Que ce soient les processus démocratiques, la cohésion sociale ou le bien-être des populations, aucun pays n’est épargné des effets néfastes de la désinformation, y compris dans l’espace francophone. De nombreuses voix s’élèvent pour s’y opposer – toutefois la plupart sont issues du monde occidental et anglo-saxon. L’Organisation internationale de la francophonie (OIF) souhaite renforcer les initiatives de lutte contre la désinformation en français, ainsi que dans les différentes langues locales de ses 88 pays membres. Pour en savoir plus sur la plateforme internet ODIL et le projet de lutte contre la désinformation que mène l’OIF, ONU Info a rencontré Bertrand Levant, chef de projet « Lutte contre la désinformation ».
Nous lui avons d’abord demandé de revenir sur l’incidence de la désinformation aujourd’hui. Aucun pays n’est a l’abri de la désinformation. L’OIF s’est dotées d’ODIL, la Plateforme francophone des initiatives de lutte contre la désinformation.Bertrand Levant : L’incidence de la désinformation est énorme. Partout dans le monde, aucun pays n’est épargné, y compris dans l’espace francophone, on voit bien que cette désinformation a un impact sur la cohésion sociale, sur les processus démocratiques, sur le bien-être des populations. Le projet de la désinformation de l’OIF, par exemple, est né de la volonté de la Secrétaire générale à l’occasion de la crise sanitaire et l’OIF a voulu apporter sa contribution à ce phénomène, à ce fléau qui impacte le bien vivre ensemble. Et donc l’ampleur du phénomène est assez énorme parce que l’on constate que cette désinformation peut induire les populations en erreur, peut accentuer ou nourrir des conflits existants en s’appuyant sur des contextes culturels, communautaires, politiques ou religieux qui sont parfois polarisés. On voit aussi, et on l’a constaté dans certains États de la Francophonie, mais c’est le cas aussi ailleurs, il y a eu des cas retentissants, que cette désinformation est parfois sciemment organisée afin d’influer sur les processus démocratiques et sur les élections en particulier pour influencer l’opinion des populations et influencer le comportement électoral. Donc, on voit bien que cette désinformation-là peut toucher à tous les niveaux de la vie sociale des citoyens.
L’OIF cherche à agir contre la désinformation et s’est notamment dotée de la plateforme ODIL. Que vise-t-elle exactement ?
Bertrand Levant : Cette plateforme, ODIL, la Plateforme francophone des initiatives de lutte contre la désinformation, est née d’un constat et d’une volonté globale de notre organisation de pouvoir renforcer les initiatives francophones de lutte contre la désinformation et de pouvoir informer, former, fédérer, en français, l’ensemble des acteurs et des actions qui contribuent à lutter contre la désinformation dans tout l’espace francophone. Il y a un enjeu évidemment de renforcement de capacités, mais il y a aussi un enjeu linguistique puisque l’on constate que la lutte contre la désinformation est restée, jusqu’à il y a peu, un domaine dominé par le monde occidental et le monde anglo-saxon. Il était important pour l’Organisation internationale de la Francophonie de pouvoir contribuer à informer en français, à former des initiatives de lutte contre la désinformation qui travaillent en français, mais aussi dans les langues locales des différents pays de la Francophonie. Cette plateforme ODIL est une initiative unique en français. Elle permet de pouvoir prendre connaissance de beaucoup d’initiatives de lutte contre la désinformation dans l’espace francophone. À ce stade, il y en a une centaine qui sont inscrites sur la plateforme. ODIL permet aussi de s’informer sur les politiques publiques de lutte contre la désinformation qui sont déployées dans les 88 États et gouvernements membres de la Francophonie. Par ailleurs, elle permet à ces initiatives, de se former, de renforcer leurs compétences à travers des formations, mais également au public, de s’informer sur toutes les dynamiques liées à la lutte contre la désinformation à travers des podcasts qui sont sur la plateforme.
En quelque sorte, la plateforme a permis de cartographier la lutte francophone contre la désinformation. Que révèle cette cartographie ?
