Face à l’urgence écologique et aux enjeux sanitaires, la transition agricole et alimentaire, donc de l’élevage, est indispensable mais s’avère complexe. Cette note de La Fabrique Ecologique s’attelle à réconcilier le besoin de protéger les prairies permanentes, pour les services écosystémiques qu’elles rendent et la nécessité de réduire notre consommation de protéines animales et la place de l’élevage dans notre production agricole. La présente note « Les prairies et l’élevage des ruminants au cœur de la transition agricole et alimentaire », issue du groupe de travail présidé par François Demarcq. propose plusieurs recommandations pour parvenir à la transition agricole et alimentaire.
Depuis la note publiée en mars 2022, cette version définitive, à l’issue de la co-construction citoyenne, intègre des ajouts sur la place que doit tenir le méthane – gaz à effet de serre puissant exhalé par les ruminants – dans les stratégies de lutte contre le changement climatique ; et sur la question de la résilience de l’élevage face aux sécheresses et canicules qui vont se multiplier avec le changement climatique. Face à l’urgence écologique et aux enjeux sanitaires, la transition agricole et alimentaire est indispensable mais s’avère complexe. L’élevage y joue un rôle déterminant. Cette note s’attèle à résoudre la contradiction apparente entre :- le besoin de protéger les prairies permanentes, pour le stock important de carbone qu’elles abritent dans leurs sols et pour les services écosystémiques qu’elles rendent à l’agriculture et à la société ;
- la nécessité de réduire les émissions de méthane dues aux ruminants (environ 9 % des émissions de gaz à effet de serre de la France) et notre consommation de protéines animales (pour suivre les recommandations de santé publique), ce qui passe par la réduction de la place de l’élevage dans notre production agricole.
Synthèse
La construction d’une vision holistique des prairies et de l’élevage des ruminants, qui intègre les impératifs de lutte contre l’effet de serre et de préservation de la biodiversité, les enjeux de santé humaine comme ceux spécifiques au monde agricole (difficulté des éleveurs à vivre de leur travail, déficit d’attractivité de leur métier à l’heure de la relève des générations) et à l’avenir des territoires ruraux, confère à ce domaine particulier une valeur exemplaire dans la recherche d’un nouveau modèle agricole et alimentaire. La production animale consomme une grande partie de la production végétale, partout dans le Monde. En France, un redimensionnement (– 30 à – 50 %) et un recentrage de l’élevage des ruminants sur les prairies permanentes, avec un complément alimentaire limité apporté notamment par des prairies temporaires plus riches en légumineuses (« retour à l’herbe »), permettrait de « libérer » de 3 à 5 millions d’hectares de terres arables, qui nourrissent aujourd’hui les ruminants et sont consacrées principalement au maïs ensilage, au colza (pour les tourteaux) et aux céréales. La viande de bœuf serait alors largement issue d’un élevage laitier (vaches de réforme, génisses et jeunes mâles), impliquant des croisements avec des races à viande ou le recours à des races mixtes ou « légères » supportant un engraissement à l’herbe, produisant lait et viande de qualité et si possible plus adaptées aux fortes chaleurs. Une telle production serait valorisée économiquement, au profit des éleveurs, par une politique rigoureuse de labellisation, dans un contexte de réduction de consommation permettant de sauvegarder le pouvoir d’achat des consommateurs. L’élevage des ruminants cesserait de faire appel à des protéines (tourteaux de soja) contribuant à la « déforestation importée ». La sécurité et la souveraineté alimentaires de notre pays en sortiraient renforcées, comme sa résilience face aux sécheresses. La réduction du cheptel bovin, d’ores et déjà en marche (- 1,5 % par an en tendance), doit être assumée et accompagnée de manière spécifique, plutôt que subie, pour éviter la « casse sociale » et s’assurer qu’elle ne porte pas préférentiellement sur la production laitière.Propositions
- Agir sur la demande en introduisant un nouveau référentiel et une mention spéciale “élevage à l’herbe” adossée aux signes et labels de qualité pour les produits de l’élevage des ruminants, et en promouvant le “moins mais mieux” dans la consommation de produits animaux, par l’information et la formation sur les recommandations de santé publique, la régulation rigoureuse de la publicité et les exigences sur la restauration collective.
- Impliquer davantage les collectivités territoriales sur la transition de l’élevage de ruminants et son retour à l’herbe : (i) les intercommunalités devraient intégrer aux plans climat-air-énergie territoriaux (PCAET) et aux projets alimentaires territoriaux (PAT), ainsi qu’à leurs décisions d’aménagement et de lutte contre l’artificialisation des sols, la préservation des prairies permanentes et l’objectif de redimensionnement et de recentrage de l’élevage des ruminants, et promouvoir des filières locales de produits de qualité reconnue issus d’un élevage « à l’herbe », appuyées notamment sur l’approvisionnement de la restauration collective ; (ii) les régions devraient réunir des conférences régionales sur cette thématique puis financer des investissements et des actions de conseil, de coopération et de promotion de ces produits (2ème pilier de la PAC et crédits régionaux).
