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Deuxième partie

Derrière la fusion Veolia-Suez, le rêve d’un Gafam français

Par Marc Laimé pour Le Monde diplomatique

La tempête politico-médiatique provoquée par le projet de fusion du groupe Suez-Lyonnaise des eaux et de Veolia, le géant français des « multi-utilities », a suscité un flot de commentaires qui ont occulté l’essentiel. Soit le pacte faustien contracté par MM. Emmanuel Macron et Antoine Frérot, patron de Veolia, afin d’accoucher aux forceps de la première plateforme numérique mondiale des services marchands à l’environnement.

« Salle des tuyaux » cc Daniel
« Salle des tuyaux » cc Daniel

Il faut revenir au milieu des années 2000 pour prendre la mesure du virage stratégique initié par Suez. Elle-même étant confrontée, comme nous l’expliquions dans la première partie à propos de Veolia, à une contestation croissante de la « marchandisation de l’eau » et à la stagnation de ses activités historiques — symbolisées par les marchés désormais matures des grandes concessions de service public.

Première partie : « Veolia-Suez : genèse d’une affaire d’État »

En l’espace de quelques années, la firme, plus que centenaire, modifie, étape par étape, sa stratégie et ses priorités. Au lendemain du Grenelle de l’environnement organisé en 2007 par M. Nicolas Sarkozy, nouveau président de la république, M. Bernard Guirkinger, leader charismatique de la Lyonnaise des eaux, convainc l’ancien président de France nature environnement (FNE) de conclure un partenariat. Le réseau, qui fédère 3 000 associations de défense de l’environnement, va participer à une opération de formation des salariés de la Lyonnaise aux enjeux de la préservation des ressources en eau dans les milieux naturels. Une opération controversée car elle engage la Lyonnaise à financer FNE. Quelques années plus tard, cette « ouverture au grand cycle de l’eau » permet à l’entreprise de développer de nouvelles offres dans un champ jusqu’alors réservé à l’État et à ses établissements publics.

Suez retourne à la source

Dans le but de répondre aux critiques multiformes émanant de la société civile, en France comme à l’étranger, M. Guirkinger recrute Mme Hélène Valade pour engager un véritable reset sociétal de l’image de la firme, qui prend la forme d’une importante opération de relations publiques baptisée « Idées neuves pour l’eau ». Il s’agit notamment de développer les usage de la télérelève des compteurs d’eau. « Parmi les pistes de développement de la technologie, il y a bien sûr la mutualisation avec d’autres fluides, explique-t-elle, qui permettrait de baisser les coûts de la technologie. On pourrait, par exemple, utiliser le système d’antennes déjà en place pour faire passer les données sur la consommation de gaz, d’électricité, d’utilisation d’Internet, etc. » Des rencontres sont organisées, accueillant professionnels, élus, spécialistes des sciences humaines, et même des opposants. Ces séminaires s’accompagnent de publications largement diffusées, qui placent la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) au cœur des préoccupations de la Lyonnaise. Surmontant les résistances internes, choc de culture oblige, l’opération est considérée comme un franc succès.

Plus original, Mme Valade imagine aussi que « la télérelève des compteurs d’eau pourrait servir de témoin de vie, par exemple pour les personnes âgées ». Un arrêt de la consommation d’eau, s’il était repéré dans la journée chez un particulier, pourrait ainsi être le signe d’un problème. « Nous cherchons de nouveaux services avec cette technologie », confirme Suez Environnement. Autre possibilité pour rentabiliser l’investissement : facturer certains services directement aux utilisateurs plutôt qu’à l’agglomération (1).

Aux vents du grand large

Parallèlement, le groupe poursuit à l’étranger sa course à la croissance, en procédant par acquisitions externes. Ce qui a parfois pour conséquence de damer le pion à Veolia. En 1999, la Lyonnaise a ainsi acquis pour 1 milliard de dollars 67 % du capital de son affilié américain United Water.

En juillet 2018, elle annonce avoir signé un accord avec le fonds d’investissement néerlandais PGGM en vue de lui céder 20 % de Suez Water Ressources Inc., une entité qui regroupait alors les activités d’eau du français aux États-Unis pour 601 millions de dollars (environ 514 millions d’euros). Le rachat d’United Water — devenu Suez Water — permet à l’ancienne Lyonnaise des eaux de prendre la seconde place sur un marché américain de l’eau particulièrement fragmenté, derrière le leader American Water.

