologique officielle résonne mal avec les préceptes moraux valorisés au sein des classes populaires ». Ainsi, il est évident que l’écologie n’est pas une question réservée aux riches et nombreux sont ceux qui pensent que des mouvements militants a priori distincts gagneraient à se rejoindre davantage, notamment via l’intersectionnalité. Que la participation de tous aux débats relatifs à l’écologie ne soit pas mieux garantie réduit considérablement la portée et la légitimité de ces débats et des décisions qui en découlent. Le meilleur exemple récent en est la Convention Citoyenne pour le Climat. Cette expérimentation reposant sur le tirage au sort de citoyens n’a pas débouché sur un véritable enrichissement du travail institutionnel faute d’une réflexion en amont sur l’intégration du travail des citoyens dans le processus de décision publique. Et le niveau d’ambition de la loi Climat et résilience qui s’en est suivie est insuffisant comme l’a fait remarquer le Haut Conseil pour le climat.

2. Impact des mesures

Cette inégale participation aux débat public, combinée au fait que les décisions soient prises par les élites, favorise le passage de lois qui se répercutent sur les plus pauvres. Les inégalités induites par les politiques climatiques ont particulièrement fait débat ces dernières années. Il a par exemple été établi que la fiscalité verte creuse les inégalités : elle représente 4,5 % des revenus des 20 % des ménages les plus modestes contre 1,3 % pour les 20 % des ménages les plus riches. Ainsi, plusieurs mesures prises au nom de l’écologie ont été mal perçues, à cause de leur impact sur le pouvoir d’achat des classes populaires. C’est le cas de la taxe carbone qui a déclenché le mouvement des gilets jaunes en octobre 2018. Mise en place en 2014, la Contribution climat-énergie (CCE) dite taxe carbone, est en fait une « composante carbone » qui s’intègre à la Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) suivant la quantité de gaz à effet de serre émise par un produit. La taxe carbone devait augmenter progressivement chaque année, ce qui a été le cas jusqu’en 2018 : entre 2014 et 2018, la taxe carbone est passée de 7 à 44,60 euros la tonne de CO2. Cependant, la baisse des cours mondiaux du pétrole avait rendu cette taxe peu visible jusqu’en 2017. Elle devait continuer à augmenter progressivement pour atteindre 86,2 euros en 2022, mais les Gilets Jaunes ont réussi à obtenir la suspension de cette augmentation, qui stagne actuellement au niveau atteint en 2018. Si l’idée de donner un prix au carbone pour tenter de réduire les émissions de gaz à effet de serre pouvait sembler pertinente et justifiée, plusieurs problèmes en découlent. D’une part, l’augmentation des prix du carburant ne se répercute pas de la même manière sur des personnes ayant un niveau de vie confortable que sur les ménages les plus précaires. Pour de nombreuses personnes forcées d’utiliser leur voiture chaque jour, parfois sur de longues distances, cette hausse des prix représente une très forte contrainte financière. Cette taxe est donc apparue comme particulièrement injuste car ayant un impact beaucoup plus marqué pour les plus pauvres. Autre sujet de discorde : l’utilisation des recettes générées par la taxe carbone. La composante carbone a généré 0,3 milliard d’euros la première année, puis 3,8 milliards en 2016 et plus de 9 milliards en 2018. Mais seuls 20 % de la TCIPE ont été directement alloués à la transition énergétique… En 2016, elle a ainsi financé le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) à hauteur de 3 milliards d’euros. Or le CICE, mesure qui allège les cotisations patronales, est très controversé : s’il vise officiellement à favoriser l’emploi, beaucoup le considèrent comme un cadeau fait aux grandes entreprises. Comment dès lors, demander aux français de contribuer à la transition énergétique via une taxe carbone dont les recettes ne sont que très peu allouées à l’écologie ? La contestation de la taxe carbone n’était donc pas une négation de la nécessité de lois en faveur de l’écologie, mais bien le refus d’un accroissement des inégalités induit par les politiques climatiques. D’autres mesures sont critiquées pour leur caractère anti-social. C’est le cas des interdictions de circulation pour les voitures polluantes dans les Zones à Faibles Émissions (ZEF). Comme nous l’avons vu, ce sont souvent les ménages les plus modestes qui possèdent des voitures anciennes et si la mise en place de ZEF s’accompagne d’aides selon les conditions de ressources, elles restent souvent trop faibles pour acheter un véhicule propre. Selon une étude sur l’acceptabilité sociale des ZEF menée par l’Observatoire mondial des villes pour la qualité de l’air, 25 % des ménages concernés par la ZFE du Grand-Paris n’auraient pas la capacité financière de changer de véhicule. De plus « parmi ces ménages n’ayant pas la capacité financière de changer de véhicule, même avec une aide financière, 60 % n’ont pas non plus de possibilité de report modal (transport en commun ou vélo), soit 17 307 ménages franciliens qui se retrouveraient sans solution de mobilité après la mise en œuvre de la ZFE ». En effet, les personnes aux revenus très modestes n’ont souvent pas la possibilité d’habiter en centre-ville et logent plutôt dans des banlieues plus éloignées de leur lieu de travail et moins bien desservies par les transports en commun, ce qui accroît considérablement le temps de mobilité contrainte. « Les personnes ne pouvant se permettre l’achat d’un véhicule à faibles émissions risquent donc de se trouver exclues du périmètre, avec les risques que cela entraine en termes d’accès à l’emploi, aux services urbains ou de fonctionnement d’une activité économique ». L’ACCEPTABILITÉ SOCIALE des Zones à Faibles Emissions De plus, cette mesure vise à améliorer la qualité de l’air, mais ne s’attaque pas au problème des très grosses voitures, comme les SUV, qui consomment pourtant bien plus qu’une voiture « ordinaire ». Selon WWF, un SUV consomme environ 15 % de plus qu’une voiture standard et ces 10 dernières années ce type de véhicule a constitué la 2ème source de croissance des émissions de CO2 françaises, derrière le secteur aérien. Pourtant, les ventes de SUV ont explosé ces dernières années : en France elles se sont multipliées par 7 en dix ans. Les inégalités face au changement climatiques sont donc nombreuses. Ce sont bien souvent ceux qui émettent le moins qui souffrent le plus de ses conséquences et des politiques mises en place pour le limiter. Il est nécessaire de prendre en compte les inégalités sociales dans la mise en place de politiques climatiques, afin de ne pas aggraver les injustices existantes au nom de l’écologie. Ce sont des changements structurels qui sont nécessaires.