Bertrand Levant : Il y a plusieurs enjeux. D’ailleurs, ce sont des enjeux que notre projet souhaite renforcer. C’est que sur la question de la vérification des faits, le GAL, véritable besoin de renforcement de capacité, le besoin de moyens en termes de ressources humaines, de ressources financières pour pouvoir parvenir à lutter au quotidien contre la désinformation par la vérification des faits. Beaucoup des initiatives recensées sur la plateforme ODIL et que nous accompagnons à travers nos programmes, sont relativement structurées, donc il y a un enjeu de structuration, de professionnalisation de ces initiatives dans tout l’espace francophone. Vu la diversité des contextes et des situations de développement des pays. Donc ça, c’est une première chose. Après, sur les politiques publiques, on a recensé et on voit bien qu’il y a des défis qui sont liés aux politiques publiques de lutte contre la désinformation, tout en gardant évidemment un principe cardinal qui est cher à la Francophonie, qui est celui de la protection de la liberté d’expression. On voit qu’il y a des volontés des Etats de pouvoir légiférer en matière de lutte contre la désinformation. C’est tout à fait légitime. Mais on constate que les enjeux de la lutte contre la désinformation sont complexes et donc la réponse des politiques publiques est parfois difficile à apporter. Enfin, on a pu cartographier très récemment les centres de recherche francophone sur la désinformation sur les différents continents où est présente la Francophonie. Et là également, on constate qu’il y a un besoin de moyens, mais aussi de coopération et c’est, je pense, l’enjeu transversal à toutes les dimensions que j’ai évoqué, c’est qu’il y a un besoin, une attente de toutes ces initiatives-là, de pouvoir coopérer pour avoir une réponse globale à la lutte contre la désinformation dans l’espace francophone. Nous l’avons fait à travers des projets de jumelage que nous avons soutenus en 2022 et que nous soutiendrons en 2023 pour encourager le partage des bonnes pratiques et des compétences entre les différentes initiatives de lutte contre la désinformation.
La plateforme permet de collaborer et de renforcer les projets et les efforts qui sont déjà en place. Concrètement que fournit-elle pour ses utilisateurs ? Y a-t-il un moyen, par exemple, de vérifier une information concrète ?
Bertrand Levant : Les destinataires de cette plateforme, ils sont multiples. C’est à la fois le grand public qui souhaite s’informer sur les initiatives de lutte contre la désinformation, de vérification des faits des politiques publiques dans tout l’espace francophone. Donc, il y a une mission d’information du grand public qui est derrière sur cette plateforme. Il y a aussi une volonté et une mission de mise en réseau de fédérations de valorisation de toutes les initiatives, qu’elles soient portées par les institutions, par la société civile, par les centres de recherche. Et donc, ces acteurs spécifiques qui travaillent à la lutte contre la désinformation peuvent prendre connaissance des initiatives qui existent dans d’autres États. C’est une chose pour encourager les coopérations. Ils peuvent aussi y aller s’y former puisque nous nous mettons à disposition toute une série de formations techniques et spécifiques sur les techniques de vérification des faits, sur les techniques de recherche en sources ouvertes, sur la cybersécurité, sur la data visualisation. Tous des éléments qui permettent de renforcer sur le terrain les initiatives francophones de lutte contre la désinformation. Et donc, en 2022, nous avons pu soutenir huit projets de jumelage dans treize pays francophones qui associent 19 initiatives de lutte contre la désinformation qui ont permis la formation de 500 professionnels de la lutte contre la désinformation et de la sensibilisation. Plus de 1500 élèves étudiants sur le terrain en 2022, nous en soutiendrons six qui associeront 19 initiatives dans onze pays.
Dans les discussions actuelles concernant la désinformation et les utilisateurs des réseaux sociaux, l’idée d’un permis d’utilisateur a été évoquée. Un permis pour les utilisateurs qui auraient reçu des formations pour savoir lire et savoir qui diffuse des informations fiables. Est-ce que cette plateforme envisage de fédérer un effort en ce sens ?
Bertrand Levant : A ce stade, on se concentre surtout sur des initiatives qui sont plus ou moins structurées et qui travaillent concrètement à lutter contre la désinformation à travers la vérification de faits et d’éducation aux médias notamment. Néanmoins, la sensibilisation des utilisateurs et des citoyens reste un enjeu tout à fait essentiel et nous soutenons dans nos pays la mise en place d’activités d’éducation aux médias et à l’information pour permettre aux citoyens d’avoir les bons réflexes, l’esprit critique, la distance nécessaire par rapport à la circulation de l’information. Maintenant, concernant votre point sur la certification des utilisateurs sur les réseaux sociaux, si j’ai bien compris, nous n’avons pas encore abordé, réfléchi à ce point. Nous nous concentrons d’abord sur les acteurs établis de la société civile et des médias qui luttent contre la désinformation dans nos différents pays.
La plateforme ODIL est rattachée aux affaires politiques de l’OIF et vous avez évoqué l’incidence de la désinformation sur le processus démocratique. Y a-t-il également un volet d’appui électoral, proposé par ODIL, concernant la désinformation ?
