À travers l’émergence des ZAD, les militants renvoient généralement dos à dos écologie et capitalisme, présentés comme incompatibles. Mais si écologie et capitalisme sont incompatibles, comment « re-naturer » les humains ? Pour Claire-Isabelle Roquebert Chercheuse à l’Université de Rennes, le contexte de crise écologique nous invite à revoir radicalement le rapport entre les hommes et la nature.
Si écologie et capitalisme sont incompatibles, comment « re-naturer » les humains ?
Claire-Isabelle Roquebert« Des forêts, pas des faux rêves », ont inscrit les militants qui luttent contre le projet de l’A69 Toulouse-Castres à l’entrée de la nouvelle zone à défendre, la Cremzade, qu’ils ont créée le 21 octobre dernier, avant d’être délogés dès le lendemain. Ce jour-là, plusieurs milliers de personnes ont rejoint la grande mobilisation « Ramdam sur le macadam » pour réclamer l’arrêt des travaux. Écologie contre capitalisme, capitalisme contre écologie, une fois de plus.
Depuis 2022, six des neuf limites planétaires qui définissent un espace de développement sûr pour l’humanité sont dépassées, notamment le changement climatique et l’intégrité de la biosphère, contre trois en 2009. Face à ce constat, dans notre système capitaliste, quelle entreprise n’affirme pas participer à l’objectif de l’accord de Paris de maintenir nettement en dessous de 2 °C la hausse des températures mondiales d’ici 2100 ? Partout foisonnent des pratiques de développement durable dont l’engagement écologique constitue l’un des trois piliers (avec la dimension économique et la dimension sociale). Pourtant, la crise écologique continue de mettre à mal la légitimité du capitalisme et les initiatives pour y répondre ne suffisent pas à entériner les désastres.
Des initiatives comme les ZAD, ou des mouvements tels que les Soulèvements de la Terre, Extinction Rebellion, ou Attac s’indignent, se révoltent et luttent pour mettre en évidence l’antagonisme entre capitalisme et écologie. Mais quelle est la nature cet antagonisme ?
Une incompatibilité matérielle
Le capitalisme est décrit en 1999 par les sociologues français Luc Boltanski et Eve Chiapello comme un processus d’accumulation du capital dénué de justification propre, mais qui est toujours parvenu à se justifier et à mettre en place des pratiques « correctives » pour répondre aux critiques qui lui étaient adressé, et pour, in fine, qu’elles ne constituent plus un danger pour la légitimité et la longévité du capitalisme.
Comme le développe quelques années plus tard Eve Chiapello, la critique écologique apparaît d’une autre nature : elle interroge la capacité du système capitaliste à garantir l’avenir de l’humanité, à commencer par sa reproductibilité et dénonce le capitalisme comme potentiellement destructeur pour notre civilisation.
La question écologique invite effectivement à s’interroger sur les limites structurelles du capitalisme. En mettant en exergue le fait que les ressources naturelles sont limitées, la crise écologique pointe du doigt l’incompatibilité matérielle entre l’écologie et le capitalisme, un système d’accumulation sans limite.
La notion de « capitalisme vert » comporte alors une contradiction matérielle fondamentale. Mais l’antagonisme entre écologie et capitalisme est-il uniquement matériel ? Ou plutôt, que traduit la vision matérialiste de la nature des sociétés capitalistes ? Au-delà de l’évidente incompatibilité matérielle entre écologie planétaire et capitalisme, comment interpréter l’opposition entre écologie et capitalisme ?
Une nature « ressource » ou une nature « vivante » ?
Dans le système capitaliste, la nature est majoritairement appréhendée, à travers sa fonction pour l’entreprise, comme un ensemble de ressources. Son caractère vivant n’est pas nécessairement nié mais les pratiques organisationnelles visent à gérer la ressource, à l’exploiter, voire à la protéger, dans un contexte de crise écologique.
Cette appréhension de la nature comme une ressource séparée et à la disposition de l’homme, bien qu’engageant la responsabilité morale de ce dernier, notamment pour assurer la survie des générations futures, continue de séparer humanité et nature et conserve une distance entre ce qui devrait pourtant être rapproché dans un contexte de crise écologique.
Parallèlement à la multiplication des ZAD et des luttes écologiques, le contexte de crise écologique favorise l’émergence en Occident d’initiatives qui invitent à revoir radicalement l’appréhension de la nature dans les entreprises. En particulier, certaines agroécologies, comme la permaculture, la biodynamie ou certaines agricultures biologiques ou durables, s’appuient sur la croyance en une nature vivante, variable et singulière, qui inclut et met en relation les hommes, les plantes, les animaux, les minéraux au sein d’écosystèmes non hiérarchisés et communicants.
