Réputées peu coûteuses et faciles à mettre en œuvre, les solutions fondées sur la nature (SfN)1 sont mises en avant pour lutter contre les effets du changement climatique, dont l’érosion côtière. Mais rares sont les travaux qui font la démonstration de leur pertinence globale, écologique, technique, financière… . L’enseignante-chercheuse Virginie Duvat livre pour Diagonal les principaux enseignements du projet de recherche ADAPTOM qui évalue la mise en œuvre de SfN en Outre-mer.
Pour la seconde fois, les Solutions fondées sur la Nature font l’objet d’un appel à projets porté par le ministère de la Transition écologique et de la cohésion des territoires (MTECT), pour la gestion des risques littoraux. Avec cette nouvelle édition, le ministère veut s’attaquer aux incertitudes qui pèsent encore sur l’efficacité de telles solutions, ici pour lutter contre l’érosion côtière. Et il souhaite s’inspirer du projet de recherche ADAPTOM – qui évalue la mise en œuvre de SfN dans les territoires insulaires tropicaux habités d’outre-mer – pour élaborer une méthodologie d’évaluation des SfN sur le littoral métropolitain. Virginie Duvat, professeure de géographie à La Rochelle Université, chercheuse au laboratoire LIENSs et coordinatrice du projet ADAPTOM, en livre pour Diagonal les principaux enseignements.
Du 30 avril au 30 septembre 2024 : Un appel à projets pour une meilleure évaluation des SfN
Avec l’appel à projets “Des solutions fondées sur la nature pour adapter les territoires côtiers à l’érosion”, le ministère en charge de la transition écologique prévoit l’élaboration d’une méthode pour évaluer les projets de SfN. Il s’agit de dépasser le simple suivi technique et scientifique des projets, comme ce fut le cas pour la précédente édition (2019-2023) intitulée “Des solutions fondées sur la nature pour des territoires littoraux résilients”. Prévue pour être construite avec l’ensemble des porteurs de projets et l’appui d’une autorité scientifique, cette démarche s’apparente à celle menée par Virginie Duvat dans le cadre du projet ADAPTOM.
Pour en savoir plus sur l’appel à projets “Des solutions fondées sur la nature pour adapter les territoires côtiers à l’érosion” : Lire 3 questions à Simon Vidal, responsable du bureau de la gestion des espaces maritimes et littoraux au MTECT
Quels types de SfN avez-vous étudiés dans le cadre d’ADAPTOM ?
Les projets que j’ai étudiés dans les territoires d’outre-mer tropicaux insulaires concernent surtout la restauration d’écosystèmes, principalement de mangroves et de végétation indigène du littoral. Il s’agit donc de SfN “classiques”.
Nous avons aussi pu identifier des opérations hybrides, qui impliquent notamment du rechargement sédimentaire de plage, associé à du dragage de port (Saint-Gilles, La Réunion), ou à l’implantation d’un brise-lame sous-marin pour éviter les fuites sédimentaires responsables de l’érosion d’une plage (Ile de Moorea, Polynésie Française).
Pour en savoir plus :
Capsule vidéo du projet Réciprocité de restauration de la mangrove en Martinique
Capsule vidéo du projet CARIB-COAST de revégétalisation des plages en Guadeloupe
Il existe donc des SfN “pures” et des SfN “hybrides” ?
Je ne pense pas qu’il faille ainsi catégoriser les SfN. Il me semble plus intéressant de les penser sous forme de gradient. Au sein même des SfN, il y a toute une gamme d’actions allant de la protection des écosystèmes existants à la création de toute pièce d’un nouvel écosystème. Plus on accroît le degré d’intervention anthropique, plus les solutions sont hybrides. Et l’hybridation se développe pour optimiser l’efficacité des actions.
Avez-vous réussi à mesurer l’efficacité des SfN en outre-mer ?
Souvent, lorsqu’on cherche à déterminer l’efficacité d’une SfN, par exemple dans le cas de la restauration d’une mangrove, on évalue le taux de survie et le taux de croissance des plants… C’est un premier pas, mais ces éléments ne nous disent pas si la SfN est efficace pour réduire l’érosion côtière.
