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The Conversation France

Mesurer l’invisible : calculer le stock et le flux de CO₂ d’une forêt primaire

par Nicolas Barbier et Pierre Ploton (IRD), Bonaventure Sonké (Yaoundé 1), Le Bienfaiteur Sagang (University of California) et Stéphane Momo Takoudjou (Université de Liège)

Dans le bassin du Congo, des scientifiques s’attèlent à une tâche ardue : celle de mesurer l’invisible ou presque, les stocks et flux de CO₂ de la forêt primaire. Or selon les modes de mesure, certaines données peuvent varier du simple au double. Des divergences qui rappellent la nécessité de toujours coupler les approches. Explications par Nicolas Barbier et Pierre Ploton (IRD), Bonaventure Sonké (Yaoundé 1), Le Bienfaiteur Sagang (University of California) et Stéphane Momo Takoudjou (Université de Liège) pour The Conversation France.

Flux de carbone entre la forêt et l’atmosphère au Gabon. Nicolas Barbier , Fourni par l’auteur

Nicolas Barbier, Institut de recherche pour le développement (IRD); Bonaventure Sonké, Université de Yaounde 1; Le Bienfaiteur Sagang, University of California, Los Angeles; Pierre Ploton, Institut de recherche pour le développement (IRD) et Stéphane Momo Takoudjou, Université de Liège

₂ Des poumons verts. De par leur grande capacité à échanger du CO2 et de l’oxygène, voici comment sont souvent décrites les forêts tropicales. En fixant par la photosynthèse le CO2, principal gaz à effet de serre, ces forêts constituent en effet un maillon crucial dans la régulation du climat global, et leur protection représente un enjeu bien connu des décideurs comme du grand public. Mais la prise en compte des stocks et flux de carbone de ces forêts dans le bilan global des gaz à effet de serre est loin d’être une tâche facile. Il s’agit même de l’un des compartiments les moins bien connus. Même les stocks et flux de carbone des océans sont mieux quantifiés.

Pourtant, les enjeux sont colossaux. Pour éviter de futurs scandales autour de la conservation de ces écosystèmes connus pour être des puits de carbone, il faut que les systèmes de mesure et de suivis soient fiables et indépendants. Autrement, chaque pays ou acteur tirera la couverture à lui, et choisira les définitions et mesures qui arrangent le mieux ses affaires en faisant fi du réel, ou de l’évolution des écosystèmes forestiers.

Le carbone forestier n’est pas une cryptomonnaie : il s’agit d’une grandeur physique concrète, mais dont la mesure est complexe et la valorisation peut sembler fumeuse. Quand on essaye d’expliquer aux populations locales qu’elles pourraient, un jour peut-être, rendre lucratif la conservation de leur forêt grâce à une ressource cachée dans les arbres et dans le sol, et ce sans y toucher, on fait face à une certaine incrédulité.

Alors, comment a-t-on fait jusque-là et comment faire pour mesurer au mieux ces flux et stocks de carbone qui déchaînent tant de passions, et parfois aussi d’opportunisme ?

L’inventaire forestier

Tout commence en forêt, avec de bonnes vieilles méthodes de bucheron, comme le fait l’industrie forestière pour évaluer les volumes de bois exploitable via des inventaires simplifiés déployables à large échelle.

Comme la matière sèche des plantes vertes et surtout des arbres est constituée pour moitié de carbone, quantifier le stock de cet élément requiert d’estimer le volume de chaque arbre et d’en identifier l’espèce. Pourquoi l’espèce ? Parce que c’est elle qui détermine la densité du bois et donc la quantité de carbone stockée pour un même volume de bois.

Évidemment, le nombre d’espèces que l’on peut rencontrer dans une forêt tropicale est tel qu’aucun expert au monde ne peut arriver à toutes les nommer. Au moins 40 000, et peut-être jusqu’à plus de 53 000 espèces d’arbres poussent sous les tropiques, quand il n’y en a que 124 dans l’Europe tempérée. Il faut donc systématiquement collecter des herbiers de contrôle, afin de vérifier l’appartenance d’un arbre à telle ou telle espèce avec les échantillons déjà conservés dans les herbiers des muséums ou universités. Ceci est d’autant plus important qu’au-delà du carbone, la biodiversité est un paramètre clé à intégrer dans les mécanismes de conservation.

Ensuite, pour évaluer l’évolution du stock de carbone, donc des flux entrants et sortants de la forêt, ces mesures doivent être répétées régulièrement pour mesurer la croissance des arbres, compter les morts et intégrer les arbrisseaux qui atteignent la taille minimum à partir de laquelle un arbre est pris en compte dans un inventaire.