Implantée dans quinze États, surtout dans le Midwest et le nord-est, de l’Idaho au New Jersey, Suez fournit désormais des services d’eau potable et d’assainissement à 7,4 millions d’Américains dans le cadre d’accords passés avec des municipalités. Un marché qui présente l’avantage d’offrir une rentabilité définie à l’avance en fonction des investissements. Toujours en 2018, le groupe rachète GE Water, la filiale de l’américain General Electric (GE) spécialisée dans le traitement des eaux utilisées par les industriels. C’est là que l’affaire prend toute sa saveur — surtout si l’on se souvient du rôle controversé imputé en France à M. Emmanuel Macron dans la vente de la partie énergie d’Alstom à General Electric à partir de 2015 (2).

Lire aussi Cécile Marin, « Nationalisations et privatisations en France », Le Monde diplomatique, juin 2019.

Montée en partenariat avec la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), le rachat de GE Water par Suez est évalué à 3,2 milliards d’euros. Cette activité employant 10 000 personnes (sur un total de 90 000) doit alors être logée dans une filiale de droit français baptisée Suez Water Technologies & Solutions, dont la CDPQ détiendrait 30 %. Suez se renforce ainsi sur un marché mondial de l’eau industrielle pesant 95 milliards d’euros ((135 milliards de dollars, chiffres de 2016), en croissance de 5 % par an, selon M. Jean Louis Chaussade, directeur général de Suez Environnement. À elle seule, l’industrie consomme en effet 15 à 20 % des ressources en eau de la planète, trois ou quatre fois plus que les villes et les collectivités.

Ce rachat de la filiale de GE doit permettre permettre au groupe, déjà présent dans près de 70 pays, de sortir un peu plus des frontières hexagonales, européennes et des marchés matures, lui permettant dès lors de réaliser 40 % de son chiffre d’affaires à l’international (contre 33 % en 2016), tout en se renforçant considérablement aux États-Unis, en Amérique latine et en Chine, où il pourrait faire des offres plus globales. Avec plus de 82 000 employés, l’entreprise générait, en 2016, un chiffre d’affaire de 15,3 milliards d’euros et 420 millions d’euros de résultat net. Elle affirmait alimenter environ 92 millions de personnes en eau potable dans le monde.

Main basse sur les villes

Lire aussi Alain Rey, « Les noms de l’eau », Le Monde diplomatique, mars 2005.

Reste qu’à ce chapitre de notre saga, c’est une démarche d’une toute autre nature qui peut en éclairer utilement les derniers rebondissements. Dans un long entretien d’une brutale franchise accordé en décembre 2019 au Journal du Grand Paris (3), M. Henri de Grossouvre, directeur de la stratégie urbaine de Suez Eau France, dévoilait les enjeux considérables liés aux développements récents des « smart cities », véritables cauchemars urbains au cœur des redéploiements récents des multi-utilities comme Suez :

« La ville se construit le plus souvent à côté de l’eau, sur un fleuve ou une rivière, à côté d’un lac ou de la mer. Aujourd’hui, quasi toutes les métropoles mondiales qui comptent ont un port maritime à proximité. Est-ce que l’on peut penser l’aménagement par les réseaux ? Non, ou en partie seulement. Est-ce que les réseaux participent à l’aménagement ? Oui, et de plus en plus. Mais en partie seulement, car les échelles ne sont pas les mêmes, le réseau d’eau est à l’échelle d’une intercommunalité, le TER à l’échelle de la région.

Au-delà de la rationalité scientifique, la troisième donnée à prendre en compte est une donnée politico-culturelle. Historiquement et culturellement, les représentants de certaines villes ou territoires ne souhaitent pas travailler ensemble : Nancy et Metz, Aix et Marseille, le Haut-Rhin et le Bas-Rhin…

Jérôme Monod, qui était président de la Lyonnaise des eaux de 1980 à 1997 et fut patron de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar) de 1968 à 1975, représentait à l’époque cette « pensée aménagiste à la française » désormais remise en question.

« Aujourd’hui, notre lien à l’aménagement n’a plus rien à voir avec cet aménagement public centralisé, poursuit de Grossouvre. Il se fait de manière spontanée et endogène, en concertation et coopération avec les acteurs publics et privés, pour répondre aux besoins et aux transformations des villes à la rapidité exponentielle. Nous sommes, nous autres opérateurs d’infrastructures, en train de passer du statut d’exploitant à celui de concepteur, d’influenceur de la planification des infrastructures et de la ville dans son ensemble. Souvent, avec un rôle lié à l’intérêt général dont les modalités juridiques restent à définir. (…)

Nous nous intéressons de près aux aménageurs et autres “constructeurs de la ville”. Cela dit, il faut ajouter que nous le faisons de manière consciente et active progressivement depuis 10 à 15 ans seulement. Ce qui, au regard de l’ancienneté de nos métiers et du mode de gestion naguère principal, est relativement récent (la délégation de service public — DSP — a été créée sous Napoléon III).