- Orienter l’offre et accompagner socialement les éleveurs dans le redimensionnement et le recentrage de leur activité, en mobilisant des financements innovants vers des projets de limitation du cheptel associés à des actions de réduction de la demande, via de nouvelles “méthodes” du label bas-carbone, et en développant les paiements pour services environnementaux (PSE) pour protéger les prairies permanentes, tout en prévoyant la révision à mi-parcours du Plan stratégique national (PSN) d’application de la PAC 2023- 2027.
Sommaire
Introduction I. Les prairies et l’élevage des ruminants face à des enjeux multiples- I. Les prairies et l’élevage des ruminants dans notre agriculture
- II. Agriculture, prairies, élevage et alimentation au défi de l’atténuation du changement climatique
- A. Une forte contribution de l’agriculture et de l’élevage dans les émissions françaises de GES
- B. Le stock de carbone des sols : un capital précieux
- 1) Les “pratiques stockantes”
- 2) Les changements d’affectation des sols
- C. Une empreinte carbone très dépendante des choix alimentaires
- D. La SNBC : un traitement de l’élevage à affiner
- E. Premières conclusions
- III. Les prairies et l’élevage en interaction avec leur environnement et la biodiversité
- A. Les prairies à l’origine de services écosystémiques variés :
- 1) Les prairies permanentes
- 2) Les prairies temporaires
- 3) Biodiversité et services écosystémiques fournis par les prairies
- 4) Prairies pâturées ou nature « sauvage » ?
- B. Consommation d’espace : l’élevage en concurrence avec les productions alimentaires végétales
- C. Impacts de l’élevage sur la ressource en eau.
- D. Impacts du changement climatique sur l’élevage
- E. Prairies, élevage et produits chimiques
- F. Elevage et pollution de l’air
- G. Avenir des territoires, revenus et pouvoir d’achat : des préoccupations socio-économiques déterminantes
- A. Les prairies à l’origine de services écosystémiques variés :
- IV. Consommations alimentaires, modes d’élevage et santé
- A. Réduire la consommation de produits animaux pour la santé
- 1) Pratiques alimentaires : un impact fort sur la santé
- 2) Produits animaux et enjeux de santé
- 3) Des consommations alimentaires loin des recommandations de santé publique
- B. Améliorer la teneur en oméga 3 et anti-oxydants des aliments d’origine animale
- 1) L’alimentation à l’herbe des ruminants, ou comment augmenter les teneurs en oméga-3 et en antioxydants des produits animaux
- 2) La difficile traçabilité des produits animaux mis en marché
- C. Conclusion : conjuguer santé et environnement pour concevoir l’élevage de demain
- A. Réduire la consommation de produits animaux pour la santé
- I. La « vision » d’un élevage redimensionné et réorienté au service des impératifs climatique, de biodiversité et de santé publique.
- A. Le développement nécessaire d’une vision systémique
- B. Les scénarios existants
- C. Les orientations proposées
- D. Les déclinaisons régionales
- II. De la « vision » aux politiques publiques : les propositions.
- A. Labelliser l’élevage « à l’herbe » pour consommer « moins mais mieux »
- B. Des instruments économiques pour accompagner les éleveurs dans la transition
- 1) PAC : une occasion manquée
- 2) Des financements innovants pour la préservation des prairies et la transition de l’élevage
- C. Assurer une meilleure intégration des politiques et inventer une nouvelle gouvernance territoriale
- 1) Assurer une concurrence internationale « à armes égales »
- 2) Stratégie française pour l’énergie et le climat : assurer la cohérence des politiques nationales
- 3) Des régions et des territoires acteurs d’une nouvelle gouvernance locale
- 4) Pour une politique de recherche ambitieuse et réorientée
- Annexe 1 Prairies : de quoi parle-t-on ?
- Annexe 2 Prairies et ressources fourragères
- Annexe 3 Répartition géographique du cheptel de vaches en France
- Annexe 4 Méthane : quelle métrique et quelle place dans les stratégies de réduction des émissions ?
