Triple Bottom line : de quoi parle-t-on ?
Tout est parti de la remise en cause du capitalisme et de la croissance économique dès les années 1970. S’il est vrai que dans la frénésie de la production industrielle et ses conséquences, les premiers travaux sur la comptabilité sociale ont émergé en 1960 aux USA (Michel Capron, 2009), les travaux sur la comptabilité environnementale ont par contre commencé à apparaître au début des années 1970, conséquences cette fois-ci des externalités de l’industrialisation et de la raréfaction des ressources (Jacques Richard, 2009). Très préoccupés par les conséquences d’une croissance économique qui impliquait une consommation importante des ressources énergétiques et humaines, des intellectuels réunis au sein du club Rome tirèrent la sonnette d’alarme en publiant le rapport Meadows en 1972. Il ressort de ce rapport que le développement économique des Etats émergents induit une consommation des ressources dont le coût de plus en plus important devient insupportable sur le plan social et environnemental. Après ce rapport, la succession des catastrophes naturelles, les conséquences négatives des avancées industrielles conjuguées à l’hyper médiatisation, ont fini par convaincre le public des dangers que couraient l’humanité et les investisseurs du fait que les entreprises devaient assumer de nouvelles responsabilités qui s’imposent. « Notre avenir à tous », l’intitulé du célèbre Rapport Brundland produit en 1987 par la commission mondiale sur l’environnement et le développement des nations unies, propose les bases d’une politique pour impulser un développement durable. Le rapport définit le développement durable comme « un mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». L’année 1992 permet de faire un bond important dans l’appropriation du concept du développement durable grâce au sommet de la terre organisé par les Nations-Unies à Rio au Brésil. Cette rencontre permit d’une part de définir les objectifs du développement durable prenant en considération le social, l’environnemental et l’économique et d’autre part de souligner l’importance des entreprises dans la mise en œuvre du développement durable au même titre que les Etats et les institutions internationales. Toujours dans les années 1990, la naissance de la notion de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises fut une avancée considérable dans la conscientisation du monde économique. Née des conséquences de la délocalisation de certaines industries dans les pays en voie de développement, occasionnant des pratiques non acceptables comme par exemple le travail des enfants, ces scandales finirent par pousser les investisseurs à réclamer plus de transparence sur les aspects sociaux et environnementaux des affaires. C’est donc conscient des limites de la comptabilité traditionnelle à fournir des informations sur les différentes externalités que John Elkington aborde le problème dans son célèbre livre intitulé « cannibal with forks : the triple bottom line of 21st century bussiness ». Rappelons que John Elkington s’intéresse aux aspects sociaux et environnementaux du capitalisme moderne depuis 1970 et l’une de ses premières actions fut la mise en place de « l’environnemental data services » qui réunit actuellement plusieurs sites internet qui structurent des données environnementales. Il est également co-fondateur en 1994 de « Sustainability », le premier cabinet britannique en conseil et stratégie du développement durable. Dans son livre que nous venons de mentionner ci dessus, il met un accent sur le fait que les externalités sont des coûts économiques, sociaux et environnementaux qui ne sont pas pris en compte dans la comptabilité traditionnelle. Réfutant le fait que la performance ne doit être comprise qu’à travers l’économie quand bien même certains parlent d’économie verte, il préconise d’admettre une triple mesure de la performance des organisations. Il s’agit de la mesure de la prospérité économique, de la mesure de la qualité environnementale, et la mesure de la justice sociale. La triple Bottom line correspond donc au 3 P : People, Planet, Profit, ce qui se traduit en français par « individus, planète et profit ». Pour lui « les dirigeants et chefs d’entreprises désireux de prendre l’entière mesure des enjeux de leurs sociétés et du marché dans lequel ils évoluent, devront mettre en œuvre un audit mesurant des attentes et des exigences fondées sur les critères de la triple bottom line ». Ne remettant, en aucune manière, en cause les fondamentaux du Capitalisme, il fonde d’ailleurs ses analyses sur l’ouvrage de Lester Throw : « The future of capitalism » et s’interroge sur la soutenabilité à long terme des besoins des individus sur le plan économique, social et environnemental. Analysant la mutation de la gouvernance qui donne plus de pouvoir aux institutions internationales au détriment des Etats, John Elkington remarque que ce changement accorde aussi une plus grande importance aux entreprises et interpelle la responsabilité de leurs actions. Il remarque que les entreprises sont « les seules organisations à posséder les ressources, la technologie, la compétence, et en fin de compte la motivation nécessaire pour instaurer le développement durable ». La nécessité d’intégrer les trois bottom lines (économie, sociale et environnementale) s’articule autour du fait qu’entre les trois, existent « des zone de frottement » ( shear zone). La première zone de frottement est, selon John Elkington, le