En plein « phénomène IA », The Shift Project a choisi d’étudier une composante clé des infrastructures du numérique : la filière centre de données. Et, plus spécifiquement, la manière dont elle se construit en interaction avec l’intelligence artificielle, principal déterminant de ses dynamiques aujourd’hui. Le déploiement généralisé de l’IA – notamment générative – infléchit ces dynamiques déjà insoutenables. Ce nouveau rapport Shift Project éclaire les pistes à suivre pour réorienter vers la soutenabilité énergie-carbone nos choix technologiques, qui sont de véritables choix politiques, économiques et stratégiques.

Une trajectoire climatique insoutenable pour la filière centres de données
À l’horizon 2030, à l’échelle mondiale, les tendances actuelles pourraient mener la filière des centres de données à doubler ou quadrupler son empreinte carbone (en prenant en compte les impacts de production et de construction, qui pèse respectivement pour 75% et 25 % du total). En 2020, la filière émettait 250 MtCO2e/an. Dans moins de cinq ans, elle pourrait émettre jusqu’à 920 MtCO2e/an, soit l’équivalent de 2 fois les émissions annuelles de la France.
Concrètement, la filière centre de données pourrait contribuer 2 à 3 fois plus au dérèglement climatique qu’en 2020.
L’empreinte des centres de données augmentant à un rythme de + 9 %/an, chaque année sans prendre de mesure revient à accepter l’ajout de 50 MtCO2e annuelles aux émissions humaines, soit l’équivalent des émissions annuelles de l’élevage français.
Pour respecter un objectif de décarbonation de la filière de – 90 %, même avec la décarbonation la plus ambitieuse possible de leur électricité et de leur production, les centres de données ne peuvent pas dépasser le seuil de 1000 TWh de consommation annuelle. Les trajectoires de déploiement actuelles sont donc incompatibles avec la double contrainte carbone (dérèglement climatique et épuisement des énergies fossiles), quels que soient les progrès technologiques.

À l’échelle mondiale, la consommation d’électricité des centres de données en phase d’usage décolle
Contrairement à de nombreuses prévisions, la consommation électrique mondiale des centres de données est loin d’être endiguée par l’efficacité énergétique : l’explosion de l’offre de puissance informatique pourrait mener à une multiplication par 3 entre 2023 et 2030. Le phénomène IA générative est la cause principale de cette augmentation.
En 2024, plus de la moitié de la consommation mondiale d’électricité consommée par les centres de données est d’origine fossile, et leur demande future est de même nature : loin d’être des outils de décarbonation, ces infrastructures sont avant tout un problème supplémentaire à gérer.

L’Europe et la France : cas d’école de la double contrainte carbone
En Europe, les centres de données représentent déjà 2,5 % de la consommation totale d’électricité, avec une progression de 7 %/an. Elle pourrait doubler entre 2023 et 2030, et tripler à 2035.
Cette augmentation de consommation électrique n’est, à la connaissance du Shift Project, pas prise en compte dans les scénarios de planification énergétique. Elle pourrait donc hypothéquer la capacité de l’Europe à atteindre ses objectifs climatiques.
Par ailleurs, la répartition géographique de ces infrastructures n’est pas homogène : c’est au niveau local que les pressions se ressentent le plus. En Irlande, près de 20 % de la consommation nationale est captée par les centres de données, autant que toute l’industrie du pays. Là-bas comme à Amsterdam, des moratoires de fait se mettent en place devant l’ampleur de la demande des centres de données, qui dépasse les capacités du réseau électrique.
En France, les centres de données représentent environ 2 % de la consommation totale. Cette consommation pourrait quadrupler à 2035. En 2035, les centres de données pourraient représenter jusqu’à un quart du supplément d’électricité consommée par rapport à 2020. Cette consommation n’ayant pas été anticipée aujourd’hui, laisser la tendance actuelle se poursuivre et les annonces récentes se réaliser induit un réel risque de mise en danger de la transition énergétique, notamment pour les secteurs dont la décarbonation complète ne pourra passer que par l’électrification (chauffage, transports…).
Enfin, en plus de la pression sur les systèmes énergétiques, d’autres externalités doivent être prises en compte au niveau local. C’est le cas de la concurrence d’usage de l’électricité et de l’eau avec les secteurs (industriel et agricole par exemple), création d’emploi, attractivité économique, etc.

IA & climat : réorienter nos choix technologiques jusqu’à la compatibilité carbone
Le phénomène « IA générative » est le principal déterminant des dynamiques de la filière centres de données, de par sa grande intensité en calcul. C’est bien l’offre de calcul qui détermine la trajectoire aujourd’hui suivie par la filière.
De la phase d’entraînement à la phase d’utilisation, un modèle d’IA générative mobilise d’autant plus de ressources matérielles et informatiques qu’il est de grande taille, polyvalent, précis, qu’il a un grand nombre d’utilisations etc.
Malgré les efforts d’optimisation des acteurs de l’IA, cette empreinte a continué d’augmenter au cours des 10 dernières années : l’amélioration technologique ne suffisant pas, il est nécessaire de prioriser les cas d’usage.
L’IA, comme le numérique en général, est un catalyseur : elle accélère le système dans lequel on la place. La déployer de manière généralisée, c’est donc construire une IA qui sera tout autant fossile que l’économie dans laquelle on la place. Tout déploiement doit donc être conditionné à la vérification de sa compatibilité avec la contrainte carbone : trajectoire sectorielle ou territoriale, bilan carbone et objectifs climatiques d’une organisation…
Si la solution ne peut être déployée de manière à être compatible avec la double contrainte, alors elle doit être abandonnée, remplacée par des solutions sans IA, voire sans numérique, à l’impact moindre.

Les recommandations du Shift Project
Comment reprendre la main sur ces dynamiques ? Il y a trois grands objectifs à poursuivre :
- Anticiper : il est indispensable de recenser et suivre les sites, tout en dotant le secteur numérique et la filière centres de données d’une trajectoire carbone-énergie de référence, dans la SNBC3 et les autres exercices de planification aux niveaux français et européen. Le recensement doit être contraignant et son respect doit être contrôlé.
- Discerner : tout déploiement d’une solution d’IA doit s’accompagner d’une analyse de pertinence, notamment dans les organisations, afin d’identifier et de prioriser uniquement les applications compatibles avec les trajectoires climatiques des organisations.
- Réorienter : conditionner les déploiements des centres de données à leur compatibilité avec la trajectoire de référence du secteur, et abandonner les solutions d’IA ne pouvant être rendues compatibles avec la contrainte carbone grâce aux leviers de conception (optimisation et altération voire abandon de fonctionnalités) et de déploiement (restreint et ciblé plutôt que large et indifférencié).
Pour les atteindre, les parties prenantes des centres de données et de l’IA doivent simultanément mobiliser les quatre familles de leviers dont elles disposent :
- Mesure et transparence : assurer un suivi public de la filière et la transparence des services d’IA.
- Optimisation : limiter l’empreinte environnementale des solutions d’IA et des équipements associés et suivre les référentiels sur l’IA frugale.
- Réorganisation collective vers la sobriété : définir et faire respecter une trajectoire plafond de consommation électrique des centres de données.
- Formation & compétences : ne pas réorienter les ressources de formation et le débat public vers l’IA plutôt que vers la transition environnementale.