Notre passage du petit au grand cycle de l’eau a déplacé nos interventions principales de “la rue” à un territoire ou à une ville perçus dans leur ensemble spatial et environnemental (…).

Si les villes se transforment plus vite, elles sont de plus en plus influencées par le numérique. Il nous faut, quant á nous, nous adapter au même rythme. Pour résumer, notre métier n’est plus, ou plus seulement, d’exploiter les réseaux d’eau et d’assainissement par le biais d’une DSP, mais de fournir des services pertinents aux villes et aux territoires par des modes contractuels qui restent bien souvent à recréer. »

Après avoir mentionné les réalisations déjà effectives dans le département des Hauts-de-Seine ou à Grenoble, c’est avec l’exemple de Dijon que le responsable de Suez illustre les périls qui nous guettent suite au développement ultra-rapide des « villes connectées ». Dijon et son agglomération dirigée par M. François Rebsamen, hiérarque socialiste « hollandais » (et bref ministre du travail des gouvernements Valls) qui a littéralement confié les clés de la ville à Suez :

« Ce contrat [dijonais] est emblématique des nouveaux métiers que nous développons pour répondre aux nouveaux besoins des villes et de la gestion de leurs flux [signé en 2017, mis en œuvre en 2018-2019]. En partenariat avec Bouygues Energies et Services ainsi que Cap Gemini nous réalisons et gérons pour 12 ans un poste de pilotage connecté des équipements de l’espace public des 24 communes de la métropole. Ce projet, unique en France en matière d’open data, permet de rationaliser, optimiser et mutualiser la plupart des équipements techniques : feux de circulation, éclairage, vidéoprotection, services de voirie, eau…, afin de faciliter la gestion de l’espace public. C’est la première fois en France que va être mis en place un outil centralisé et connecté de gestion des équipements publics. Ce projet est stratégique pour Suez, car au cœur de sa vocation historique de prestataire au service de la puissance publique et de sa mission d’accompagnement des collectivités dans leur transformation. (…) Parce qu’il est devenu incontournable de réinventer nos modes de gestion, de production et de consommation pour répondre aux nouveaux défis des villes, l’ensemble des acteurs du consortium participe aujourd’hui á faire de Dijon Métropole une référence en matière de ville durable et intelligente », dit Jean-Louis Chaussade.

Le tableau fait frémir et suscite les plus vives inquiétudes chez des observateurs critiques :

« Les entreprises à l’origine des “villes intelligentes” — dont IBM ou Cisco, récemment rejoints par Sidewalk Labs — ne cherchent pas seulement à vendre une variété de solutions technologiques et de services de gestion de la ville comme les salles de contrôle qui ont été installées de Rio de Janeiro à Jakarta. Ils vendent aussi la toile de fond idéologique qui les justifie. Il s’agit de construire un récit — visant à la fois à convaincre les planificateurs, les politiciens et le public —, sur les crises auxquelles les villes sont confrontées, les changements qui s’imposent et les avantages qu’il y aura à laisser les entreprises prendre les commandes (4). »

On peut enfin ajouter que l’encadrement juridique de ces pratiques est totalement insuffisant. Les rares textes de loi qui ont été promulgués en la matière — à l’exemple de la loi « Lemaire » sous le quinquennat de M. François Hollande — ont pratiquement été vidés de toute substance par les lobbies qui se sont puissamment mobilisés à cet effet (5).

Les trous de mémoire de M. Clamadieu

Lire aussi Félix Tréguer, « La “ville sûre” ou la gouvernance par les algorithmes », Le Monde diplomatique, juin 2019.

Le grand rush vers la smart city ne se limite pas à Dijon. Au même moment, le maire d’Angers et président de sa communauté d’agglomération, M. Christophe Béchu (LR), réputé « Macron compatible », confie lui aussi les clés de la ville et de l’agglomération à Suez, comme l’atteste un communiqué triomphant (6).