II – La nécessité de profonds changement structurels

A. Culpabilisation des citoyens et consommateurs

Nous avons étudié les inégalités d’impact et donc les responsabilités individuelles face au changement climatique. La lutte contre le réchauffement climatique est souvent considérée comme dépendante du comportement des individus. Ainsi, les injonctions pour changer nos habitudes de consommation et notre mode de vie sont nombreuses : acheter bio, aller au travail à vélo, ne plus prendre l’avion, manger moins de viande, favoriser les produits de seconde main, réduire et trier ses déchets… Ces dernières années est même apparue une forme de culpabilisation relative à certaines pratiques jugées « non-écologiques ». Si les gestes individuels sont importants et contribuent à la lutte contre le réchauffement climatique, cela n’exonère aucunement d’une réflexion collective. A titre d‘exemple, même si chaque Francilien souhaitait prendre son vélo pour se rendre au travail, nous serions confrontés aux limites des infrastructures existantes : sans politiques publiques globales, la généralisation de certaines pratiques restera impossible. Le rapport « Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique » de l’Institut Carbone 4 traite de ce sujet. Il établit une liste d’une douzaine d’actions éco-responsables en termes d’alimentation, de mobilité, de biens et de services et de logement et analyse les résultats dans l’hypothèse où tous les Français réaliseraient l’ensemble de ses actions. La conclusion est sans appel : même en activant tous ces leviers, « un Français ne peut espérer réduire son empreinte de plus de 2,8 tonnes par an, soit environ 25 % de l’empreinte carbone annuelle. Sachant que la baisse requise pour atteindre des niveaux compatibles 2°C est de l’ordre de -9 tonnes par an et par personne (de 10,8 tCO2/an à 2 tCO2/an), les gestes individuels peuvent donc contribuer au maximum à un peu moins d’un tiers l’effort à faire pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris. » Il est donc évident que si les gestes individuels peuvent avoir un impact, l’ensemble de la lutte contre le changement climatique ne peut être envisagée uniquement par ce biais. Le document « Qui émet du CO2 ? panorama critique des inégalités écologiques en France » de la French Association of Environmental and Resource Economists (FAERE) souligne un point très pertinent : « Chercher à savoir combien chacun émet de gaz à effet de serre est un choix de l’analyste, qui passe sous silence les autres entités impliquées dans les émissions. Il oriente la recherche vers les comportements individuels plutôt que vers l’organisation sociale, les stratégies des entreprises ou les politiques des États. Penser en termes d’émissions des personnes ou des ménages focalise donc l’attention sur les contributions des individus, sur leurs choix, et occulte la présence des acteurs non individuels tout comme la composante collective des émissions de GES et la nécessité d’agir en commun pour les réduire. Cette appréhension des inégalités écologiques renforce en fait le prisme individualiste et moralisant à travers lequel sont envisagées les politiques climatiques ». Working Papers : Qui émet du CO2? Panorama critique des inégalités écologiques en France
  • Source : http://faere.fr/
Les gestes individuels au sein des ménages : une charge bien souvent assumée par les femmes Par ailleurs, il est très important de souligner que ces injonctions à l’éco-citoyenneté reposent en grande partie sur les femmes. La plupart des tâches ménagères restent aujourd’hui principalement réalisée par les femmes, et c’est donc bien souvent elles qui sont amenées à changer leurs pratiques pour des habitudes plus écologiques. Éviter les plats préparés, analyser les étiquettes de produits, tendre vers des produits réutilisables comme les couches lavables… toutes ces pratiques, bien que vertueuses, peuvent être très chronophages et renforcer le problème des inégalités au sein du foyer. « Dans les pays du Nord, si l’avènement de la société de consommation a allégé le temps de travail domestique de nombreuses femmes grâce aux supermarchés, à l’électroménager ou aux plats préparés, les hommes ne se sont pas davantage investis. D’après l’Insee, si les femmes consacrent aux tâches domestiques 22 minutes de moins qu’il y a onze ans, les hommes y passent seulement une minute de plus… ». À cela s’ajoute parfois la pression sociale d’être une « bonne mère » et la culpabilité d’arrêter ces efforts, d’une part par crainte de faire absorber à ses enfants des produits nocifs pour leur santé, et d’autre part par réel souci environnemental. En 2015, une étude du Pew Research Center révélait que les femmes se sentaient plus directement concernées par le changement climatique que les hommes. À la charge mentale vient donc s’ajouter une charge morale, un phénomène qui mérite d’être largement être pris en compte. Ainsi, la responsabilisation des individus doit être remise dans son contexte. Si chacun peut faire des efforts pour réduire son empreinte carbone, en particulier les plus riches qui nous l’avons vu, émettent la majeure partie des émissions de gaz à effet de serre, limiter le réchauffement de la planète en dessous de 2°C ne pourra se faire que si de réels changements systémiques ont lieu.