Aujourd’hui, et y compris sur les projets de SfN ayant le plus fort potentiel de réduction du risque d’érosion côtière, cette capacité de réduction du risque n’est justement pas ou pas bien évaluée. Cela s’explique peut-être par la prédominance des acteurs provenant du champ de l’écologie dans le portage des SfN, et par le manque d’implication de géomorphologues pouvant apporter un appui sur la détermination des indicateurs d’efficacité technique. Des progrès qui vont dans ce sens s’observent aux Antilles, où le BRGM apporte son appui à l’Office national des forêts pour mesurer la captation de sédiments sur des sites ayant fait l’objet de restauration végétale.
Quels éléments avez-vous pu évaluer ?
Lorsqu’on cherche des solutions à l’érosion côtière, le réflexe est trop souvent de se concentrer sur l’efficacité technique à réduire le risque. Mais aujourd’hui, la bonne conception technique ne suffit pas à garantir la réussite d’un projet de SfN.
Pour qu’une solution puisse être mise en œuvre avec succès et donner des résultats probants, il est important d’intégrer d’autres aspects, comme les conditions favorisant son déploiement et son succès, qui dépendent de divers paramètres. L’un d’eux est le contexte territorial.
La gouvernance est aussi très importante. Elle peut être source d’échec lorsque les porteurs de projets de SfN, faute de légitimité, ne parviennent pas à embarquer avec eux l’ensemble des parties prenantes concernées.
L’acceptabilité sociale compte aussi, et j’ai pu constater des cas de vandalisme ou de vol de matériaux nuisant à la mise en œuvre de SfN.
C’est avec une grille d’analyse aussi large que celle-là qu’on peut mesurer le potentiel adaptatif d’un projet de SfN, ce qui suppose une approche interdisciplinaire multicritères. Il est important de s’interroger sur ce qui va permettre de soutenir la mise en œuvre et le succès de la SfN, sans se cantonner à son efficacité technique.
Cette évaluation vous a-t-elle permis de confirmer ou d’infirmer certaines idées reçues sur les SfN ?
On dit souvent que les SfN sont peu coûteuses. Dans les îles tropicales, on estime qu’elles sont 2 à 5 fois moins chères que l’ingénierie côtière. Mais ce calcul concerne uniquement la phase de mise en œuvre ! Les SfN requièrent, en amont, des études qui ne sont en général pas prises en compte dans les calculs de coût.
En aval, elles demandent de mobiliser du personnel pour la maintenance. Quand elles impliquent une opération technique (comme du rechargement en sable), il faut en général la réitérer tous les 3 à 5 ans. Ces différents coûts sont le plus souvent oubliés ou sous-estimés, ce qui nuit à l’opérationnalisation financière de certains projets de SfN.
Enfin, on considère que les SfN sont nécessairement des “solutions sans regrets” car à bénéfices multiples : elles permettent d’accroître les ressources (notamment pour la pêche lorsqu’on restaure la mangrove), elles peuvent servir les intérêts de l’industrie touristique et le bien-être des habitants (par exemple, en cas de rechargement sédimentaire d’une plage).
Mais dans les cas d’échec, les SfN sont justement “à regrets”. À Mayotte comme à Wallis et Futuna, il existe des exemples malheureux. Le manque de connaissances, le défaut de légitimité ou de capacité du porteur de projet, ou le refus de la SfN par la population, ont condamné la mise en œuvre de la SfN ou ses résultats. Dans de tels cas, il existe un risque de démotivation de la population et une perte de crédibilité du porteur.
Tous les acteurs ne peuvent pas se lancer sans l’accompagnement nécessaire dans la mise en œuvre de SfN.
Face à ces incertitudes persistantes, comment favoriser le passage aux SfN ?
Il est toujours difficile de changer les pratiques. Tous les acteurs sont impliqués dans des dépendances au sentier2. Par exemple, parce que l’on sait faire de l’ingénierie technique, on se tourne naturellement vers elle. Or, on sait aujourd’hui que cette manière de procéder est maladaptative : elle génère une augmentation du risque sur le long terme.
S’adapter aux pressions climatiques, ce n’est pas résister, c’est prendre acte de ces pressions et repenser la manière dont on aménage et dont on vit nos territoires. Il faut voir cette bifurcation comme un défi à relever dès maintenant !
