Le chercheur en sciences de la terre Aurélien Boutaud nous invite à questionner la lenteur de « l’écologie des petits pas » et de l’idéologie qui se cache derrière : le gradualisme. Après les climatosceptiques, les techno-solutionnistes, les gradualistes seraient-ils devenus des obstacles à l’urgente prise en compte du changement climatique ?
Le CO₂ nous tue à petit feu ? Ça tombe bien, les gradualistes ne sont pas pressés
Aurélien Boutaud, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
« Si l’on met en place trop vite des politiques environnementales ambitieuses, cela va créer un chaos social… Cela va aussi ruiner l’économie » Cette façon d’appréhender les défis environnementaux vous est peut-être familière. Elle a en fait un nom, il s’agit du gradualisme. Dans son dernier ouvrage Déclarer l’état d’urgence climatique (Éditions Rue de l’Échiquier), le docteur en Sciences de la Terre, Aurélien Boutaud ausculte cette idéologie venue du monde de l’économie, prend acte de sa popularité et dresse son bilan, avant d’appeler à changer de logiciel. Morceaux choisis.
Dans son dictionnaire du vocabulaire sur le climat, [l’économiste américain] Herb Simmens définit le gradualisme climatique comme « la pensée selon laquelle des actions progressives visant à enrayer le changement climatique sont adaptées, ou sont tout ce qu’il est possible de faire sur le plan politique et économique ». Il s’agit donc d’agir… mais, surtout, sans se presser. Comme l’ont montré Michael Hoexter ou Alyssa Battistoni, le gradualisme est inspiré des théories économiques néoclassiques, d’après lesquelles la dégradation du climat est la conséquence d’un défaut de fonctionnement du marché.
Comme chacun sait, ce dernier ne prend pas en compte les impacts négatifs des activités sur l’environnement, puisque le fait de polluer est généralement gratuit. La solution des économistes est donc simple : il suffit de pallier ce défaut en accordant un prix aux pollutions, par exemple en taxant les émissions de CO2 ou en allouant aux entreprises des droits à polluer qu’elles pourront s’échanger sur un marché de quotas carbone. Dans tous les cas, l’idée sous-jacente est que ce « signal prix » inciterait les acteurs économiques à réduire « progressivement » leurs émissions de gaz à effet de serre. La dimension graduelle de la démarche est explicite : il s’agit bel et bien de diluer les changements sur des décennies pour ne surtout pas brusquer le marché. Et encore moins les entreprises.
Dans les années 1990, les économistes ont élaboré des équations qui tendaient à conforter leurs propres certitudes. William Nordhaus a ainsi développé un modèle théorique qui prétend démontrer qu’il coûtera moins cher aux générations futures de s’adapter au changement climatique qu’aux générations présentes de lutter contre. Intitulé « DICE », ce modèle préconise une réduction modeste et progressive des émissions, qui mènerait à un « optimum » de réchauffement de… 4 °C ! Des chercheurs quelque peu malicieux ont d’ailleurs montré que, en visant un réchauffement de 12 °C, le modèle DICE prévoyait encore un bilan économique positif ! Nous voici donc rassurés : la vie sur Terre peut disparaître, puisque la croissance sera sauvée. Et les railleries des écologistes n’auront pas empêché cette démonstration à la gloire du gradualisme d’être saluée par la confrérie des économistes : en 2018, alors que le GIEC publiait son rapport le plus alarmant, la banque de Suède accordait le « prix Nobel d’économie » à… William Nordhaus : le pape du gradualisme climatique.
Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi notre newsletter thématique « Ici la Terre ». Abonnez-vous dès aujourd’hui.
Développement durable, transition : le gradualisme est partout…
Au milieu des années 1990, dans un contexte international dominé par le libéralisme économique et la mondialisation, les négociations sur le climat ont assez naturellement laissé la porte ouverte à cette approche gradualiste inspirée de l’économie de l’environnement. Ainsi, le groupe 3 du GIEC, chargé de travailler sur les réponses socio-économiques au changement climatique, a été rapidement noyauté par les gradualistes. Conséquence inévitable : les messages d’alerte du groupe 1, essentiellement constitué de climatologues, n’ont eu de cesse d’être relativisés par les préconisations rassurantes du groupe 3, largement composé d’économistes.
C’est dans cet état d’esprit gradualiste que, en 1997, lors de la signature du protocole de Kyoto, les pays émergents sont parvenus à s’extraire de tout engagement, limitant les objectifs de réduction des émissions aux pays les plus industrialisés. Sans surprise, ces derniers ne se sont alors engagés que sur une baisse très modeste d’environ 5 % de leurs émissions en l’espace de quinze ans. Sous la pression des États-Unis, ces objectifs chiffrés ont par ailleurs été conditionnés à la mise en place de procédures d’inspiration libérale, caractérisées par l’attribution de quotas nationaux offerts aux entreprises les plus polluantes, et pouvant faire l’objet d’échanges sur un marché du carbone. Comme le souligne Alyssa Battistoni, les économistes néoclassiques sont ainsi parvenus à imposer dans l’agenda politique l’idée d’un changement incrémental et progressif, tout en atténuant le message alarmant des scientifiques.
