Dans le contexte d’émergence du nouveau concept juridique que constitue la justice climatique, ce décryptage propose d’analyser le potentiel, les différentes formes et les limites que soulèvent l’action de la justice pour le climat. L’Affaire du Siècle ou Grande-Synthe, deux litiges médiatisés vus comme des pas supplémentaires dans l’avènement d’une justice climatique. Analyse et décryptage pour La Fabrique Ecologique par Matthieu Febvre-Issaly, assistant temporaire d’enseignement et de recherche (ATER), Université Paris 1 Panthéon Sorbonne – Institut de recherche juridique de la Sorbonne (IRJS).
Introduction
Le phénomène qu’il est désormais convenu de qualifier de justice climatique suscite en France des questions nombreuses et relativement nouvelles. Des questions de technique juridique, d’abord, quant au contentieux administratif et aux évolutions du droit de l’environnement. Des questions plus théoriques, également, quant au rôle du juge dans la culture juridique française, aux possibilités d’un militantisme par le droit et à l’effectivité des normes juridiques. La manière dont est communément appelée l’une des instances récentes parmi les plus célèbres donne une idée des difficultés à appréhender ce phénomène : « l’affaire du siècle » à la fois renvoie à l’imaginaire d’un procès historique, désigne une campagne associative et politique – avec une pétition qui a recueilli plus de deux millions de signatures – et vise enfin à nommer avec cette importance une instance devant le Tribunal administratif de Paris. La décision de celui-ci[1], rapprochée de la décision du Conseil d’État dans l’affaire de la commune de Grande-Synthe[2], a été vue comme un pas supplémentaire dans l’avènement d’une justice climatique. Les deux litiges ont suivi des voies différentes[3]. La commune de Grande-Synthe[4] demandait que soit prise toute mesure utile à abaisser les émissions de gaz à effet de serre, à ce que soient mises en œuvre des mesures immédiates et à ce que soient prises des mesures législatives ou réglementaires visant à « rendre obligatoire la priorité climatique »[5], dans un délai de six mois. Dans une décision du 19 novembre 2020, le Conseil d’État rappelle les obligations qui pesaient sur la France du fait de la ratification de la Convention-cadre des Nations-Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) adoptée lors du sommet de la Terre à Rio en 1992 et de l’Accord de Paris de 2015, ainsi que les mesures européennes et les dispositions législatives françaises[6] adoptées pour la mise en œuvre de ces traités. Selon le Conseil d’État, « Il résulte de ces stipulations et dispositions que l’Union européenne et la France, signataires de la CCNUCC et de l’accord de Paris, se sont engagées à lutter contre les effets nocifs du changement climatique induit notamment par l’augmentation, au cours de l’ère industrielle, des émissions de gaz à effet de serre imputables aux activités humaines, en menant des politiques visant à réduire, par étapes successives, le niveau de ces émissions, afin d’assumer, suivant le principe d’une contribution équitable de l’ensemble des Etats parties à l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre, leurs responsabilités communes mais différenciées en fonction de leur participation aux émissions acquises et de leurs capacités et moyens à les réduire à l’avenir au regard de leur niveau de développement économique et social. » (§12) L’affirmation de la valeur juridique de l’Accord de Paris est inédite, même si le Conseil s’appuie avant tout sur la loi française, qui fixe un objectif plus strict de 40 % de réduction par rapport à 1990[7]. La juridiction fait alors porter la décision sur trois décrets de 2015, 2019 et 2020 qui avaient trait à la stratégie nationale bas carbone (SNBC)[8]. Or, en fixant les objectifs intermédiaires pour quatre périodes (2015-2018, 2019-2023, 2024-2028 et 2029-2033), le pouvoir réglementaire a progressivement revu la cible à la hausse ce qui conduit à « reporter l’essentiel de l’effort après 2020, selon une trajectoire qui n’a jamais été atteinte jusqu’ici » (§15). Le Conseil d’État estime néanmoins qu’il ne lui est pas possible, à partir des éléments qui lui ont été transmis, de déterminer les objectifs poursuivis par la loi et qu’elle imposait au pouvoir réglementaire. Après de nouveaux échanges entre les parties et une seconde audience trois mois plus tard, le Conseil rend une décision définitive, le 1er juillet 2021, dans laquelle, faisant droit à la demande, il juge qu’il ne sera pas possible d’atteindre les objectifs de réduction auxquels la France s’est engagée d’ici 2030[9] : il annule donc le refus du gouvernement d’adopter des mesures supplémentaires et lui ordonne de faire droit à la demande avant le 31 mars 2022. Ce que l’on appelle désormais l’Affaire du siècle est le fruit d’une requête des quatre associations qui intervenaient dans Grande-Synthe déposée auprès du Tribunal administratif de Paris, selon une autre voie contentieuse qui permet de réclamer la réparation d’un préjudice causé par l’État. Les requêtes ciblaient une supposée inaction de l’État face au réchauffement climatique[10] en dépit d’une supposée « obligation générale de lutter contre le réchauffement climatique » fondée par des engagements internationaux – la CCNUC, l’Accord de Paris et les directives européennes du Paquet Energie-Climat –, la Charte de l’environnement en droit constitutionnel français et un principe général du droit dont ils demandaient la reconnaissance. Comme le Conseil d’État, le Tribunal s’appuie sur l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixé par la loi et sur l’échéancement de la stratégie nationale. Dès lors, « l’État ne peut être regardé comme responsable du préjudice écologique invoqué par les associations requérantes qu’autant que le non-respect du premier budget carbone a contribué à l’aggravation des émissions de gaz à effet de serre. Par suite, les injonctions demandées