B. Le rôle de l’État

Ces dernières années, l’État a largement été mis en cause pour son inaction climatique. Les promesses non tenues ont fini par déclencher une certaine colère citoyenne, qui s’est notamment incarnée dans l’Affaire du Siècle. Ce recours en justice, porté par quatre associations de protection de l’environnement et de solidarité internationale (Notre Affaire à Tous, la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme (FNH), Greenpeace France et Oxfam France) a connu un succès sans précédent. La pétition lancée en décembre 2018 a récolté plus d’un million de signatures en 48 heures, et plus de deux millions et demi au total. Ces efforts ont porté leurs fruits puisqu’en février dernier, la justice a reconnu l’État coupable de « faute » car incapable de tenir ses engagements de réduction des gaz à effet de serre. Quelques mois plus tôt, le Conseil d’État avait déjà rendu une décision historique, rappelant le caractère contraignant des objectifs publics de diminution de 40 % des émissions de CO2 à l’horizon 2030 contraignants et demandant à l’État de « justifier, dans un délai de trois mois, que son refus de prendre des mesures complémentaires est compatible avec le respect de la trajectoire de réduction choisie pour atteindre les objectifs fixés pour 2030 ». Ce jugement faisait suite au recours de janvier 2019 lancé par la commune de Grande-Synthe alors dirigée par le maire EELV Damien Carême (depuis élu député européen) et soutenu par l’Affaire du Siècle. Les plaignants dénonçaient notamment l’inaction face au danger représenté par la hausse du niveau de la mer qui pourrait atteindre 1 mètre d’ici à 2100, menaçant non seulement Grande-Synthe mais aussi la centrale nucléaire voisine de Gravelines. Publication-Carbone-4-Faire-sa-part-pouvoir-responsabilite-climat.pdf
  • Source : https://www.carbone4.com/publication-faire-sa-part
L’État n’en fait donc pas assez. Et pourtant, par ses infrastructures notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la défense, l’État est déjà à lui seul responsable de 10 % de l’empreinte carbone du pays. Il est donc nécessaire que l’État investisse dans des projets verts, dans les énergies renouvelables, envisage un aménagement du territoire adapté, passe des mesures contraignantes en faveur de la relocalisation. Cela implique aussi de renoncer aux projets les plus polluants, incompatibles avec l’urgence climatique. Enfin, la France doit faire tout son possible pour peser dans les négociations à l’échelle européenne, afin que des mesures ambitieuses soient également prises à l’échelle de l’UE. Pour cela, elle devrait commencer par remplir ses objectifs, ce qui n’est pas toujours le cas. La France est le seul pays de l’UE à ne pas avoir tenu ses objectifs en matière de renouvelable, et a en parallèle bataillé pour faire inclure le nucléaire dans la taxonomie « verte européenne », censée définir et faciliter les investissements « durables ». Le gouvernement français n’a pas davantage favorisé le verdissement de la politique agricole commune (PAC). La pandémie de Covid-19 a une fois de plus montré les failles du système actuel, notamment en termes de santé, d’approvisionnement, de valorisation des métiers essentiels, de l’aménagement du territoire… En mars 2020, Emmanuel Macron affirmait lui-même « qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché », et qu’« il est important de réfléchir à une meilleure