concept « d’éco-efficacité » (en Anglais eco-efficiency) qui est la promotion des produits et services à prix compétitifs pour satisfaire les besoins humains tout en réduisant l’impact écologique à un niveau acceptable par la terre. Le concept de justice environnementale (en anglais environnemental justice) est une autre zone de frottement qui pose spécifiquement la question de la responsabilité intra et intergénérationnelle. Le concept d’éthique d’affaires ou (en anglais business ethics) soulève la question de l’éthique dans l’économie. En bon visionnaire, même s’il prédit la maitrise à l’avenir des indicateurs pouvant mesurer chacune des bottom lines, l’ultime objectif pour lui, en contexte de développement durable, sera d’intégrer en une, tous les trois bottom lines dans le calcul de la performance des organisations.La question de la performance environnementale dans les Institutions de Micro Finance (IMF)
Pour aborder la triple performance (économique, sociale et environnementale) dans la micro finance, des interrogations et des réflexions récentes s’investissent sur la performance environnementale des IMF. Ces interrogations et réflexions s’articulent autour des risques environnementaux substantiels que provoqueraient les activités financées dans le cadre de la lutte contre la pauvreté et la faim. En d’autres termes il s’agit de voir si la micro finance pourrait contribuer à la préservation de l’environnement en sus de sa mission sociale et économique. En nous penchant sur l’impact environnemental des micro-entreprises, bien que leurs externalités négatives prises une a une restent négligeables, c’est surtout la perspective de croissance de ces micro-entreprises et l’augmentation de leurs nombres au fil des années qui interpellent les chercheurs. Hall et Lal (2006) remarquent que le nombre de bénéficiaires de la micro finance qui était de 13,5 millions en 1997 est passé à près de 92 millions en 2004, soit une augmentation de plus de 7 fois en 7 ans. En se référant aux derniers chiffres de la Campagne du sommet du micro crédit, en 2010, 205 millions de personnes pauvres ont pu bénéficier des microcrédits pour entreprendre ou développer des activités génératrices de revenus dans 80 pays, et 75% des bénéficiaires étaient des femmes (J.P. Maes et L.R. Reed, 2012). L’analyse, constatant la croissance du nombre des organisations de la micro finance et le développement constant des activités économiques des bénéficiaires dans le monde, interpelle sur la dégradation de l’environnement si la question de la performance environnementale n’est pas prise en compte par les IMF. Il est de plus en plus prouvé que les secteurs des micro-entreprises qui bénéficient des financements des IMF sont la maçonnerie, l’agriculture non biologique, les ateliers de peinture, l’imprimerie, la maroquinerie, bref des secteurs réputés avoir des impacts négatifs sur l’environnement (Pallen, 1997). La contamination des plans d’eau, qui servent souvent à la consommation alimentaire est non seulement un danger pour la faune et la flore aquatiques, mais une source de maladie pour les humains. Les risques sont d’ailleurs plus importants pour les populations pauvres parce qu’elles dépendent entièrement de la nature où elles puisent leurs matières premières et leurs intrants (Hall et als, 2008). En se penchant sur le rôle des IMF dans la réduction des impacts environnementaux des bénéficiaires de la micro finance, le Groupe Consultatif pour l’Assistance aux Pauvres (CGAP) remarque qu’en ce qui concerne la promotion de l’énergie, les services financiers des IMF peuvent aider les bénéficiaires à diminuer leurs émissions des gaz à effet de serre en adoptant des sources énergétiques moins polluantes (CGAP, 2009). Il y a environ 2 milliards de personnes sur notre planète qui utilisent le pétrole lampant pour s’éclairer au moyen des lanternes à flamme nue et cette consommation représente 1,7 millions de barils de pétrole par jour, ce qui dépasse la production journalière libyenne du pétrole (Mills, 2002). Or les lampes à pétrole produites localement sont polluantes et dangereuses, produisent une lumière médiocre et une odeur désagréable. Le CGAP indique que rien qu’en Afrique, 200 millions de foyers pourraient abandonner le pétrole lampant au profit des diodes électroluminescentes (LED) solaires pour l’éclairage, et cela reviendrait à un coût très abordable (CGAP, 2009). Le financement de la Sylviculture par les IMF est un autre point important à relever, car il est prouvé que la quantité de Carbone emprisonnée dans les arbres et les autres parties des écosystèmes forestiers est plus importante que dans l’atmosphère et la stratégie de préservation des forêts, une des plus efficientes pour la réduction des émissions, représente 1/5 des gaz à effet de serre à l’échelle mondiale (Stern et als, 2007). S’il est vrai aujourd’hui qu’il est difficile pour les IMF de financer des activités de reboisement ou de reforestation du fait des horizons courts, il est plus facile pour eux de le faire en partenariat avec des institutions spécialisées comme Nature Conservancy et Conservation International (CGAP, 2009).L’interaction entre performance environnementale, économique et sociale