par les associations requérantes ne sont recevables qu’en tant qu’elles tendent à la réparation du préjudice ainsi constaté ou à prévenir, pour l’avenir, son aggravation » (§39) Une réparation à l’euro symbolique est accordée aux requérants, puisque leur préjudice n’était pas personnel, mais l’enjeu de l’affaire portait surtout sur une réparation en nature[11], c’est-à-dire en actes. Le Tribunal adopte alors un dispositif étonnamment similaire à celui du Conseil d’État deux mois plus tôt, en demandant un supplément d’instruction pour cette fois-ci, non pas décider au fond, mais attribuer la réparation. Le 14 octobre 2021, le Tribunal administratif enjoint aux autorités compétentes de prendre toute mesure utile d’ici le 31 décembre 2022, mais refuse de prononcer l’astreinte que demandaient les requérants[12]. Ces deux décisions ont été vues comme un pas supplémentaire dans l’avènement d’une justice climatique et interrogent quant au rôle du juge dans la culture juridique française, aux possibilités d’un militantisme par le droit et à l’effectivité des normes juridiques. Le contentieux environnemental n’a rien de nouveau[13]. Ce qui est nouveau en revanche est la médiatisation qui a eu lieu autour des deux, après les marches sur le climat de 2019 et 2020. Mais cette médiatisation est surtout le fait des quatre associations qui ont porté la requête devant le Tribunal administratif et sont intervenues lors de l’instance devant le Conseil d’État (Greenpeace France, Oxfam France, Notre Affaire à Tous et la Fondation pour la Nature et l’Homme). Dans les deux affaires, les fortes attentes des luttes contre le changement climatique ont pesé sur le juge. Ce phénomène est bien connu des études sur le « lawfare » ou la « strategic litigation » dans le domaine climatique comme dans celui des droits de l’homme. Les associations, universitaires, experts et avocats déplacent des demandes politiques vers les tribunaux et interrogent le rapport entre droit et changement social[14]. La seule lecture normative voire militante verrait dans ces procès le progrès inexorable d’un meilleur contrôle du juge sur les autorités publiques[15]. Ce phénomène bien connu relève d’un « mythe des droits », comme si leur seule proclamation valait transformation sociale[16]. Or, les deux affaires montrent les formes et les limites de la justice climatique. La compréhension proprement juridique de l’affaire tient plutôt à l’action des différents acteurs en présence, des requérants au juge, en passant par le législateur lorsqu’il a précisé les objectifs de l’Accord de Paris et transposé le droit européen. La voie judiciaire est-elle utile à la cause climatique ? L’activisme judiciaire – lorsque le juge répond positivement à une attente de changement social – répond aux demandes d’une cause politique bien formulée, ici portée par des associations, et à un matériau juridique favorable, que présentait ici l’état du droit[17]. L’évolution n’avait rien d’évidente pour autant, et elle n’est pas aussi ambitieuse qu’on peut le penser de prime abord. Le droit n’est pas une technique autonome du social ou une réalité objective qui s’imposerait aux hommes et aux institutions[18], mais un processus de formulation dans un univers de contrainte propre à une culture juridique donnée. C’est à l’issue de ce processus que les demandent peuvent devenir une jurisprudence ou une injonction pesant sur les autorités publiques. Dans ces deux affaires, la manière dont les décisions ont été reçues dans le débat public appelle les juristes comme les militants à regarder au-delà des seuls dispositifs[19]. Les juges eux-mêmes se sont prêté volontairement ou non à cette lecture de leur décisions, puisqu’ils ont accordé aux requérants une large victoire sur le plan de la reconnaissance de la juridicité des obligations qui pesaient sur l’État en matière de lutte contre le réchauffement climatique, mais ont défini ces obligations d’une manière plus traditionnelle, de même qu’ils pris des injonctions qui, en tant que telles, restent plutôt mesurées : un décalage tout naturel s’observe alors entre la proclamation d’une victoire par les associations de l’affaire du siècle et les dispositifs du Tribunal administratif et du Conseil d’État. La manière dont la politique climatique est alors envisagée par les mots du droit ouvre des perspectives intéressantes pour l’avenir, en particulier quant à l’échéancement des mesures prises pour remplir des engagements de long terme à l’horizon à 2030 que l’État s’est fixé. Le juge fait droit aux demandes tout en restant dans son rôle en rappelant à l’administration les promesses du législateur, mais sans s’aventurer à fixer les contenus des mesures à prendre.I. De la mobilisation citoyenne au juge administratif
Le juge a été réceptif aux argumentaires portés par les quatre organisations. Le recours à des avocats en pointe et la mise en place ce des services juridiques en interne[20] ont facilité l’émergence d’une position judiciaire nouvelle[21]. Le juge a aussi pu s’appuyer sur des expertises ne faisant pas débat, comme celles du GIEC, de l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique et du Haut Conseil pour le climat. Le rapporteur public[22] dans ses conclusions sur l’affaire Grande-Synthe, rappelle les constats du GIEC pour estimer que l’action est « nécessaire » : « C’est la raison pour laquelle il serait nécessaire d’agir avec détermination dès maintenant pour espérer parvenir à cette hausse contenue des températures. C’est dans ce rapport au temps très particulier que la requête vous invite à entrer, en intégrant l’idée qu’il y a bien une urgence climatique aujourd’hui, les actions ou les inactions décidées aujourd’hui et dans un proche avenir étant de nature à déterminer l’avenir de la planète et de son habitabilité pour l’Homme dans la seconde moitié du XXIème siècle et au-delà. » (L’auteur souligne) Dans l’affaire du siècle, le rapporteur public, qui cite ce texte dans