Mais cette fois c’est Engie Solutions, associé à Suez, à la Poste et au groupe VYV, qui nous rejoue Main basse sur la ville. Un projet tout aussi inquiétant que celui déployé à Dijon.

Neuf mois plus tard, après l’invraisemblable barouf déclenché par l’OPA de Veolia, M. Jean Pierre Clamadieu, président du conseil d’administration d’Engie, est auditionné à l’Assemblée nationale. Il déclarera à la commission des affaires économiques que l’actionnariat d’Engie dans Suez était devenu celui d’un « sleeping partner » embarrassé par cette participation uniquement financière. Alors qu’en décembre, Engie et Suez évoquaient la « smart city » comme un enjeu stratégique, neuf mois plus tard celle-ci n’avait donc plus de valeur ? Un peu gros (7).

Grandes manœuvres

Entretemps, M. Chaussade avait été remplacé par M. Bertrand Camus. Les équipes dirigeantes de Suez ont renoué avec les fondamentaux plus que centenaire du groupe. Expérimenter dans leur base arrière française les innovations que le groupe pourra ensuite déployer sur toute la planète. Une conviction forte émerge : l’avenir est à la digitalisation à marche forcée de toutes les activités du groupe. Si Suez ne le fait pas, un des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) viendra prélever sa dîme sur leurs activités.

« Nous vivons une grande mutation avec le digital qui est très présent dans le secteur de l’eau, explique Bertrand Camus.

Ainsi le 2 février 2017 lors de la convention annuelle à Béziers, devant 1 200 collaborateurs du groupe, dont 650 pour l’activité eau, réunis au siège de Suez Eau Occitanie, qui pèse à elle seule 130 millions d’euros de chiffre d’affaire, avec près de 600 contrats eau et assainissement :

Il nous permet de traiter de plus en plus de données pour les clients et nos processus internes. Ainsi, nos métiers évoluent et nous tendons de plus en plus vers la préservation de la ressource, la réutilisation des eaux usées à l’instar du projet d’irrigation du golf d’Agde, le traitement des micro-polluants, la surveillance des eaux de baignade, les enjeux liés à l’évolution climatique impactant l’arc méditerranéen ».

Et de préciser que le groupe injecte 75 millions d’euros par an dans la recherche (eau et valorisation), dans des partenariats ou des prises de participation dans des sociétés, notamment dans le numérique.

« En Occitanie, nous travaillons avec Quadran sur des installations photovoltaïques sur l’économie de l’eau, ou encore avec Biotope sur le traitement de micropolluants sur la faune et la flore, ou encore Sigfox sur les objets connectés de surveillance du réseau d’un quartier de Saint-Orens », complète-t-il (8).

Une analyse largement partagée par d’autres secteurs des utilities, à l’image du traitement des déchets, comme en témoigne le président de la société Sepur, l’un des poids moyens du secteur en France :

« Les enjeux pour la collecte de demain, de manière à devenir plus efficient en termes opérationnels, concernent tout d’abord l’intelligence artificielle. Une des tendances du marché réside dans la mise en place d’outils permettant de réaliser une planification prédictive des tournées, afin d’adapter au mieux ses moyens à la charge. L’objectif est de construire des modèles mathématiques permettant de calculer avec une fiabilité relativement importante les volumes futurs de déchets à collecter, ainsi que leur variabilité en fonction d’un certain nombre d’éléments exogènes tels que la météo, la consommation dans les supermarchés etc. L’objectif est de maitriser les coûts d’exploitation en optimisant le chargement de chaque benne, et donc d’adapter le nombre d’équipages et les parcours de collecte. Dans cette optique, nous avons lancé un projet avec une startup rennaise pour créer un outil de planification prédictive, via l’extraction de l’ensemble de la data de collecte. En s’appuyant sur un algorithme mathématique et le machine learning, il sera possible de projeter un planning quotidien complet sur l’année n+1 avec une fiabilité importante de l’ordre de 90 % (9). »

Mais la période n’est pas favorable à Suez. Le spectre du retrait d’Engie de son capital, et la conséquence : l’hypothèse d’un rachat de Suez par Veolia, est évoquée par le quotidien L’Agefi dès mars 2020 (10).

La guerre de succession au couteau entre M. Gérard Mestrallet et Mme Isabelle Köcher — un affrontement sans précédent, émaillé d’effarants coups bas —, a laissé des traces. L’épisode a éloigné M. Emmanuel Macron du groupe, dont il avait pu mesurer dans ses précédentes fonctions l’imperium qu’il a exercé, durant le quinquennat de M. François Hollande, au détriment de Veolia.