- Annexe 5 Les émissions brutes de GES par les élevages de bovins
- Annexe 6 Emissions mondiales de GES de l’agriculture et du système alimentaire
- Annexe 7 La stratégie nationale bas-carbone (SNBC)
- Annexe 8 Consommations d’eau et élevage
- Annexe 9 Pollutions de l’eau et de l’air liées à l’élevage
- Annexe 10 Différents scénarios et recommandations de santé publique pour une assiette plus durable et plus saine
- Annexe 11 Acides gras et microbiote intestinal
- Annexe 12 Effet des choix alimentaires et des filières de production sur la teneur en oméga-3 de notre alimentation
- Annexe 13 Comparaison des scénarios
- Annexe 14 Le scénario Afterres2050
- Annexe 15 Le cadre de la PAC 2023-2027
- Annexe 16 Le label bas carbone
Introduction
Les deux grands défis du 21ème siècle en matière d’écologie à l’échelle mondiale concernent le changement climatique et la perte de biodiversité. Les liens entre eux sont désormais fortement affirmés par les scientifiques mais ils sont perçus comme confus, s’ils ne sont pas ignorés, dans la conscience populaire et le débat politique. La lutte contre le changement climatique se décline aujourd’hui à la fois en termes d’atténuation (réduction des émissions de gaz à effet de serre [GES]) et d’adaptation. Les engagements pris sur le volet « atténuation » s’apprécient désormais en termes d’émissions « nettes » : le cadre politique commun mis en place par l’accord de Paris repose en effet sur le concept de « neutralité carbone », donc sur le solde entre les émissions « brutes » et l’absorption par les écosystèmes[[Ainsi que par le captage et le stockage géologique de CO2.]]. L’alimentation humaine a un impact de premier ordre sur le changement climatique. L’élevage, et particulièrement celui des ruminants (responsables d’importantes émissions entériques de méthane), tient une grande place dans les émissions de gaz à effet de serre ; il est également fortement consommateur de ressources (surfaces de prairies et terres agricoles cultivées pour complémenter leur alimentation[[2]][[Y compris, pour l’alimentation des pays riches, dans certains pays en développement, d’où nous importons des aliments pour le bétail (tourteaux de soja, etc.), et où les cultures se développent au détriment des forêts primaires (« déforestation importée »).]]) et, avec les monogastriques, il est générateur de pollutions « classiques » (nitrates dans l’eau, ammoniac dans l’air…). Par ailleurs, les recommandations de santé publique indiquent, dans les pays développés, pour prévenir les maladies chroniques, la nécessité de changer les régimes alimentaires, que ce soit en quantité (il faut absorber moins de calories et moins de protéines) ou dans la composition des assiettes, par une réduction de la consommation de viande, notamment de viande rouge, et l’augmentation de la part des aliments d’origine végétale. Dès lors, il serait tentant de conclure immédiatement qu’une réduction de l’élevage des bovins et de la consommation de leurs produits (lait, laitages et viande) doit être une composante essentielle des politiques publiques destinées à lutter contre le changement climatique et à améliorer la santé publique. La réduction des surfaces agricoles qui lui sont consacrées ouvrirait la voie à un redéploiement vers des cultures de végétaux à vocation alimentaire (ou même énergétique), dans des conditions possiblement moins intensives et plus respectueuses de l’environnement. Une partie de ces surfaces pourrait aussi être afforestée. Toutefois, les prairies utilisées par les animaux d’élevage représentent un stock naturel important de carbone dans les sols, qu’il convient de préserver et si possible d’accroître pour atteindre la « neutralité carbone ». Elles présentent par ailleurs une riche biodiversité, adaptée aux divers contextes écologiques, et contribuent à ce titre à la protection et à l’adaptabilité des écosystèmes locaux. Ces prairies peuvent donc contribuer significativement, à la fois à l’atténuation et à l’adaptation au changement climatique, ainsi qu’à la préservation de la biodiversité et des services écosystémiques. D’autres considérations conduisent également à faire preuve de discernement, en particulier dans les zones à handicaps naturels (montagne…) : (i) l’espace français est, depuis de nombreux siècles, fortement marqué par la présence des pâturages, et la réduction de leur surface depuis un siècle et demi (dans une compétition historique avec la forêt) conduit souvent à une « fermeture » des paysages qui suscite des réserves quant à son impact sur l’attractivité du monde rural et son développement (activités, tourisme, population, etc.) ; (ii) l’économie des régions de prairies (notamment en moyenne montagne) est fortement dépendante de l’élevage, celui-ci étant à l’origine d’emplois nettement plus nombreux que la forêt qui pourrait s’y substituer. C’est la contradiction apparente entre ces diverses considérations que la présente note tend à résoudre, pour la France (considérée dans son environnement communautaire et international), en s’appuyant sur les données scientifiques disponibles, afin d’objectiver les phénomènes à l’œuvre, d’identifier des “espaces de solutions” et de dégager des propositions d’action à court et moyen termes à destination des responsables politiques et des administrations, volontaristes mais « sans regret ». Compte tenu de la complexité de ces questions, la réflexion est concentrée sur l’avenir des prairies et de l’élevage de ruminants qui en dépend directement. L’ensemble de l’agriculture, et notamment l’élevage des monogastriques (porcs, volailles), ainsi que la forêt, ne seront évoqués que dans leurs rapports (de complémentarité ou de concurrence) avec ces derniers. Les prairies et l’élevage des ruminants au cœur de la transition agricole et alimentaire