ses propres conclusions, regrette que « le droit, comme régulateur des relations sociales, (soit) anthropocentrique » et cite des références scientifiques sur le contentieux climatique, la personnification de la nature et le préjudice en la matière. Elle reconnait qu’il s’agit du « premier grand procès climatique en France » et que la juridiction est donc très écoutée. C’est bien l’usage des sources scientifiques qui permet de fonder une causalité juridique ici[23] : les questions infinies qu’elle pose peuvent être aisément résolues par le recours à la science et sa réputation d’objectivité[24]. Que le gouvernement lui-même admette les données a sans doute aidé. Le préjudice écologique[25] n’a rien de nouveau en droit, introduit à l’article 1246 du Code civil en 2008. Le juge ne fait pas une lecture particulièrement audacieuse de la loi en jugeant qu’elle s’applique aux personnes publiques[26], même si l’on peut noter que le juge judiciaire, lui, fait peu usage de ces dispositions pour le moment. L’application est ici originale originale en ce qu’il s’agit d’une insuffisance de l’action étatique[27]. Le préjudice lui-même est aisément admis sur la base des rapports du GIEC et de l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique, incontestés par le gouvernement défendeur. La difficulté était plutôt de déterminer que l’insuffisance de l’action de l’État était la cause du réchauffement climatique[28], une difficulté qui touche à vrai dire tous les débats portant sur l’interaction entre l’homme et l’environnement. Si la relation de cause à effet est bien admise, une autre chose est de dire que l’État a, par son inaction, causé le phénomène ainsi que l’exigent les juristes[29]. La causalité ne peut non plus se réduire aux conditions d’un effet, sans quoi tout constituerait l’origine de tout. Le juge doit bien essayer de trouver des liens plus ténus, ce que le rapporteur public Amélie Fort-Besnard qualifie, à propos des données scientifiques, d’une traduction juridique de ces dernières. À cet égard la réduction des émissions de gaz à effet de serre fait office de référentiel principal pour le juge, et notamment l’objectif fixé par la stratégie nationale bas-carbone. Le préjudice climatique lui-même était fixé par la loi, évitant au Tribunal administratif d’avoir trop de questions à se poser sur un nouveau régime propre[30]. Le contentieux climatique à la française laisse néanmoins entrevoir une limite. Le Conseil d’État fait lui-même porter la demande sur les décrets de la SNBC afin d’accueillir la demande dirigée contre une décision implicite de refus[31], et le Tribunal administratif a suivi cette voie dans le plein contentieux de la responsabilité. Dès lors, le juge administratif et les associations appuient leur raisonnement sur la comptabilité carbone pour laquelle plaide Jean-Marc Jancovici depuis plusieurs années, avec le cabinet Carbone 4 et le Shift project. Si cet instrument est utile aussi bien pour les militants que pour les gouvernants et les entreprises, il réduit de fait l’enjeu climatique à l’émission de gaz à effet de serre. La référence aux juridictions étrangères dans les discussions a été particulièrement impressionnant. Du côté des requérants et des militants, il s’agissait d’invoquer des exemples de décisions qui rendaient leurs demandes crédibles en droit, des Pays-Bas à la Colombie en passant par les États-Unis ou l’Irlande, au risque de ce que les spécialistes du droit comparé appellent un « cherry-picking » – la sélection d’exemples épars au service d’un biais de confirmation. Si l’on évoque souvent des décisions étrangères, il est intéressant de noter les liens qui se tissent entre elles du point de vue, précisément, des mobilisations juridiques. Plutôt qu’une éclosion spontanée à travers le globe ou un dialogue – selon l’expression consacrée – entre les différents juges, on observe plutôt un phénomène militant qui traverse sous diverses formes les ordres juridiques et cherche à obtenir des victoires éclatantes devant les cours, lesquelles sont ensuite brandies d’un pays à l’autre dans un effet cumulatif[32]. Bien qu’elles n’aient pas une valeur normative, les références étrangères sont mobilisées par les deux rapporteurs publics : plusieurs écrits scientifiques sur la personnification de la nature[33] sont évoqués dans les conclusions de l’Affaire du siècle, et surtout l’affaire Urgenda dans Grande-Synthe. Cette affaire néerlandaise est invoquée dans la requête[34], mais le rapporteur public refuse d’en suivre l’argumentation qui reposait sur la lecture combinée des articles 2 sur le droit à la vie et 8 sur le droit au respect de la vie familiale de la CEDH[35], pour rejeter la justification apportée par le gouvernement au report au-delà de 2020 de la réalisation de l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre qui n’avait pas été rempli jusque-là – une situation étonnamment similaire à celle de la France. On peut penser que l’analyse du Conseil d’État s’inspire de cette lecture temporelle. Or, pour le rapporteur public français, qui est suivi par la juridiction, « ces normes conventionnelles n’ont pas été édictées pour contraindre la marge d’appréciation des États en imposant une norme de comportement d’origine jurisprudentielle ». On sent poindre une critique de l’activisme de la Cour néerlandaise lorsqu’il rappelle que « si l’affaire Urgenda a eu un réel retentissement », d’autres juridictions ont pu adopter des solutions plus modestes sur le fondement des mêmes dispositions : Stéphane Hoynck se livre à une véritable contre-analyse de droit comparé. Le droit à la vie et à la vie privée ne peuvent être invoqués, selon lui, à l’égard de politiques nationales à un niveau si abstrait d’atteinte pour les individus et pour en déduire des obligations si précises pour les pouvoirs publics. Dans Urgenda, en effet, les juges néerlandais condamnaient l’État sur le fondement de l’Accord de Paris auquel était reconnu un