Lire aussi Robert Boyer, « Une pandémie, deux avenirs », Le Monde diplomatique, novembre 2020.

Aussi la feuille de route fixée par le nouveau gouvernement de M. Macron au nouveau président d’Engie, M. Jean-François Clamadieu, est claire : se recentrer sur les infrastructures et les énergies renouvelables, en le finançant par la vente d’actifs non stratégiques. Dans ce contexte d’affaiblissement de Suez, M. Antoine Frérot lance brutalement son raid, suscitant alors l’émoi général et la colère des équipes dirigeantes de Suez. Le groupe est littéralement furieux de voir son alter-ego sortir son chéquier et jouer de son entregent politique pour « tuer le match ». Deux mois avant son raid éclair, le 5 juillet dernier, M. Frérot cosignait en effet avec Mme Olivia Grégoire, alors députée LREM, une tribune vibrante dans les colonnes du Parisien pour y vanter les « entreprises à mission », véritable marotte de notre capitaine d’industrie.

Depuis lors, Mme Grégoire, devenue secrétaire d’État chargée de l’économie sociale solidaire et responsable dans le gouvernement Castex, est en butte à la fronde d’un groupe de députés LREM opposés à la fusion Veolia-Suez (Canard enchaîné, 28 octobre)… Pareil soutien n’a rien d’innocent et confirme si besoin était que le PDG de Veolia avait de toute évidence obtenu l’aval des quatre hommes qui décident aujourd’hui de tout en France : le président de la République, le premier ministre et leurs directeurs de cabinet respectifs.

Le tout en pleine pandémie !

Dans cette partie auquel se livrent les capitalistes français, M. Frérot dispute au PDG de Danone le statut de pionnier de « l’entreprise à mission », affèterie emblématique du social washing érigé en mode de gouvernement sous la présidence d’Emmanuel Macron. D’ailleurs, Meridiam (dont nous parlions dans la première partie de cette série) se conçoit aussi comme une « entreprise à mission » (11) !. Hier encore inconnu, son patron, M. Thierry Déau, est fort bien introduit dans le milieu de la « Green Tech and Finance » internationale (12).

« It’s the data, stupid »

Alors pourquoi cette OPA ? C’est que, hormis la timide tentative de création d’un « Google français » des données de l’eau, Veolia a été bien moins inventif que son éternel rival sur le front de la digitalisation (13). Le groupe a aussi pâti des échecs cinglants d’une énième réorganisation, assortie de lourds plans sociaux, qui emportait la création de plusieurs start-ups, dont le développement allait donner lieu à de graves dérives, impliquant plusieurs de ses hauts dirigeants, comme dans la ténébreuse affaire Olkypay (14).

Dès le début des années 2000, M. Frérot s’est fait l’apôtre de « l’économie circulaire ». (15) À l’été 2020, en lançant son raid, notre capitaine d’industrie vise à doubler de taille afin d’accroître l’implantation du groupe dans le monde entier. Pour un observateur attentif du dossier, l’enjeu est colossal :

« La majorité des commentateurs se sont fourvoyés en lisant cette affaire avec des lunettes du XXe, voire du XIXe siècle. À l’orée du XXIe, Veolia est présente dans le monde entier et s’est déjà considérablement diversifiée, comme en attestent les nouvelles diffusées tous les trimestres dans sa lettre d’information interne. Sa lecture permet de comprendre que la Générale canal historique n’est plus qu’un lointain souvenir (16).

La belle histoire que Frérot a vendu à Macron, c’est celle d’un acte disruptif majeur, emblématique de la start-up nation, soit la création d’une véritable place de marché mondiale des services à l’environnement, une plate forme numérique qui agrégera tous les flux de données liés à ces activités. »

Leviathan

Lire aussi Mohamed Larbi Bouguerra, « Du bon usage des eaux usées », Le Monde diplomatique, octobre 2020.

Perspective vertigineuse. En effet, dans cinq à dix ans, quand la 5G (17), l’internet des objets, l’IA triomphante, auront tout colonisé, il s’agira d’accélérer à marches forcées l’installation d’un gigantesque réseau de capteurs implantés, tant chez les centaines de millions de particuliers desservis par le groupe que sur les centaines de milliers d’infrastructures industrielles dans lesquelles il intervient sur toute la surface du globe. Mais aussi dans les collectivités locales, où l’entreprise accompagnera la mue numérique de l’ensemble des activités.