Bertrand Levant : ODIL est un des éléments du projet phare de lutte contre la désinformation. Ce projet a plusieurs dimensions : une dimension de renforcement de la vérification des faits, une dimension de renforcement des politiques publiques, une dimension de renforcement de l’éducation aux médias ainsi qu’une dimension de renforcement de la recherche francophone. En fonction des demandes qui peuvent nous parvenir et de notre accompagnement des processus électoraux, nous tâchons de développer des activités sur le terrain en accompagnement de la société civile, mais aussi des institutions qui permettent de lutter contre la désinformation. Cela peut passer par le soutien à des initiatives de vérification des faits en période électorale, par de la sensibilisation, par l’éducation aux médias et à l’information en période électorale, mais aussi, par exemple, au niveau des institutions, l’accompagnement des institutions, notamment des autorités de régulation des médias, voire des commissions électorales indépendantes ou des organismes de gestion des élections sur la dimension de la lutte contre la désinformation.
Avez-vous des exemples de projets d’accompagnement déjà menés sur le terrain ?
Bertrand Levant : Oui, lors de la dernière élection présidentielle au Bénin, nous avons soutenu le principal média en ligne béninois pour le développement de leur fact-checking en période électorale, qui a permis par la vérification des faits sur le processus électoral et sur les élections en général, d’apaiser certains conflits potentiellement naissants par rapport à des rumeurs ou de la désinformation qui circulaient en période électorale.
Et concrètement, comment fait-on pour vérifier en période électorale qu’une information est juste, qu’une rumeur est en train de prendre de l’ampleur, surtout si c’est fait sciemment ?
Bertrand Levant : Je pense que le travail de vérification des faits, de lutte contre la désinformation en période électorale, il ne diffère pas réellement du travail de vérification des faits ou du comptage des informations en temps, on va dire hors électoral. La différence, c’est que l’impact que ça peut avoir sur le processus démocratique est sans doute plus important. Donc comment on fait ? Il s’agit pour les vérificateurs des faits d’être suffisamment outillés, d’avoir suffisamment de ressources humaines pour pouvoir détecter cette désinformation. Cela passe aussi par la possibilité pour les citoyens de signaler des contenus suspects auprès des initiatives locales de vérification des faits. Derrière cela, il y a un travail de vérification qui doit être fait par les organismes de vérification des faits qui doivent s’assurer auprès des sources officielles, notamment auprès des organismes de gestion des élections par exemple, de la véracité de certaines informations sur le processus électoral.
Et donc le rôle d’accompagnement de l’OIF est d’apporter un financement et un renfort au niveau des ressources humaines directement ?
Bertrand Levant : Oui, c’est notre rôle en tant qu’organisation internationale de coopération, d’apporter notamment un appui financier pour que ces initiatives puissent développer leurs activités en période électorale. Mais le rôle de notre organisation c’est aussi de valoriser les bonnes pratiques et de les mettre à disposition de ces initiatives en période électorale, par le partage de bonnes pratiques, justement en capitalisant sur des expériences et des expertises qui ont été développées dans d’autres Etats francophones pour les mettre à disposition du renforcement des capacités des initiatives locales.
Quelles sont les prochaines étapes pour ODIL et pour la lutte que mène l’OIF contre la désinformation ?
Bertrand Levant : La prochaine étape, c’est de pouvoir intensifier et élargir le spectre de couverture du projet de lutte contre la désinformation, en mobilisant notamment tous les acteurs francophones au niveau local, dans les différents Etats, mais aussi au niveau global. Il y a l’OIF mais d’autres acteurs francophones, notamment au niveau de la recherche, par exemple, au niveau des municipalités aussi. C’est aussi une question d’essayer de mobiliser au maximum tous les acteurs au niveau local, de la société civile et des institutions afin de mutualiser les efforts, les moyens et les forces pour lutter contre la désinformation. Car c’est un phénomène complexe qui nécessite que tous les acteurs qui ont, de près ou de loin, un rôle à jouer puissent jouer pleinement ce rôle, notamment au niveau des institutions. Ça peut être les autorités de régulation des médias, les organismes de gestion des élections, les autorités de protection des données personnelles, notamment au niveau des institutions. Après, au niveau de la société civile, il y a évidemment les médias. Il y a d’autres dimensions en matière de lutte contre la désinformation. Il y a la vérification des faits, il y a toute la dimension de l’éducation aux médias et à l’information qui est sans doute l’urgence et la priorité auxquelles devraient s’attacher la plupart de nos Etats pour développer cet esprit critique de la part de tous les citoyens, pour prévenir la circulation de la désinformation par l’adoption d’un comportement et d’une distance critique par rapport à la désinformation. Il y a énormément d’efforts à faire pour que, notamment les jeunes générations, puissent être sensibilisées aux usages des réseaux sociaux, mais aussi aux dangers et aux réflexes à adopter à ce sujet.Lire aussi :