effet direct. Ailleurs, la justice climatique porte plutôt sur la proportionnalité de l’atteinte aux droits fondamentaux ou sur la personnification juridique des entités juridiques alors elles-mêmes titulaires de droits. Dit autrement, le juge français défend sa conception, plutôt traditionnelle, d’un effet limité des dispositions conventionnelles ou constitutionnelles, nécessairement indéterminées, qui doivent être rendues opposables non par la seule interprétation du juge mais par le législateur lorsqu’il adopte des dispositions qui les mettent en œuvre. Amélie Fort-Besnard suit explicitement ce raisonnement en y voyant, pour la responsabilité qui l’intéresse, une causalité difficile à établir entre les émissions de gaz à effet de serre et la santé visée par la CEDH, mais s’en remet au discours de l’État lui-même, qui « compresse » la « chaîne de causalité » en situant l’effet vis-à-vis des écosystèmes en général. Si le Conseil d’État ne reprend pas l’invocabilité directe du droit international retenue par les juges neerlandais, il emprunte leur raisonnement quand à la construction de l’obligation pesant sur les pouvoirs publics. Le rapporteur public français justifie d’ailleurs sa position par une référence au droit souple, dont la normativité progressive trouverait ici un écho dans l’intégration des objectifs de l’Accord de Paris par le législateur national. Le juge peut alors se tenir derrière la loi pour contrôler l’administration – loin du gouvernement des juges souvent craint et qui apparait en filigrane dans la critique d’Urgenda – et, dans le même temps, reprendre la logique du juge néerlandais qui décomposait les obligations en deux temps. S’appuyant sur les objectifs intermédiaires du traité visés et reproduits par la loi nationale (et aussi le législateur européen), le Conseil d’État relit l’obligation climatique à travers la perspective qui lui est proposée par les moblisations sociales[36] . Son analyse juridique peut alors s’appuyer, cause ou conséquence d’une vision d’ordre plus politique, sur une construction en deux temps de l’obligation, qui ne devrait pas être examinée qu’après la réalisation de l’objectif, trop tardive vis-à-vis de la « priorité climatique » évoquée par les requérants. En outre, ce raisonnement en deux temps permet de dépasser la jurisprudence traditionnelle qui restreint l’examen de la légalité aux circonstances à la date de la décision du juge. Cela lui permet traditionnellement de ne pas tout à fait se faire devin ou, simplement, politicien, administratif ou législateur[37]. Or, face aux attentes sociales et pour affirmer son rôle de gardien des engagements publics, le juge cherche également à améliorer « l’effet utile » de ses décisions, selon l’expression consacrée, c’est-à-dire à ne pas arriver en retard comme cela a pu lui être reproché par le passé. Rendre contraignants les objectifs intermédiaires permet de considérer l’objectif final à 2030 sans statuer sur la réalisation putative de celui-ci. Dès lors, pour Stéphane Hoynck, « Confronté à un problème global dont une part importante de la résolution est confiée aux Etats, le juge national est particulièrement sollicité. En adoptant ce contrôle de la trajectoire pour lutter contre le réchauffement climatique que nous vous proposons de retenir, vous vous inscrirez, avec un raisonnement propre fondé sur le contrôle de l’action du gouvernement dans son pouvoir d’application de la loi, dans une exigence en définitive proche de celle que d’autres cours nationales européennes ont retenu ou pourraient retenir en demandant à leur gouvernement de justifier du caractère suffisant et efficace de leur action contre le réchauffement climatique. » Le juge se permet alors de regarder vers l’avenir. Dans le contentieux en responsabilité qui se déroule devant le Tribunal administratif, le rapporteur public propose de fonder la causalité sur le rôle normatif de l’État d’agir et de mettre en œuvre les infrastructures permettant aux comportements individuels d’être moins polluants, et de constater simplement que la trajectoire n’a pas été respectée « dans le passé ». Face aux demandes des requérants, le juge est contraint. Il l’est par l’état du droit positif, qui constitue autant de contraintes argumentatives, même si le Conseil d’État est maître de sa jurisprudence. Il l’est aussi vis-à-vis des autres pouvoirs constitutionnels et de la position que le juge veut occuper à leur égard. Le juge se concentre ici sur le fait que le législateur a fixé des obligations pesant sur l’État. Pour fonder cette position, dans Grande-Synthe, une chaîne normative est ainsi reconstruite du général vers le particulier des trois décrets visés, qui fixent des plafonds chiffrés d’émission de gaz carbonique, et la loi elle-même vise les accords de Paris, le CCNUCC et les décisions européennes, ce qui permet au rapporteur public d’estimer qu’il ne s’agit pas de contrôler la conformité de la loi aux traités mais simplement « d’interpréter la volonté du législateur » d’intégrer ceux-ci dans le droit national. Le rapporteur public de Grande Synthe évoque même une « normativité graduée », inspirée des réflexions sur le droit souple (soft law) et son intégration à l’ordre normatif contraignant, pour relire la manière dont le législateur aurait intégré les objectifs internationaux, ce qui apparait clairement selon lui dans les travaux parlementaires[38]. Il est intéressant de noter que le Tribunal administratif n’a pas accueilli la demande la plus forte des requérants, qui appelaient (en termes identiques dans deux requêtes) à la reconnaissance d’un principe général du droit (PGD)[39] de « de chacun de vivre dans un système climatique soutenable, exigence préalable à la promotion du développement durable et à la jouissance des droits de l’homme pour les générations actuelles et futures », « qui résulte tant de l’état général du droit que des exigences de la conscience juridique du temps ». Ce principe aurait