L’augmentation des coûts des matières premières due à la rareté progressive des ressources naturelles diminue la capacité des micro-entreprises à dégager des bénéfices (Hall et Lal, 2006). La nécessité pour les IMF de se positionner sur le champ des opportunités devient inéluctable (Hall et Lal, 2006). Les auteurs préconisent que les IMF encouragent les micro-entreprises à s’intéresser aux recyclages ou à la récupération des déchets, à intégrer les matières premières respectueuses de l’environnement comme les fertilisants naturels, les semences organiques ou la teinture naturelle. Dans une optique de réduction des coûts, la mise en œuvre du principe de « recyclage-réutilisation-réduction » dans la politique des IMF avec les micro-entreprises qu’elles financent, permettrait à ces organisations de réduire leurs coûts et produirait un impact positif sur l’environnement (Hallet Lal, 2006). Il est question pour les IMF d’intégrer la problématique environnementale dans l’activité économique, comme se pose déjà la question de l’industrie verte dans les pays industrialisés. On lierait ainsi dans le cadre de la Triple Bottom lines les questions économiques aux problèmes environnementaux. Pour le CGAP, les produits énergétiques propres représentent pour les pays en développement une opportunité de sauter certaines phases intermédiaires par lesquelles les pays développés sont passés pour accéder directement à des technologies nouvelles. En prenant comme exemple l’accès direct aux téléphones portables sans passer par le téléphone à fil, le CGAP estime que les IMF peuvent s’engager dans le domaine des énergies propres tout en accroissant leur base de clientèle et leur portefeuille. Elles peuvent prêter directement aux ménages pour leur permettre d’accéder aux dispositifs individuels d’économie d’énergie, ou encore accorder des prêts aux micro-entrepreneurs qui fournissent ces dispositifs aux ménages (CGAP, 2009). Un travail récent sur le financement d’accès à l’énergie par la micro finance a d’ailleurs montré que le montant accordé aux bénéficiaires finaux peut fonctionner pour les équipements domestiques lorsque les schémas de remboursement sont alignés sur les dépenses énergétiques existantes des ménages (Morris, Winiecki, Chowdhary et Cortiglia, 2007). L’étude montre aussi que le partenariat entre les IMF et les fournisseurs de produits énergétiques propres est un facteur déterminant de succès. En ce qui concerne le financement des utilisateurs finaux, les réussites significatives ont été relevées en Asie du Sud Est ou des milliers de ménages sont déjà passés des sources d’énergies polluantes telles que le bois, le fumier ou le charbon à des sources d’énergie propre grâce à des fourneaux améliorés, des digesteurs de biogaz ou des éoliennes. L’étude relève néanmoins que dans certains cas, le crédit aux utilisateurs pour l’achat de produits énergétiques propres n’est pas approprié, surtout lorsque le prix des produits est trop bas par rapport aux prêts proposés par les IMF. Dans ce cas les auteurs proposent que les achats puissent être financés par l’épargne personnelle ou les crédits du secteur informel ; c’est ce qu’il faut faire en Afrique ou le montant moyen des prêts est plus élevé qu’en Asie du Sud (IFC, 2007). Concernant le social, La nécessité d’ajouter un volet éducatif à la micro finance est une nouvelle responsabilité que doivent assumer les IMF dans la promotion de la performance environnementale (Hall et Lal, 2006). Dans la logique du code de vie de la Grameen Bank, les IMF pourraient inscrire la sensibilisation aux enjeux environnementaux dans leurs missions. Un tel programme consistera à sensibiliser les agents des IMF et les micro-entrepreneurs bénéficiaires des prêts sur l’interdépendance entre la qualité de l’environnement et la qualité de vie de la population. Il s’agit ainsi d’inscrire au cœur de la rencontre entre les agents de crédits des IMF et les bénéficiaires, l’importance de la performance environnementale et la performance sociale ( Hall et Lal, 2006).Conclusion
La croissance du nombre des IMF et par voie de conséquence l’augmentation du nombre des bénéficiaires des IMF nous interpelle sur la compatibilité de la micro finance avec le développement durable. Sachant que le développement durable s’apprécie à travers la « triple bottom lines » qui est en l’occurrence la performance économique, la performance sociale et la performance environnementale, notre travail d’exploration de la littérature a consisté à rechercher l’effectivité de cette trilogie dans la micro finance et ses bénéficiaires. S’il a été plus explicite et moins difficile de mettre en exergue les travaux sur la performance sociale et économiques de la micro finance, il faut reconnaitre que les travaux sur la performance sociale sont pertinents mais restent à leurs débuts. On peut donc dire que d’une Micro finance à « double bottom lines (sociale et économique) » on tend progressivement vers une micro finance à triple bottom lines (sociale, économique et environnementale). La nécessité de faire perdurer la viabilité financière en maintenant les intérêts sociaux des bénéficiaires tout en préservant l’environnement fait son chemin dans la communauté des IMF. Nombreuses sont celles qui comme la Grameen et Basics, commencent à s’intéresser aux aspects spécifiques du changement climatique, notamment ceux relatifs à la réduction des émissions de CO2 (CGAP, 2009). Certaines IMF publient dans leurs rapports annuels non seulement leurs performances économiques et sociales mais aussi leurs performances environnementales ; c’est le cas de Acleda au Cambodge, Findesa au Nicaragua, FIE FFP en Bolivie, ou Banco Solidario en Equateur (CGAP, 2009).Bibliographie
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