organisation des chaînes de valeur et à une relocalisation d’un certain nombre d’activités. » Exemples de mesures proposées par des associations et ONG De nombreuses mesures en faveur d’une transition écologique et sociale sont proposées par diverses associations et ONG. S’il ne sera pas possible de toutes les passer en revue, il semble tout de même important d’en donner quelques exemples. En octobre 2020, dans un rapport intitulé « L’argent sale du capital », Greenpeace proposait la mise en place d’un ISF climatique. Rappelant que le patrimoine financier des 1 % des ménages les plus riches est associé à une empreinte carbone 66 fois supérieure à celle des 10 % les plus pauvres, Greenpeace part du constat que plus on est riche, plus on consomme et on pollue. L’ONG propose donc la mise en place d’un ISF climatique dérivé de l’ISF qui était en vigueur jusqu’en 2017. Une composante carbone similaire à celle appliquée dans le cadre de la TICPE serait introduite dans cet ISF, de manière à ce que le montant de l’ISF climatique soit lié non seulement au patrimoine des ménages, mais aussi à l’empreinte carbone de leur patrimoine financier. Une telle mesure permettrait selon eux de rapporter 10 milliards d’euros à l’État et « d’inciter les ménages les plus fortunés et les plus émetteurs à se désinvestir des activités les plus émettrices en décarbonant leur patrimoine ». Le Réseau Action Climat, Oxfam France et le Secours catholique proposent quant à eux la mise en place d’une taxe carbone redistributive. Les associations rappellent que la taxe carbone est un outil indispensable pour décarboner nos sociétés mais que la forme adoptée en France ne fait que renforcer les inégalités et exclut une grosse part des émissions. Elles proposent donc de maintenir cette taxe mais de verser aux ménages les plus modestes une partie de ses recettes, sous la forme d’un revenu climat : « Versé sous forme d’un crédit d’impôt ou d’un chèque pour les ménages non imposables et sans condition d’utilisation, ce revenu climat permettrait de maintenir la fiscalité sur les carburants et le chauffage, sans mettre en difficulté les foyers qui n’ont pas les moyens immédiats de s’adapter. ». Cela permettrait de continuer à donner un prix au carbone tout en préservant le pouvoir d’achat des plus pauvres. Les associations proposent par ailleurs un outil pour calculer les effets de cette « taxe carbone juste » en fonction des revenus de chaque foyer. La sécurité sociale de l’alimentation est un autre exemple de mesure, proposée par un collectif d’organisations (Ingénieurs sans frontières Agrista, Réseau Salariat, Réseau Civam, la Confédération paysanne, le Collectif Démocratie Alimentaire, l’Ardeur, l’Ufal, Mutuale, l’Atelier Paysan). Cette mesure est assez complexe et plusieurs versions sont proposées, ce pourquoi nous n’en donnerons ici qu’un aperçu. En bref, il s’agirait de créer une carte de sécurité sociale alimentaire, à l’image de la carte vitale, créditée de 100 à 150 € par mois. Celle-ci serait financée par des cotisations sociales, et ne pourrait être utilisée qu’auprès de professionnels de l’alimentation répondant à des critères environnementaux et éthiques (producteurs bio, coopératives etc.). Cela permettrait aux plus modestes d’avoir accès à une alimentation de meilleure qualité, de favoriser la relocalisation des productions, mais aussi d’encourager les agriculteurs bio et de mieux les rémunérer.