fondé selon eux, aux côtés de la Convention européenne des droits de l’homme, une obligation générale de lutte contre le changement climatique[40]. Le PGD viendrait plus précisément s’inspirer de ce que ces principes relèvent d’un « esprit de la législation » et que l’on observe, ici, une « convergence des droits et principes, aux valeurs normatives hétérogènes (qui) ‘sédimente’ les contours d’une obligation de l’État en matière de lutte contre le changement climatique[41] ». Sa reconnaissance s’appuierait sur une logique de subjectivisation qui s’approche d’un droit fondamental, comme beaucoup de droits reconnus à l’étranger et à l’international en la matière[42]. Puisque cela était superflu ici du fait de la profusion d’autres sources, le juge s’en passe bien volontiers. Demander à reconnaitre un PGD traduit la volonté de redoubler les obligations internationales en leur donnant une valeur dans la hiérarchie spécifique au droit administratif français, ce qui aurait sans aucun doute une certaine force symbolique. Cela permettrait surtout de contourner les incertitudes contentieuses qui pèsent toujours sur l’invocabilité des dispositions internationales et la délimitation des obligations qu’elles impliquent. La décision du Tribunal administratif n’évoque tout simplement pas ce principe après avoir pourtant formulé la demande des requérants[43], sans doute parce qu’il la considérait maladroite. De même, dans l’affaire Grande-Synthe, le Conseil l’État précise que la demande tendant à « rendre obligatoire la priorité climatique » (des mots de la requête) « n’est pas assorti(e) des précisions suffisantes », le terme n’étant en effet pas consacré et ne renvoyant à aucune norme connue. Le Conseil d’État a de toute façon admis le caractère obligatoire de l’Accord de Paris, comme le Tribunal administratif, ce qui constitue la principale avancée normative des deux décisions : certains peuvent se réjouir de voir reconnaitre le caractère obligatoire d’un texte qui n’en avait pas reçu alors pour des raisons « diplomatiques »[44]. L’Accord de Paris issu de la COP21 de 2016 est un legs du quinquennat précédent qui n’était pas censé avoir d’effet vis-à-vis des particuliers, comme le rappelle le juge, mais sa reprise par la loi a permis au juge administratif d’en rendre les objectifs opposables, ce qui n’avait sans doute pas été envisagé. La notion de préjudice écologique inscrit dans la loi du 4 août 2016 et inspiré par la Cour de cassation, était plus explicite. Les requérants se sont adressés au juge administratif et ne se sont pas risqués à soulever une question prioritaire de constitutionnel (QPC) auprès du Conseil constitutionnel, comme cela est permis en cours d’instance. On aurait en effet pu imaginer que les requérants veuillent s’attaquer à la loi elle-même par ce biais, mais elle servait leur demande dans les deux espèces. Aussi le juge administratif refuse de s’aventurer sur la contestation des mesures législatives demandée par les requérants. Le Conseil d’État rejette la demande en ce qu’elle appelle des mesures législatives visant à « rendre obligatoire la priorité climatique »[45]. Il s’appuie par ailleurs sur les objectifs fixés par la loi plutôt que sur les traités invoqués[46] et écarte l’argument tiré de la violation de la Charte de l’environnement de 2004, qui a valeur constitutionnelle, puisque les juges estiment depuis longtemps qu’elle ne peut avoir un effet sur le pouvoir règlementaire que par l’intermédiaire de la loi[47]. Les juristes favorables à la tentative (avortée) d’inscrire la lutte climatique à l’article premier de la Constitution de 1958 ne faisaient qu’espérer un contournement de cette jurisprudence frileuse, en offrant un nouveau fondement à une jurisprudence constitutionnelle. On comprend dès lors pourquoi il est plus intéressant pour les militants climatiques d’attaquer l’État ou le pouvoir réglementaire devant le juge administratif, en essayant d’invoquer lois, PGD et normes internationales et européennes, que d’attaquer les lois sur le climat devant le Conseil constitutionnel devant lequel on ne peut invoquer d’autres sources que la Constitution et les textes d’égale valeur comme la Charte[48]. La nouveauté des décisions était donc tout à fait acceptable pour que le juge n’ait pas à trop s’éloigner de l’état du droit et de son rôle habituel. Il n’empêche que dans les deux affaires qui nous concernent, la généralité des demandes plaçait les juges dans une position particulière, où il s’agissait de condamner un vaste pan des politiques publiques vis-à-vis d’un phénomène majeur, ce qui renvoie autant à une contrainte de légitimité qu’à une contrainte de capacité, une situation bien connue du contentieux des droits sociaux, par exemple, où l’aspect polycentrique des affaires a été avancé pour rejeter, ou nuancer, l’action du juge[49]. À cet égard, les suppléments d’instructions permettent de remédier aux lacunes d’information du juge tout en favorisant le contradictoire entre les parties. Ce qui a un effet sur le débat public.II. Du juge administratif à l’espace public
L’enthousiasme suscité par les décisions de l’Affaire du siècle et de Grande-Synthe dans l’espace public appelle un tempérament du point de vue de leur réalité juridique. L’écart s’est manifesté après les premières décisions, tournées en victoire par les requérants, les milieux militants et la presse alors que le juge n’avait pas rendu sa décision finale. Les décisions du Tribunal administratif et du Conseil d’État présentent à cet égard une étonnante similitude, malgré les deux offices bien distincts dont il s’agissait. Le Conseil d’État estimant avoir trop peu d’informations pour décider de la conformité du décret aux objectifs fixés par la loi a laissé trois mois aux parties pour apporter des observations, rendant sa décision finale huit mois après la première, tandis que le Tribunal administratif a bien reconnu la responsabilité de l’État puis attribué la réparation, mais il a sursis à statuer et décidé d’une instruction complémentaire d’un mois pour ce qui était des injonctions, rendues neuf mois plus tard. L’avantage d’une telle pratique est de pouvoir rouvrir le débat contradictoire entre les parties, souvent lorsque les juges n’ont pu se mettre d’accord sur une solution lors du délibéré qui suit l’audience[50]. La coïncidence des deux procédures a sans aucun doute participé au phénomène médiatique. Surtout, le procédé a eu un double effet, volontaire ou non.A. Le décalage entre les décisions et l’argumentation des parties