Certaines mesures imposent de grimper aux arbres, comme le fait Pierre Ploton au Cameroun sur la photo de gauche. Mesurer des diamètres peut également s’avérer acrobatique quand les arbres sont déformés. Vincent Droissart et Nicolas Barbier, Fourni par l’auteur

Pour corser le challenge, sous les latitudes tropicales, les forêts sont (encore) vastes, denses et difficiles d’accès, dans des pays souvent dépourvus d’infrastructures. Quand tout va bien, les sites à inventorier sont au mieux à plusieurs jours de voyage des capitales. Évidemment, on ne peut pas mesurer toute la forêt : on procède donc à un échantillonnage, comme pour les sondages électoraux. Typiquement on sélectionne un certain nombre de parcelles de taille raisonnable (idéalement l’équivalent de 2 terrains de football, soit entre 500 et 1000 arbres par parcelle).

Les critères à prendre en compte pour cette sélection (hasard total ou au contraire choix délibéré de types de végétations particuliers) forment une science en soi, et changer de critères en cours de route peut rendre toute l’approche caduque. On parle par exemple du « biais de forêt majestueuse », lorsqu’on emploie des parcelles sélectionnées dans des forêts particulièrement intactes pour estimer la moyenne du carbone contenu dans l’ensemble des forêts d’une zone.

Une fois sur le terrain, des mesures simples sont réalisées sur les arbres : le diamètre du tronc, plus rarement la hauteur des arbres. On utilise ensuite des tables de conversion, appelées équations allométriques, qui permettent d’estimer le carbone d’un arbre à partir de ces quelques mesures. Ces équations sont élaborées en en abattant et en pesant intégralement un petit nombre d’arbres. Comme un seul de ces géants peut atteindre 160 tonnes de masse fraîche, et qu’il faut effectuer la pesée directement en forêt, il peut arriver qu’une douzaine d’ouvriers mettent une semaine pour peser un seul arbre.

Pesée destructive d’un arbre de référence. Nicolas Barbier, Fourni par l’auteur

Il est donc fréquent d’employer des équations provenant d’autres régions, ce qui peut créer des biais. Des alternatives non dommageables pour la forêt se développent : des scanners laser permettent désormais de mesurer précisément le volume des arbres sur pied. Nous avons ainsi pu produire de nouvelles équations allométriques au Cameroun et en République Démocratique du Congo, beaucoup plus efficacement et sans perdre en précision.


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Comment passer à large échelle ?

Même en échantillonnant, obtenir une estimation représentative et actualisée des stocks et flux de carbone à l’échelle d’un pays ou de l’ensemble des forêts tropicales en remesurant des parcelles est un défi considérable. Ces dernières décennies, les techniques de mesure à distance (télédétection) se sont développées, afin de permettre de gagner en efficacité et de moins dépendre d’aléas du terrain. Les satellites parcourent le globe jour après jour et prennent des mesures permettant d’évaluer (par exemple) les modifications de l’état des surfaces, la pluviométrie ou le débit des cours d’eau.

Des missions spatiales sont spécialement dédiées à la mesure de la biomasse des forêts, comme l a mission BIOMASS de l’Agence Spatiale Européenne, qui attend un lanceur fiable pour décoller, ou le laser GEDI sur la station spatiale internationale. En attendant, on est contraints d’extrapoler avec les données des satellites existants, qui ne sont pas forcément prévus pour voir à travers la canopée des forêts denses.

Mosaïque d’images satellite infra-rouge sur toute l’Afrique Centrale (Satellite MODIS, 10 ans d’observation). Nicolas Barbier, Fourni par l’auteur

Car la télédétection ne mesure pas directement le carbone ou la biomasse, mais une quantité de lumière ou d’ondes radio réfléchies par les objets. Convertir ces données en information exploitable passe par des modèles physiques ou statistiques complexes pour lesquels les données de terrain sont indispensables. Vu la rareté de ces données, et les limites des signaux satellites actuellement disponibles, le niveau d’incohérence entre certaines cartes publiées peut parfois prêter à sourire, lorsque l’on voit la moyenne d’un pays passer quasiment du simple au double d’une carte à l’autre. Au cours de la dernière décennie, notre équipe a passé beaucoup de temps à analyser les sources de ces erreurs, souvent cachées dans de mauvaises approches statistiques, ou des effets instrumentaux mal pris en compte.

En effet, des images prises dans des conditions d’éclairement ou avec une atmosphère différente ne sont pas directement comparables. Vu la couverture nuageuse permanente près de l’équateur, on est même contraints d’utiliser des images très dégradées ou des assemblages de pixels agrégés à partir de différentes images. Nous avons aussi cherché à mieux utiliser l’information contextuelle, comme la forme ou la texture des objets visibles, pour estimer la taille moyenne des couronnes d’arbres par exemple. Les percées récentes de l’intelligence artificielle ouvrent de nouvelles perspectives pour mieux valoriser la masse des données acquises par satellite. C’est en effet la machine qui définira elle-même les critères les plus pertinents pour obtenir l’information voulue indépendamment des conditions de prise de vue.