C. Les multinationales inégalement impliquées

Comment demander aux citoyens d’adopter un comportement exemplaire lorsque certaines entreprises émettent des quantités colossales de gaz à effet de serre et sont responsables de véritables désastres écologiques ? La recherche du profit conduit de nombreuses multinationales à délocaliser leurs productions malgré les transports que cela implique, à forer dans des réserves naturelles, à avoir recours à une déforestation massive, notamment en Amazonie. Or de nombreux obstacles empêchent les restrictions et les lois pour empêcher ces désastres écologiques, ce qui contribue à rendre socialement inacceptable les injonctions à l’éco-citoyenneté. Depuis 2015, la transposition de la directive européenne 2012/27/UE relative à l’efficacité énergétique dans la loi française a rendu obligatoire la réalisation d’audits énergétiques pour les entreprises de plus de 250 salariés ou dont le chiffre d’affaires annuel est supérieur à 200 millions d’euros. Et le bilan n’est pas satisfaisant. Si les données rendues publiques sont incomplètes, elles ont néanmoins permis à l’Observatoire des Multinationales d’inclure des informations sur les émissions des entreprises du CAC40 dans l’édition 2020 de leur bilan annuel intitulé « CAC40 : le véritable bilan annuel ». Selon ce rapport, les groupes du CAC40 ont émis directement et indirectement environ 1,6 milliard de tonnes de CO2 dans l’atmosphère en 2019, ce qui représente environ 5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Si les émissions du CAC40 ont baissé de 1,16 % entre 2018 et 2019, et de 3,13 % depuis 2017, cette baisse repose exclusivement sur une entreprise, qui a vendu ses actifs liés au charbon. Sans elle, les émissions des entreprises du CAC40 sont en hausse de 2,6 % depuis 2017. Depuis l’Accord de Paris, seul un tiers des entreprises du CAC40 ont effectivement réduit leurs émissions de gaz à effet de serre. Malheureusement, trop peu de contraintes pèsent sur les entreprises pour les amener à réduire leurs émissions. Le marché carbone européen, ce système d’échange de quotas d’émissions de CO2 est à ce titre très controversé. Les entreprises obtiennent des « droits à polluer » qu’elles peuvent soit utiliser, soit revendre. Si ce dispositif visait à l’origine à limiter les émissions de gaz à effet de serre des entreprises, il fait l’objet de nombreux dysfonctionnements et a été largement critiqué ces dernières années. D’une part, une grande partie des quotas d’émission était attribuée gratuitement, ce qui limitait forcément le résultat escompté. D’autre part, les prix du carbone sont flexibles et descendent parfois sous des niveaux dérisoires qui n’encouragent pas les entreprises à réduire leurs émissions. En 2020, l’offre de quotas d’émissions était toujours supérieure à la demande, rendant le marché carbone inefficace. Si les réformes du marché carbone inclues dans le paquet climat de la Commission européenne prévoient de faire diminuer les quotas gratuits plus rapidement à partir de 2026, ces derniers ne seront pas supprimés comme le souhaiteraient les ONG. Un autre exemple de problème est le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE). Cet instrument, présent dans de nombreux accords de libre-échange, permet aux entreprises d’attaquer un État devant un tribunal arbitral international. Le débat sur la légitimité du RDIE a notamment été relancé dans le cadre de l’adoption du CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement), traité de libre-échange entre l’Union Européenne et le Canada. Le principe est le suivant : on considère qu’une entreprise qui investit dans un pays autre que le sien s’expose à un risque juridique car le pays hôte peut prendre des décisions nuisant à son activité ou ne pas,respecter certains engagements envers elle. Afin d’attirer les investisseurs, certains pays acceptent de mettre en place un dispositif pour régler de façon impartiale les différends éventuels entre ces investisseurs et les États qui les accueillent. Cependant, si les entreprises qui mènent des activités potentiellement néfastes pour l’intérêt général courent un risque, elles préfèreront peut-être éviter d’investir dans ce domaine. À l’inverse, certains États souhaitant légiférer sur un domaine tel que l’environnement peuvent se retrouver poursuivis par des investisseurs. Selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) l’État a obtenu gain de cause dans seulement 36 % des cas . Ce mécanisme décourage évidemment l’adoption de lois en faveur de l’environnement. Réforme du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE)