Premièrement, le procédé en deux temps revient à demander une justification aux pouvoirs publics après que les prétentions des requérants ont été examinées, ce qui a fait dire à Martha Torre-Schaub qu’il pouvait s’agir d’une « obligation naissante de justification »[51]. Le gouvernement est alors sommé de s’expliquer, certes devant le juge, mais aussi, de fait, vis-à-vis de l’espace public, ne serait-ce que parce que les associations requérantes y sont actives et n’ont pas manqué d’y relayer des arguments juridiques. Le hasard du calendrier politique a fait que la loi Climat et Résilience adoptée le 22 aout 2021, qui transcrivait (a minima) les mesures proposées par la Convention citoyenne sur le Climat, devait être discutée pendant les procédures en cours, ainsi le report de la décision finale avec une instruction complémentaire a permis au gouvernement de dire que les mesures allaient être prises afin d’atteindre l’objectif à 2030, ce qui pouvait éventuellement permettre de contourner une injonction en renvoyant au législateur que le juge administratif se refuse à contraindre. Les parties se livrent à une intéréssante bataille d’experts devant le Tribunal administratif. Le gouvernement s’appuie sur une étude du Boston Consulting Group tandis que les requérants s’appuient sur une étude du cabinet Carbone 4. L’enjeu on le voit réside dans l’expertise technique réalisée, l’évaluation des chiffres intermédiaires obtenus, et les projections du chemin qui reste à parcourir. Le gouvernement est dans son rôle de défendeur lorsqu’il s’en tient à dire que des mesures ont déjà été prises et que d’autres le seront dans l’exécution de la loi Climat et résilience[52]. Or, il reste difficile de juger de ce que l’inaction pourra, ou non, être comblée, ce qui était déjà un enjeu central de la décision Grande-Synthe, puisque par définition les mesures d’exécution de la loi Climat et résilience ne sont encore pas prises. En somme, les associations estiment que l’on peut inférer des actions menées jusqu’ici que les futures seront décevantes à l’avenir, tandis que le gouvernement défend l’espoir d’une action qui s’accélérerait ou produirait des effets plus conséquents. Pour ce dernier, en droit, il faudrait regarder ce qui a été fait avec certitude. Le juge est amené à faire une analyse de politique publique qui, en France, ne lui est pas très familière, et il s’y dérobe en citant longuement les parties. L’invocation par le gouvernement de l’application de la loi ne convainc pas le juge quant au préjudice « cumulatif », pour l’avenir, qui ajouterait au retard actuel dans la réalisation des objectifs une éventuelle faute future dans l’inaction. Tout retard rend le rattrapage plus difficile. Il est significatif que les requérants comme le gouvernement invoquent l’étude de la loi par le cabinet BCG qui conditionne ses effets à une exécution « intégrale et volontariste », comme le fait remarquer Oxfam : les uns estiment que cela suppose un volontarisme qui fait déjà défaut, les autres invoquent les incertitudes de l’avenir à leur profit. Mais le juge, lui, fait la part belle à l’urgence climatique : en admettant l’idée du rapporteur public selon laquelle il ne fallait pas considérer seulement le stock de carbone à l’échéance figée mais leur sa durée de vie sur cent ans, y compris donc au-delà d’une baisse voire d’une neutralité, le Tribunal base la réparation sur un effet cumulatif. Amélie Fort-Besnard voit combien (citant Hoynck), « ce « rapport au temps très particulier » défie les principes et modes de raisonnement traditionnels du juge administratif en matière de responsabilité : même si l’État atteint finalement l’objectif de neutralité carbone qu’il s’est fixé pour 2050, le non-respect du calendrier qu’il s’est fixé n’est pas neutre car tout retard sur celui-ci implique des émissions supplémentaires, qui viennent se cumuler avec les précédentes et aggraver le préjudice écologique. » Le délai de l’injonction à prendre toute mesure utile est justifié par un « caractère continu et cumulatif » des émissions de gaz à effet de serre qui exigeraient des mesures importantes, afin de remplir l’objectif de 2050, mais surtout de faire face aux effets des émissions actuelles dont la durée de vie est de « cent ans ». Il s’agit d’une réparation du préjudice causé par le non-respect du premier budget carbone par les mesures passées, mais l’inaction à l’avenir, soit la poursuite du préjudice « cumulatif », ne peut qu’être prévenu en adoptant de nouvelles mesures. Cet aspect futur, évoqué dans les conclusions du rapporteur public sur la première décision, permet de fonder la causalité puisque le retard passé dans le respect de la trajectoire, par l’effet cumulé des émissions qui ont été produites au-delà des objectifs fixés, s’ajoute à ceux qui peuvent être encore produites à l’avenir. Tout l’intérêt des décisions réside non pas dans la reconnaissance de la responsabilité ou des engagements internationaux de la France, sans grande innovation juridique, mais dans le découpage fait par Stéphane Hoynck, juridiquement innovant en ce qu’il transcrit une notion scientifique. Quand bien même un objectif futur est rempli, un retard actuel dans la réalisation cause en effet un préjudice du fait de la longue vie du carbone. Dit autrement, même si l’objectif est rempli à l’instant T, et ils ne l’étaient pas, les retards passés sont