Si on se demande quel est le littoral que l’on désire pour demain, la réponse ne sera pas celle d’un littoral fixé par des digues et ainsi rendu inaccessible. Il s’agira d’un littoral à forte valeur paysagère, où l’on peut se rendre librement pour pratiquer différentes activités…
Les SfN offrent cette opportunité de recréer un littoral désirable demain et pour tous.
En revanche, les SfN ne sont pas possibles partout. Pour prendre un exemple, j’habite à la Rochelle. Sur une partie du linéaire côtier, le bâti est dense et il a quasiment les pieds dans l’eau. Déployer une SfN demande de la place, de reconstituer une zone tampon en avant du bâti. Dans certains cas, la configuration des sites ne le permet pas.
La méthode d’évaluation ADAPTOM
Le projet ADAPTOM, co-financé par la Fondation de France, répond à l’appel à projet 2022-2024 sur “les futurs du monde littoral et de la mer”. Il vise à évaluer le potentiel des SfN pour réduire les risques côtiers et favoriser l’adaptation au changement climatique dans les territoires d’outre-mer insulaires français. Une grande partie du projet a consisté en la construction d’une grille d’évaluation des SfN à partir de deux démarches complémentaires : l’analyse de l’existant dont le standard mondial de l’UICN et l’analyse des besoins des acteurs des Outre-mer. La méthode d’évaluation ADAPTOM comporte 8 grands critères (contexte, gouvernance, financement, acceptabilité sociale, efficacité, suivi, externalités, contribution plus large à l’adaptation du territoire) recouvrant 30 indicateurs.
À ce jour, elle a été appliquée à 26 projets de SfN côtières, dont 10 dans la Caraïbe (7 en Guadeloupe et 3 en Martinique), 11 dans le Pacifique (6 en Polynésie française et 5 en Nouvelle-Calédonie) et 5 à La Réunion. Aujourd’hui, cette méthode, dont la pertinence a été éprouvée face à la rugosité du terrain, va être appliquée aux îles du sud-ouest de l’océan Indien dans le cadre du projet ADAPTNAT soutenu par l’Agence française de développement. Parce que cette méthode est générique, elle pourrait tout à fait être appliquée aux littoraux de la France hexagonale.
Comment déterminer le bon équilibre entre SfN et solutions techniques lourdes ?
L’articulation entre SfN et ingénierie côtière est d’abord à penser dans l’espace. On peut recréer des espaces naturels autour des digues par exemple. C’est le cas à Fidji dans le Pacifique, où le gouvernement privilégie aujourd’hui une nouvelle mesure, le nature based seawall – une solution hybride entre ingénierie et SfN. Ce type d’initiative permet de mieux intégrer les ouvrages au paysage, et d’éviter de trop artificialiser le tout en assurant une protection efficace dans des secteurs les plus exposés au risque.
Cette articulation est ensuite à penser dans le temps. À partir de 2040-2050, il va falloir reculer sur un certain nombre de côtes. Ce recul offrira une seconde chance aux SfN, à travers la possibilité de mettre en place des SfN “de deuxième génération”. Il faudra démolir et requalifier les espaces libérés des constructions. Cela va permettre de conduire des SfN ambitieuses y compris dans des zones actuellement urbanisées dans lesquelles elles sont inenvisageables aujourd’hui.
Construire des trajectoires d’adaptation du littoral au changement climatique nécessite donc de penser en termes de combinaisons de solutions, en intégrant l’espace et le temps. En gardant à l’esprit qu’il faudra faire évoluer les solutions au gré de l’augmentation des pressions climatiques.■
Propos recueillis par Naïla Tensi.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Naïla Tensi (5 juillet 2024). “Les SfN offrent la possibilité de recréer un littoral désirable demain et pour tous”. Revue Diagonal à l’adresse https://doi.org/10.58079/11y65
- L’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) définit les SfN comme l’ensemble des actions qui visent à protéger, gérer plus durablement, restaurer, ou recréer des écosystèmes pour adresser un défi sociétal, tout en apportant des bénéfices à la biodiversité et au bien être humain. ↩︎
- La dépendance au sentier est un concept d’économie et de sciences politiques selon lequel une fois un “sentier” d’action emprunté (ici le recours à l’ingénierie technique), il génère des dynamiques auto-renforçantes desquelles il est difficile de s’extraire. ↩︎