Construire des supercalculateurs et lancer des missions dans l’espace ne suffit cependant pas. Il est aussi primordial de réinvestir dans l’acquisition de données sur terre pour fournir des données de référence indispensables. Différentes initiatives internationales s’organisent, qui visent à soutenir les inventaires forestiers nationaux (comme on l’a vu plus haut), ou à installer des sites de calibration dernier cri pour servir de référence à des missions satellites.

Stéphane Momo scannant une forêt au Laser au Gabon. Nicolas Barbier, Fourni par l’auteur

Et les autres compartiments ?

Tout ce que nous venons de décrire permet d’évaluer le stock de carbone dans les parties visibles des arbres sur pied. Mais on ne sait que très peu de choses de leurs racines, du carbone contenu dans le sol, de ce qui est emporté dans les rivières, ou des échanges avec l’atmosphère. Par exemple, on a récemment découvert que les tourbières du bassin du Congo contenaient plus de carbone que toutes les forêts de la région.

Pour mesurer la respiration et la photosynthèse de notre fameux poumon vert dans son ensemble, il faut notamment installer des tours à flux. Ces structures surplombent la canopée à plus de 60m de hauteur (jusqu’à plus de 300 m !) portent différents appareils (anémomètre sonique, analyseur CO2 infrarouge, hygromètre… ) qui mesurent les échanges gazeux entre l’atmosphère et la forêt. Alimenter, entretenir et sécuriser un tel équipement en pleine jungle pendant des décennies est un défi en soi. Des collègues avaient tenté l’aventure au Congo dans les années 1990. Quand ils sont revenus, l’aluminium de la tour avait été fondu et converti en marmites !

En fait, peu de gens réalisent que, malgré la crise climatique, il n’existe quasiment plus aucune infrastructure de mesure en état de marche en Afrique. Même des dispositifs aussi basiques que des stations météo font défaut ! Derrière ces lacunes fondamentales, des questions plus profondes surgissent par exemple : À qui attribuer la charge de la collecte de toutes ces données essentielles : Aux institutions étatiques des pays du Sud ? Aux exploitants industriels privés ? Aux bureaux d’étude des pays du Nord ? En ce qui nous concerne, nous demeurons partisans d’une collaboration entre chercheurs et institutions scientifiques du Nord et des Suds, pour apprendre ensemble en tirant parti des meilleures technologies disponibles. C’est ce qui justifie les appels à renforcer la recherche, la formation et les partenariats internationaux au Sud, voire à construire des centres de recherche multidisciplinaires dédiés à ces questions.

À quoi cela sert-il ?

On le voit, la science fait de son mieux pour offrir des approches plus rigoureuses et transparentes pour mesurer les stocks et flux de carbone des forêts tropicales à une échelle pertinente. Cela devrait permettre à terme d’éviter de voir se reproduire des erreurs grossières ou volontaires, comme le cas de la Malaisie qui en 2021 avait fait les gros titres de la presse mondiale. Dans son bilan annuel des Gaz à effet de serre, elle considérait posséder un puits de carbone forestier annuel de plus de 243 millions de tonnes, soit autant que son voisin l’Indonésie, qui possède pourtant cinq fois plus de forêts.

Mais si certains pays affichent des chiffres excessifs, d’autres n’en communiquent même pas. Ainsi, alors que certains chercheurs s’inquiètent déjà de voir la limite d’1,5 degrés fixé par l’accord de Paris déjà dépassée à la fin d’année 2023, le manque de données concernant les flux, stock et émissions des gaz à effet de serre reste criant. En début d’année, seuls 48 pays avaient déjà rendu un inventaire de leurs gaz à effet de serre. C’est très peu si l’on considère qu’en 2024, les 197 pays membres de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques seront désormais sommés de soumettre un rapport annuel.

Des mesures rigoureuses des flux et stocks de carbone demeurent également cruciales pour évaluer l’impact des projets de conservation des écosystèmes forestiers. Surtout dans le cadre de la monétisation de ceux-ci avec des crédits carbone via des projets de déforestation évitée ou de réhabilitation forestière. Il faut éviter, ici encore, de tomber dans les écueils constatés ces dernières décennies, où de nombreux projets de préservation des forêts se sont révélés sans impact positif concret.


Cet article s’inscrit dans le cadre d’un projet associant The Conversation France et l’AFP audio. Il a bénéficié de l’appui financier du Centre européen de journalisme, dans le cadre du programme « Solutions Journalism Accelerator » soutenu par la Fondation Bill et Melinda Gates. L’AFP et The Conversation France ont conservé leur indépendance éditoriale à chaque étape du projet.

Nicolas Barbier, Chercheur en Écologie Tropicale à l’UMR AMAP, Institut de recherche pour le développement (IRD); Bonaventure Sonké, Professeur de Botanique, Université de Yaounde 1; Le Bienfaiteur Sagang, Écologiste et analyste en télédétection, University of California, Los Angeles; Pierre Ploton, Chercheur en Sciences des données et des modèles à l’UMR AMAP, Institut de recherche pour le développement (IRD) et Stéphane Momo Takoudjou, Chercheur en Écologie tropicale, Université de Liège

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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