préjudiciables pour l’environnement. C’est cette notion qui change tout juridiquement, car sans elle, le gouvernement a raison de dire que quoi qu’il ait fait, rien ne permet de dire qu’il n’y arrivera pas d’ici la date fixée pour l’objectif (même si on y croit peu, on ne peut pas juridiquement démontrer qu’il dit faux), puisque le retard pourra donc être rattrapé[53]. Cette innovation fonctionne en tandem, coïncidence ou non, avec l’usage qu’en fait le Tribunal administratif dans l’Affaire du siècle en consacrant une responsabilité préventive en principe audacieuse, laquelle pouvait s’appuyer sur les nombreuses étapes chiffrées fixées par la loi : le juge ne donne pas l’impression d’aller trop loin en faisant cette distinction qui déplace la responsabilité vers une carence largement à venir et non encore réalisée. C’est un élargissement de la notion de préjudice certain dans le domaine encore tout nouveau du préjudice climatique qui fera sans aucun doute l’objet de discussions et de nouvelles décisions.B. Le décalage entre les décisions et le temps de la victoire
Deuxièmement, grâce à ce procédé qui consiste à rendre une décision intermédiaire puis une décision finale après l’instruction complémentaire, les associations et les requérants ont pu parler de victoires dans l’espace public en saisissant les mots de la justice – la faute, la responsabilité, l’inaction, avec l’objectivité associée au droit – quand bien même les juridictions ne proposaient pas encore de solutions définitives. Il est intéressant de noter que le Conseil d’État, tout en se refusant à juger au fond dans sa décision du 19 novembre 2020, évoque longuement les obligations pesant sur l’État, si bien que le lecteur non averti peut croire qu’il statue déjà. Surtout, la reconnaissance de la responsabilité de l’État par le Tribunal administratif est un signal fort tant du point de vue juridique – la décision du Tribunal administratif est une étape inédite du contentieux climatique – que du point de vue discursif et politique, puisque la notion de responsabilité a un bien entendu un sens commun et moral que tout un chacun comprend bien. Le Tribunal adopte d’ailleurs un style particulièrement détaillé lorsqu’il donne les effets factuels du réchauffement climatique tels que le GIEC les envisage, prêtant à la science, s’il en était besoin, les mots d’une juridiction indépendante. Or on peut penser que la valeur juridique d’une telle proclamation varie grandement selon la réparation effective. Dans sa décision finale, le Tribunal laisse croire à une victoire : une injonction au 31 décembre 2022 est prononcée comme le demandaient les associations. Mais elle n’est pas assortie de l’astreinte voulue et, surtout, le Tribunal rappelle que la forme concrète des décisions relève de « la libre appréciation du Gouvernement ». Dit autrement, l’obligation qui pèse sur l’État dans la réparation du préjudice consiste simplement à prendre des mesures qu’il avait déjà prévu de prendre, comme il en a déjà pris de manière insuffisante selon les associations, et sans rien fixer de leur contenu vis-à-vis des objectifs assignés ou du préjudice causé. C’est là un élément qui rend facile l’activisme du juge et de son « nouveau mode de raisonnement » par l’effet cumulatif du préjudice évoqué par Amélie Fort-Besnard, qui ne se traduit pas par un dispositif très innovant, lui, puisque le juge ne fait qu’ordonner des mesures que le gouvernement allait de toute manière prendre. Le Conseil d’État fait la même chose dans Grande-Synthe. C’est donc renvoyer à l’examen de l’exécution en 2022 l’étude des mesures prises[54]. La seule vraie sanction judiciaire ne pourrait tomber qu’après 2030, soit bien trop tard selon la même logique « cumulative » évoquée par les juges dans les deux affaires. Le préjudice aura été réalisé par la violation des objectifs et le juge pourra simplement dire que les mesures qu’il a enjointes à prendre n’étaient pas suffisantes, comme le demandaient les requérants, dès maintenant mais sans que la recherche de certitude du droit ne puisse leur donner raison. Les décisions Grande-Synthe et Affaire du siècle ont tout d’un jugement de Salomon, sans qu’il ne soit possible de dire s’il s’agit ou non d’une stratégie délibérée des juges, ce qui d’ailleurs importe peu si l’on se place du point de vue des conséquences. Dans les deux cas, le juge accorde beaucoup aux requérants en principe, mais décide d’un dispositif faible, ou plus précisément conforme à l’office plutôt respectueux de l’administration que tient habituellement le juge, à l’issue d’une décision en deux temps qui distingue bien l’étape de la recevabilité des demandes voire de la détermination des obligations de l’étape de la sanction. La victoire symbolique est acquise pour les requérants qui peuvent se réclamer des mots de la justice, autorité forte s’il en est, pour incriminer le gouvernement hors du domaine du droit. Dans une strategic litigation, l’issue d’une instance importe moins que la force symbolique qui peut être réinvestie dans les luttes politiques[55], même s’il s’agissait ici de condamnations générales et impersonnelles. Le contexte de la campagne présidentielle de 2022 et des débats sur le monde post-Covid rend cet aspect discursif d’autant plus fort. Par ailleurs, l’accès des militants au prétoire et la formalisation de leurs arguments devant le juge sont une condition première pour obtenir une décision activiste, mais ce ne peut être la seule motivation du juge à donner droit à une demande si nouvelle. Des facteurs d’ordre plus stratégique sont toujours difficiles à trouver, parce qu’ils requièrent une enquête empirique dont les sources sont volontiers taiseuses, mais cela ne veut pas dire que ces facteurs n’existent pas, ni qu’ils sont d’ailleurs l’unique explication des décisions judiciaires. Ici le juge a pu donner l’occasion à l’administration de mieux se défendre après avoir requalifié des demandes inventives et par-là réduit