« La véritable rupture, poursuit notre observateur, c’est la construction d’un gigantesque cloud qui absorbera des giga-octets de données, brassées par les algorithmes spécifiques mis au point par des armées de data scientists. Outre le business que cela va générer dans tous les domaines de l’environnement, au sens très large, les outils en gestation vont aussi constituer un levier géopolitique sans précédent. L’agrégation de gigantesques bases de données publiques comme privées, l’intégration d’innombrables programmes de recherche fondamentale et appliquée, la surveillance et l’anticipation des dérèglements climatiques, des évolutions démographiques, de l’activité industrielle, le traçage épidémique avec la surveillance des eaux usées (18), constitueront un nouveau Léviathan, avec les inévitables dérives qui en découleront en matière de libertés publiques. »

Car le développement des Gafam, la reconstruction des chaînes globales de valeur ou encore le système de crédit social chinois conduisent à ce que les grandes firmes se disputent le cyberspace pour prendre le contrôle des sources de données.

« Les sujets sont attachés à la glèbe numérique. Dans l’ordre économique qui émerge, les capitaux délaissent la production pour se concentrer sur la prédation », écrit M. Cedric Durand dans Technofeodalisme, une critique de l’économie numérique, parue en septembre dernier (19).

Pour en donner une image imparfaite, l’outil dont rêve M. Frérot, issu de la fusion avec Suez, pourrait un jour combiner la puissance des capacités de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) et du réseau des représentations économiques implantées dans toutes les ambassades de France à l’étranger. Mais aussi à celui des think tanks, comme les grands réassureurs, la SCOR, Munich Re, ou le bureau Veritas, etc. Une petite NSA publique-privée qui nous mettrait à l’abri du Cloud Act. Un outil rêvé pour un président qui se méfie comme de la peste de « L’État profond » qu’incarnerait à ses yeux l’armée de diplomates du Quai d’Orsay (20). Disposition méconnue : Veolia, comme Suez, sont depuis belle date classifiés comme des Opérateurs d’importance vitale (21).

Cette composante géostratégique a d’ailleurs été pleinement intégrée dans les discussions au plus haut niveau qui ont accompagné le développement du projet d’OPA. D’autant que depuis la création le 8 septembre 2019 du commandement de l’espace au sein de l’armée de l’air (22), la cyberguerre est davantage au cœur des préoccupations de l’état-major des armées, confortant l’émergence d’une nouvelle géopolitique de la datasphère.

Un pacte faustien

Le projet de M. Frérot avait donc tout pour séduire M. Emmanuel Macron. Le profil marmoréen de sénateur romain qui a incarné, seul, la firme tout au long de la crise, dissimule un amateur éclairé de philosophie et d’art moderne. En 2015, dans un entretien fameux à l’hebdomadaire Le 1, Emmanuel Macron, alors secrétaire général de l’Élysée, donne à Eric Fottorino sa vision du rapport des français à la royauté (23) :

« Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. On le voit bien avec l’interrogation permanente sur la figure présidentielle, qui vaut depuis le départ du général de Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. Pourtant, ce qu’on attend du président de la République, c’est qu’il occupe cette fonction. Tout s’est construit sur ce malentendu. »
Lire aussi Cédric Leterme, « Bataille autour des données numériques », Le Monde diplomatique, novembre 2019.

Contrairement aux flots de critiques que ses innombrables contempteurs lui ont adressé depuis 2017, l’actuel président de la République, surnommé par certains le « gramophone du patronat » (24), ne s’est jamais identifié au Roi Soleil. Son modèle serait bien plutôt Napoléon III, le monarque qui, s’appuyant sur la banque, réforma par décret le meccano qu’il se plût à édifier dans la France de la révolution industrielle (25). C’est à cette aune qu’il faut considérer le pacte faustien qui voit M. Frérot — dans le rôle de Freycinet (26) — et M. Macron s’affranchir de tous les codes de la « bonne gouvernance », intimement convaincus qu’ils entreront ainsi dans l’histoire.

Pour être complet, il nous faut enfin préciser que la direction à la concurrence au sein de la Commission européenne « DG COMPETITION Unit B4 – Energy and Environment – Mergers » nous a confirmé le 19 octobre dernier qu’à date, « le projet d’acquisition de Suez par Veolia n’a pas été, à ce stade, formellement notifié à la Commission ».

