Le Monde, 18/10/05
par Nicole Vulser
« Les éléphants et les aigles ont pu dialoguer avec les souris. » C’est par cette étonnante métaphore que le représentant de la Jamaïque à l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) a salué, avant d’entonner une chanson de Bob Marley, la qualité des travaux qui ont permis, lundi 17 octobre, à Paris, l’adoption, en commission, du projet de convention sur la protection et la promotion de la diversité culturelle.
Pourtant, si les Etats-Unis peuvent aisement être comparés à un éléphant dans le domaine de la culture – 85 % des tickets de cinema vendus dans le monde profitent à un film hollywoodien -, c’est peu dire que ce nouveau texte a été voté contre leur avis.
Les Americains, qui avaient déposé 27 amendements pour tenter de vider le projet de sa substance, se sont retrouvés tres isolés, ne recevant que l’appui d’Israël – l’Australie et Kiribati se sont abstenus. Le Japon, le Rwanda et le Salvador ont mis de coté leurs reserves et au total 151 Etats sur les 191 membres de l’Unesco ont voté, souvent avec force et passion, en faveur de l’adoption du texte en l’état.
Pour contenir une affluence jamais vue dans un débat en commission, il a fallu déménager pour une salle plus grande. Une centaine d’intervenants dont 16 ministres, des représentants de groupes de pays (Union europeenne, « groupe de 77 », Caraïbe…) et quelques ONG (organisations non-gouvernementales) ont salué cette initiative.
« Sans pluralisme culturel, on etouffe » , a affirmé Gilberto Gil, le ministre brésilien de la culture. « C’est la garantie de la survie des cultures minoritaires » , a ajouté son homologue du Ghana. « Un veritable antidote à la mondialisation » , selon la Mauritanie. La Chine et la Russie ont apporté leur soutien massif à ce projet de convention. Il offre « un cadre cohérent, clair, équilibré » , selon Timothy Craddock, représentant de la Grande-Bretagne, qui s’exprimait au nom de l’Union européenne en ravalant par la même les réticences britanniques initiales.
L’adoption formelle de ce texte, prévue jeudi 20 octobre en séance plénière de la 33e conférence générale de l’Unesco, ne fait guere de doute : la marge de manoeuvre americaine est tres réduite en l’absence d’un droit de veto et la majorité des deux tiers de voix est acquise.
Les avancées du texte : « Ce texte est d’abord un acte politique. C’est la première fois que la communauté manifeste de facon aussi majoritaire une volonté de mettre un coup d’arrêt a une libéralisation sans frein » , souligne le Francais Jean Musitelli, membre du groupe d’experts internationaux qui a redigé la convention. Celle-ci constitue un progrès politique, commercial et juridique.
En vertu de ce droit enfin positif, « la nature spécifique des activités, biens et services culturels » est reconnue. Les Etats bénéficient d’un droit souverain à « conserver, adopter et mettre en oeuvre les politiques et mesures qu’ils jugent appropriées » pour la diversité culturelle. Chaque pays pourra financer, par des aides publiques ou des mesures règlementaires, le cinema, les arts plastiques ou la musique.
C’est incontestablement une grande victoire pour les initiateurs du projet – les Canadiens et les Francais -, qui ont su le mener à bien en un temps record, un peu plus de deux ans. Jacques Chirac en avait fait un combat personnel, relayé par le ministre de la culture Renaud Donnedieu de Vabres, qui a multiplié les initiatives pour convaincre ses homologues et la société civile.
Pour contrer les Etats-Unis dans les négociations commerciales, l’article 20 affirme que ce nouveau droit aura la meme valeur juridique que les autres instruments existants (Organisation mondiale du commerce, traites bilateraux). « Un pays aura le droit de refuser l’ouverture de son marche audiovisuel et cinematographique dans le cadre de negociations commerciales internationales » , précise-t-on dans l’entourage de M. Donnedieu de Vabres. « Pour la première fois, des pays vulnérables disposeront d’un levier pour résister », ajoute M. Musitelli.
Les limites du texte : il s’agit d’un compromis, donc les positions les plus radicales ont été gommées. Selon Hélène Fabri Ruiz, professeur de droit international à l’université Paris-I et experte pour la France dans ce dossier, la convention est » faiblement contraignante » en termes de moyens. « Le fonds de coopération mis en place -pour les pays en voie de developpement- dépend des contributions volontaires de chaque pays, qui sont déjà sollicités de toute part », ajoute-t-elle.
Contrairement aux engagements pris a l’OMC – où il existe de réelles contraintes règlementaires en cas de libéralisation d’un secteur -, la convention est laxiste. La mise en chantier du fameux article 20 sera inévitablement délicate.
Pour entrer en vigueur, la convention devra être ratifiée par trente pays au moins. Les Etats-Unis essaieront de bloquer ce processus. « On est dans une logique de rapport de forces juridique et politique » , admet M. Musitelli. Plus elle sera ratifiée par un grand nombre de pays, plus la convention aura un poids important.
Techniquement, cette ratification peut, selon les pays, passer par un simple décret pris en conseil des ministres mais, la plupart du temps, le parlement doit voter. Ce qui peut prendre beaucoup de temps. Or le temps est d’autant plus précieux que les Etats-Unis profitent de chaque instant pour boucler le maximum d’accords bilateraux avec des pays « fragiles », qui ne disposent pas d’industries culturelles fortes.