Les agroécologies en Occident : des expériences de re-naturation de l’homme
Les agroécologies prônent des solutions techniques, elles refusent les intrants chimiques, leur préférant le compost, le fumier ou les assemblages bénéfiques entre plantes et animaux dans une logique d’équilibre interne de la ferme. Mais aussi et surtout, elles proposent une approche des organisations humaines qui permettent de ré-inclure l’homme dans le vivant, de le « re-naturer », c’est-à-dire de restaurer sa conscience qu’il n’est pas séparé de la nature mais qu’il en fait partie.
Par exemple, les agriculteurs de la biodynamie, méthode agricole alternative à l’origine de l’agriculture biologique née en 1924 dans les pays germaniques, considèrent la ferme comme un organisme vivant auquel les hommes, les plantes et les animaux contribuent de manière collaborative. La vache se nourrit de l’herbe et produit à son tour de la bouse qui est travaillée et répandue par l’homme pour nourrir le sol et les cultures. Cette approche de la ferme comme organisme vivant implique de conserver des parcelles « à taille humaine ».
À l’inverse des tendances agricoles au remembrement, c’est-à-dire à la constitution de plus grandes exploitations agricoles d’un seul tenant dans le but de faciliter l’exploitation des terres, les fermes agroécologiques ont tendance à préférer les fermes de petite taille et des modes de croissance par essaimage, c’est-à-dire par l’acquisition de petites parcelles autonomes plutôt que par l’agrandissement d’une parcelle unique.
Ainsi, les agriculteurs travaillent la terre sur des lieux singuliers, dans lesquels ils peuvent s’ancrer écologiquement, connaître le lieu et ses spécificités, les êtres vivants qui le composent, s’y identifier et développer à leur égard un attachement, cet ancrage écologique étant favorisé par la petite taille. L’essaimage permet en outre à la ferme de travailler des terroirs diversifiés et de se prémunir contre les aléas naturels en répartissant les risques sur plusieurs parcelles indépendantes.
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Enfin, le rapport sensible à la terre, aux plantes et aux animaux est fondamental dans ces fermes. L’agriculteur déambule sur ses parcelles, il observe, il sent, il écoute. Le temps passé dans ces lieux à l’éprouver par ses sens est à la fois un outil de diagnostic avant la prise de décisions agricoles, un moyen de collecter de l’information et de connaître de lieu, mais aussi un facteur d’approfondissement de la relation et de l’attachement au vivant. Les agroécologies convoquent ainsi la corporalité de l’homme à travers l’expérience d’une relation sensorielle à une nature non séparée et non étrangère à lui. Une expérience quotidienne par laquelle l’homme se reconnait comme faisant partie de la nature. Une expérience qui lui révèle ou lui rappelle l’impossibilité du vivant à s’adapter à des formes d’organisation industrielle et capitaliste.
Quelles définitions de l’homme et de la nature ?
La crise écologique ne soulève pas uniquement la question de savoir ce qui est juste, mais aussi de savoir ce qui est. Autrement dit, quelles définitions de l’homme et de la nature souhaitons-nous adopter ? La conception de l’homme et de la nature véhiculée par les agroécologies, et les pratiques qu’elles proposent, amènent à questionner la distinction supposée fondamentale en Occident entre nature et culture et à envisager d’autres modes d’identification et de lien. Prenant la question écologique à sa racine, elles permettent d’envisager des façons d’habiter la terre radicalement autre.
Les agroécologies proposent des expériences concrètes d’inclusion des hommes dans le vivant au sein des organisations agricoles. La posture écologique des êtres humains peut certes être alimentée par l’indignation et les luttes face aux désastres écologiques, mais les métamorphoses du capitalisme prennent également leur source dans la multiplication d’expériences sensibles, situant l’homme dans sa relation avec les êtres vivants non humains et avec les écosystèmes auquel il appartient. Au-delà des solutions techniques et matérielles, la ré-intégration de l’homme dans la nature comporte un fondement sensible et une portée radicale qui questionne les définitions capitalistes de la nature et de l’homme.
Claire-Isabelle Roquebert, Chercheuse en organisations – durabilité, ancrage écologique, responsabilité sociale de l’entreprise, agroécologies