Les réponses de Veolia

Nous avons adressé le 13 octobre dernier une demande d’entretien à M. Antoine Frérot, puis avons transmis le 19 octobre à l’entreprise des questions, auxquelles Veolia a bien voulu apporter les réponses ci-après le 22 octobre :

« Cher monsieur,

Je vous remercie de l’intérêt que vous portez à notre Groupe et à ce très beau projet de rapprochement.

Vous avez tout à fait raison de souligner que le conseil d’administration de Veolia a été favorable au lancement de la proposition que nous avons faite à Engie le 30 août dernier, après que son Président Jean-Pierre Clamadieu ait indiqué publiquement que “sur Suez, tout est ouvert” en faisant référence à la participation qu’Engie détenait dans cette dernière. Notre conseil d’administration s’est ainsi réuni à plusieurs reprises tout au long du mois d’août.

Ce projet comme vous le savez est avant tout un projet industriel, entre deux groupes dont les activités et les complémentarités géographiques sont aujourd’hui indéniables, à un moment où l’actionnaire de référence de Suez, Engie, était vendeur de sa participation. C’est un projet qui permet à Suez de rester français et qui permettra au nouvel ensemble qui sera le nôtre d’avancer plus vite et plus loin, en combinant innovations et idées, expertises et savoir-faire, pour répondre aux défis de la transformation écologique, en France comme ailleurs.

Ainsi, hors de France, nos activités se complètent, comme en Amérique Latine par exemple, Suez étant très présente au Chili et Veolia en Colombie. Ou encore en Amérique du nord où nos activités sont principalement celles du traitement des déchets dangereux quand Suez est plus active dans la gestion de l’eau. En France, Meridiam reprendrait les activités liées à l’Eau, mais aussi le CIRSEE et les activités de construction (Degrémont). Et Meridiam, qui s’engage sur 25 ans, a bien l’intention de nous concurrencer férocement en France, comme l’a déjà expliqué son PDG Thierry Déau. Pour les activités de déchets, qui sont regardées par les autorités de la concurrence de manière régionale et non nationale contrairement à l’Eau, nous sommes donc dans l’attente de leur analyse. Cela étant dit, la gestion des déchets révèle en France de très belles entreprises de taille très conséquente comme Ortec, Paprec, Derichebourg ou encore Séché.

Pour les cessions qui seraient rendues obligatoires par les autorités de la concurrence, nous avons défini quatre critères de sélection des acquéreurs, d’importance décroissante, et le prix n’est que le dernier d’entre eux. D’abord les garanties sociales, c’est-à-dire le maintien de l’emploi, des conditions de travail et des avantages sociaux. Si cette garantie n’est pas apportée, la discussion n’ira pas plus loin. Ensuite, la qualité du projet industriel et notamment la capacité d’investissement et d’innovation. Puis l’acceptabilité par les clients et le fait que le repreneur soit capable de développer une concurrence réelle et sérieuse sur le marché. Enfin, le prix ne sera que le quatrième critère. Nous créerons un comité qui sera chargé de sélectionner les acheteurs des activités que nous aurons à céder en France pour respecter les exigences antitrust. Il sera composé de gens venant de Veolia et de Suez ainsi que de représentants des salariés, et aura pour mission de bien vérifier le respect de l’ordre de priorité des quatre critères. Nous pouvons donc garantir qu’il n’y a strictement aucun risque de perte d’emploi ou d’avantages sociaux.

Pour preuve, la filiale Osis que Suez nous a cédée cet été. Elle compte près de 3 000 personnes, soit environ 20% des salariés de l’activité Eau de Suez en France. Les syndicats d’Osis ont fait savoir courant septembre que les propositions de Veolia correspondent à leurs exigences de préservation des emplois et des avantages acquis. Lorsque Suez nous a vendu Osis, elle savait qu’il n’y aurait pas de problèmes sociaux, ce que les syndicats ont confirmé depuis.

Pourriez-vous m’expliquer ce que vous souhaitez mieux comprendre sur le sujet du numérique ? Sur quels aspects estimez-vous que Suez est en avance ? Enfin, je profite de notre échange pour vous apporter une précision suite aux propos qui vous sont attribués par le magazine Marianne dans un article paru vendredi dernier. Contrairement à ce que pourrait laisser penser votre citation (“Suez dispose d’une avance sur la “Smart City” qui se nourrit des données issues des concessions d’eau, d’énergie”), Suez n’ayant aucune activité d’énergie, il semble difficile d’attribuer une quelconque “avance” à ce type de données. Données dont dispose en revanche Veolia qui, elle, exerce bien cette activité.