la brutalité de ses décisions. Une hypothèse intéressante à cet égard pourrait se trouver du côté des critiques dont fait l’objet la juridiction administrative, depuis l’état d’urgence de 2015 et durant l’état d’urgence sanitaire, qui n’aurait pas répondu aux fortes attentes en matière de contrôle du gouvernement. Une autre hypothèse s’intéresse à la manière dont le juge administratif français a pu vouloir se hisser au niveau des juridictions étrangères qui rendaient des décisions très commentées en faveur de l’environnement, puisque l’on sait que le Conseil d’État est attaché à faire bonne figure au sein du désormais consacré dialogue des juges[56]. Les juridictions ont abondamment communiqué sur leurs décisions. Quelques jours après la décision Grande-Synthe, le Vice-Président Bruno Lasserre et le rapporteur public Stéphane Hoynck participaient à un séminaire de l’université américaine de Yale pour présenter la décision[57]. On sait que le Conseil d’État maîtrise l’art du compromis, ce qui lui permet de ne pas paraître politique puisqu’il se fond dans le courant des idées qui dominent la haute administration et les gouvernants[58]. Il est ici activiste en ce qu’il prend une légère avance, sans être révolutionnaire, sur les idées écologistes qui ont pris dans les différents lieux du débat public et y compris parmi les dirigeants : après tout, ces décisions ne font que rappeler à l’État, avec l’aide du législateur, ses propres promesses.Conclusion
La plupart des lois, accords internationaux et textes constitutionnels sur le climat n’avaient pas été adoptés ou ratifiés avec l’idée qu’ils puissent être opposés aux gouvernants par le juge. C’est désormais un phénomène auquel il va falloir s’habituer. Les délais accordés permettront d’apprécier les mesures prises par l’administration tant vis-à-vis du plan bas-carbone que de la loi Climat et Résilience, mais une limite apparait dans l’office du juge vis-à-vis d’une attente sociale en matière de lutte contre le changement climatique. Le juge ne mesurera pas une réduction effective mais les mesures prises, dont le gouvernement devra simplement arguer qu’elles seront suffisantes pour infléchir la courbe, à la manière d’une obligation de moyens. D’autres affaires pourront survenir d’ici là pour contrôler les étapes intermédiaires, jusqu’à 2030 où le bilan pourra amener à une condamnation. Ce n’est donc que le début d’un long processus durant lequel les émissions de gaz à effet de serre, si l’on suit l’idée cumulative sur laquelle les juridictions s’appuient, continueront à saturer l’air avec une durée de vie qui dépassera de beaucoup les décisions judiciaires. Le juge n’est pas à condamner : il a donné autant qu’il lui est permis ou qu’il se permet habituellement de donner, en poussant même le curseur un peu plus loin qu’à l’accoutumée. L’aspect discursif des décisions vient alors percuter un autre souci : celui de l’effectivité des décisions. Si celle-ci ne peut être définie de façon binaire comme une condition satisfaite ou non, et doit s’inspirer d’une étude empirique d’inspiration sociologique[59], il est difficile de ne pas voir dans les annonces faites autour des décisions de l’Affaire du siècle et de Grande-Synthe un masque qui ne dit pas grand-chose de la réalité à venir des politiques climatiques. L’effectivité n’étant pas l’efficacité[60], la second renvoyant plus simplement à l’application de la décision et ici son respect par l’administration, il reste en outre à voir quelle sera l’incidence sur le changement climatique. Si les juges ont rapproché la causalité entre celui-ci et l’action étatique pour le temps de la justice, celui de la planète risque de se rappeler à nous. Les mots du droit ont tendance à faire croire à leur réalité dans la pratique, si bien que juristes comme militants prennent parfois les victoires juridiques pour des avancées significatives. Or, une analyse serrée des effets de décisions de justice telles que celles-ci sera nécessaire pour établir un lien de causalité avec les changements des politiques publiques d’abord, puis – au prix d’une autre causalité tout aussi difficile – avec le climat[61]. De nouvelles affaires pourront en outre survenir à l’égard des futures échéances de la stratégie nationale, ce qui, suivant la logique adoptée par le Tribunal administratif et le Conseil d’État, pourra impliquer que de nouvelles mesures soient ordonnées. Or, dans tous les cas, le pouvoir règlementaire met en œuvre les lois et à cet égard prend régulièrement des mesures. Sans contrainte supplémentaire, les décisions des juridictions restent finalement peu dérangeantes pour le gouvernement. À terme, le juge pourrait cependant décider de muscler son dispositif, en fixant par exemple des objectifs plus concrets à réaliser et en y associant une astreinte. En France comme ailleurs, la justice climatique doit être dépassée par le politique pour qu’une action climatique soit efficace. La justice ne doit pas être une fin en soi. Il n’empêche que les possibilités judiciaires qui s’ouvrent, sans constituer une révolution, peuvent accompagner un militantisme environnemental renforcé. Si l’on adopte un regard empirique sur la strategic litigation, on réalise souvent que les victoires judiciaires s’accompagnent d’un rétrécissement des demandes au tamis du langage juridique, et une particularisation des demandes en litiges individuels, sans nécessairement d’effets structurels, voire avec des effets négatifs par l’action qu’elle ouvre aux entreprises polluantes sur les mêmes enjeux[62]. S’il ne faut pas être naïf en pensant que la simple évocation des droits produit une transformation sociale, ils créent des outils et renforcent des mobilisations politiques, par la force des mots qui peuvent produire du changement[63]. Il faudra donc être attentif à la manière dont le raisonnement proposé ici par le juge administratif, et provoqué par les associations[64], pourra être réutilisé dans le débat public.