  • Source : https://uncitral.un.org/fr
« C’est notamment le cas de la France, qui a assoupli ses lois de protection du climat visant à réduire la production de gaz naturel et de pétrole à la suite d’une menace de poursuite judiciaire de la société canadienne Vermilion. L’entreprise Uniper prépare actuellement une action en justice contre les Pays-Bas qui ont planifié l’abandon du charbon. Et depuis 2012, Vattenfall poursuit l’Allemagne pour son retrait progressif du nucléaire, avec des indemnités et des frais juridiques s’élevant à plus de 6 milliards d’euros ».
La Commission européenne souhaite mettre en place sa propre Cour multilatérale d’investissement (MIC) mais cette initiative est critiquée car elle reproduirait les mêmes lacunes. L’un des autres obstacles majeurs au passage de lois environnementales contraignantes pour les entreprises est l’importance du lobbying. Certaines entreprises déploient des moyens colossaux pour s’assurer que leurs intérêts soient défendus, ce qui retarde souvent considérablement le passage de lois ambitieuses. À Bruxelles par exemple, les entreprises sont surreprésentées par rapport aux associations, ONG ou think-tank. Des ONG de surveillance des lobbies ont montré que 75 % des réunions de lobbying auxquelles participent des commissaires européens et des fonctionnaires de haut niveau de la Commission concernent des rencontres avec des lobbyistes représentant le « big business » . Les secteurs les plus représentés sont ceux de la finance, de l’énergie, de la chimie, de la pharmacie. Les moyens financiers de ces grandes entreprises et multinationales sont nettement plus importants que ceux des ONG et des associations représentant l’intérêt général. Enfin, de nombreuses entreprises utilisent le greenwashing. Cela créé une confusion générale qui peut vite devenir insupportable pour les militants écologistes.
« Et Total ? La compagnie pétrolière s’est attachée à se construire une image d’entreprise engagée pour le climat. Le groupe français a fait plusieurs acquisitions dans des secteurs liés à la transition énergétique. Il a publié en 2016 une « stratégie climat » censée démontrer qu’il pouvait poursuivre ses activités dans les hydrocarbures tout en restant sur une trajectoire compatible avec les objectifs de l’Accord de Paris. Un tel tour de passe-passe ne pouvait faire illusion qu’au prix de quelques manipulations, comme la promotion du gaz (et notamment du gaz de schiste) comme énergie « bas carbone », ou encore l’hypothèse implicite d’un déploiement massif, dans l’avenir, de technologies de « capture et stockage du carbone » pour retirer le CO2 émis par Total de l’atmosphère. Or ces technologies n’existent pas aujourd’hui, et beaucoup pensent qu’elles ne seront jamais viables. Dans le même temps, Total a continué à ouvrir de nouveaux gisements de pétrole et de gaz partout dans le monde, de l’Arctique au Brésil ».
Ainsi, de nombreux leviers pourraient être mis en place pour s’assurer que les grosses entreprises agissent dans le bon sens et au rythme souhaitable, ce qui rendrait beaucoup plus acceptable socialement le fait d’imposer des lois qui se répercutent à l’échelle individuelle.

Conclusion

La transition écologique ne pourra donc se faire sans envisager la situation selon le prisme social. Nous avons vu que les inégalités environnementales sont nombreuses, frappant principalement les pays les plus pauvres, et à l’intérieur de ceux-ci, les classes populaires. Certaines lois, au lieu de les réduire, menacent d’aggraver les inégalités sociales, notamment en pesant sur le budget des plus modestes. Or la transition écologique ne pourra avoir lieu de cette manière, comme nous l’a si bien révélé la crise des Gilets Jaunes et les rapprochements entre mouvements pour le climat et pour la justice sociale. Nous avons aussi vu que l’écologie ne peut se réduire à une culpabilisation des citoyens et consommateurs, sans quoi nous n’avancerons jamais. Il est important d’assumer le fait que si les pratiques individuelles ont leur importance, elles ne suffiront pas à maintenir la planète en dessous de +2°C. L’État a un grand rôle à jouer, tout comme les entreprises qui ne devraient plus pouvoir agir en toute impunité. Les initiatives et propositions pour changer ce système destructeur se multiplient, et nous devons nous en saisir pour construire une autre société, à la fois plus respectueuse de la planète et plus égalitaire.

 

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