Bien entendu, le cadre d’action international n’est pas le seul à être déterminant : à l’échelle nationale ou locale, de nombreux leviers ont été utilisés afin de réduire les émissions au cours des années 2000 et 2010. Que ce soit au nom du développement durable ou de la transition écologique, les stratégies nationales et autres plans climat territoriaux mobilisent aujourd’hui encore une pluralité d’outils qui vont bien au-delà des mesures économiques décrites ci-dessus. Mais bon gré mal gré, comme le remarque Margaret Klein Salamon, la fondatrice de The Climate Mobilization (TCM), même le mouvement environnementaliste et les partis les plus progressistes « se sont laissés engluer dans le gradualisme ».
Avec parfois la meilleure volonté du monde, ils se sont convaincus qu’ils apportaient leur modeste pierre à un édifice dont, en réalité, les fondations continuaient à être sabordées par l’industrie fossile et ses alliés. Durant ces années 2000 et 2010, l’idée la plus largement partagée consistait à penser que le changement était trop important pour être opéré rapidement : il fallait prendre son temps, voir loin (à l’horizon 2050 et au-delà), infléchir progressivement les décisions, modifier pas à pas les comportements, ne surtout pas contraindre ou interdire, être toujours positif, incitatif, et même ludique…
… et son bilan est catastrophique
Après presque trente ans de politiques climatiques sous influence gradualiste, le bilan de cette stratégie est catastrophique. Les engagements internationaux pris en 1997 dans le cadre du protocole de Kyoto avaient pour référence l’année 1990. Depuis cette date, les émissions annuelles de CO2, qui représentent la grande majorité des émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine, ont augmenté de 14 milliards de tonnes, soit une progression de 62 %. Cela équivaut à un accroissement moyen des émissions de près de 0,5 milliard de tonnes de CO2 chaque année. En volume annuel, cette croissance est même supérieure à celle connue durant les trente années précédentes (0,43 milliard de tonnes par an). Cela revient à dire que, non seulement les émissions n’ont pas baissé, mais elles ont continué de croître, et dans des volumes encore plus soutenus. Comme le montre le graphique ci-après, avec ou sans politique gradualiste, le résultat est à peu près le même !
Face à ce constat effarant, les gradualistes s’accrochent à quelques maigres signaux positifs, supposés annoncer de plus grands changements. Ils aiment également rappeler que, tout compte fait, les politiques qu’ils préconisent n’ont été sérieusement appliquées que dans une poignée de pays parmi les plus riches. Mais le bilan de ces derniers est-il pour autant plus positif ? Les pionniers du protocole de Kyoto et les soi-disant leaders de la transition sont-ils au moins parvenus à baisser leurs émissions de gaz à effet de serre de manière significative ?
L’exemple de la France permet de répondre à cette question. En réduisant ses émissions territoriales, la France fait en effet partie des bons élèves. Mais cette baisse est beaucoup trop modeste : elle atteint à peine les 20 % en trente ans. À un tel rythme, la neutralité carbone n’adviendrait pas avant le XXIIème siècle ! Surtout, ces gains sont très largement factices, puisqu’ils s’expliquent en grande partie par la délocalisation de certaines industries parmi les plus polluantes.
En réintégrant les émissions incorporées dans les importations françaises, on constate que l’empreinte carbone de la France est restée désespérément stable et s’élève aujourd’hui à un niveau identique à celui de la fin des années 1990 : environ 650 millions de tonnes équivalent CO₂, soit près de dix tonnes par habitant et par an. En presque trente ans de politiques gradualistes, nous n’avons même pas commencé à réduire le contenu carbone de ce que nous consommons. Or pour atteindre la neutralité carbone, nous devrions à présent diviser en quelques années cette empreinte par un facteur 5 à 8. Comment comptons-nous le faire ? En conservant les mêmes recettes gradualistes ?
Aurélien Boutaud, Chercheur associé à l’UMR 5600 EVS, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
A quoi servent les limites planétaires ?
Drôle de limites que les limites planétaires. On vous en parle généralement pour vous annoncer qu’on les a dépassées. Elles sont au nombre de neuf et nous permettent de penser la crise environnementale au-delà du seul changement climatique. Car elles fixent divers seuils au-dessus desquels les conditions de la vie sur terre sont sérieusement menacées. Mais quelles sont ces limites ? Comment les mesure-t-on ? Qu’est-ce que ce cadre de pensée permet ? Les limites planétaires ont-elles elles aussi des limites ? Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les limites planétaires sans oser le demander, c’est justement le thème du webinaire proposé par The Conversation France avec les chercheurs Natacha Gondran (Mines Saint Étienne) et Aurélien Boutaud (Unité de Recherche Mixte UMR 5600 « Environnement, Villes et Sociétés »). Un évènement en partenariat avec AFP Audio.