De la même manière, lorsque vous déclarez “Antoine Frérot a dû vendre à Emmanuel Macron une sorte de Gafam tricolore de ces données”, je suis affirmatif lorsque je vous réponds qu’Antoine Frérot n’a rien “vendu” au président de la République. Notre communication le 30 août avait un objectif : rendre public notre projet, son ambition, ses propositions. Pour que tous puissent le voir, le discuter, en débattre, se l’approprier. Comme vous le faites vous-même.

Je reste à votre disposition pour toute information complémentaire. Bien cordialement. »

Marc Laimé

(1« À Paris le naufrage des compteurs d’eau », Carnets d’eau, Les blogs du « Diplo », 19 mars 2019.

(2« Ça chauffe pour Macron : l’enquête sur l’affaire Alstom-General Electric passe au PNF » et « Intérêt national sacrifié, Emmanuel Macron impliqué : Suez-Veolia, la nouvelle affaire Alstom », Marianne, 19 juin 2019 et 15 octobre 2020.

(3« Suez, d’exploitant à concepteur », Le Journal du Grand Paris, 22 décembre 2019.

(4« De la ville intelligente à la ville capturée » ; « Retour vers le futur ? Le capitalisme de plate-forme ou le retour du “domestic system” » ; Lire Jean Haënjens, Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes. La cité face aux algorythmes, collection Diagonales, 2018 ; Le capital dans la cité. Une encyclopédie critique de la ville, sous la direction de Mathieu Adam et Emeline Comby, éditions Amsterdam, 2020 ; Hubert Guillaud « Chine : l’intelligence artificielle, porte d’entrée de la dictature de surveillance ? », 13 octobre 2020 ; Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, , 2020.

(5Loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, dite « Loi Lemaire » ; « La conduite des grands projets numériques de l’État » (PDF), Cour des comptes, juillet 2020 ; Hubert Guillaud, « La société automatisée au risque de l’opacité », 28 octobre 2020.

(6« Angers Loire Métropole : premier « territoire intelligent » de France », Suez, 21 novembre 2019.

(7Audition de M. Jean Pierre Clamadieu à l’Assemblée nationale, 29 septembre 2020.

(8Véronique Coll, « Suez Eau Occitanie : 130 M€ de CA pour près de 600 contrats eau et assainissement, La Lettre M, 6 février 2017.

(9Les nouveaux défis du métier en pleine mutation de la collecte des ordures ménagères. Interview de M. Youri Ivanov, Président de la société SEPUR, « Avis d’expert », Ayming, 11 mars 2019.

(10Olivier Pinaud, « Suez a besoin d’une décision forte de son actionnaire Engie », Agefi, 27 février 2020.

(11Que sont les sociétés à mission ?

(12Forum on green finance investment, OCDE, 6-9 octobre 2020.

(13« Veolia veut créer un “Google” des données sur l’eau », Les eaux glacées du calcul égoïste, 9 avril 2015.

(14« Bras de fer entre olkypay et Veolia, sur fond de conflit d’intérêts », Les Echos, 26 février 2018.

(15Flore Berlingen, Recyclage. Le grand enfumage. Comment l’économie circulaire est devenue l’alibi du jetable, collection Diagonales, 2020, 125 pages, 13 euros.

(16La Lettre Veolia n° 175, juin 2019.

(17Evgeny Morozov, « Bataille politique autour de la 5G, Le Monde diplomatique, octobre 2020.

(18Entretien avec Sébastien Wurtzer, « Deuxième vague Covid : l’analyse des eaux usées l’avait pourtant prédite… », octobre 2020.

(19Technoféodalisme – Critique de l’économie numérique, éditions Zones, 2020, 256 pages, 18 euros.

(20Marc Endeweld, « M. Macron et l’Etat profond », Le Monde diplomatique, septembre 2020.

(21Opérateur d’importance vitale.

(22Création du Commandement de l’espace

(23« Macron, un philosophe en politique », Le 1, n° 64, 8 juillet 2015. Écouter « La tentation monarchique d’Emmanuel Macron, Le billet politique, France Culture, 23 mars 2017.

(24« Gramophone du patronat », épithète utilisée par M. Christian Salmon dans Les matins de France culture le 15 octobre 2020.

(25La Générale des eaux fut créée par décret napoléonien en 1853.

(26Louis Charles de Saulces de Freycinet (1828-1923), homme d’État et ingénieur, notamment ministre des travaux publics.

 

Documents joints

Les opinions exprimées dans les blogs du Monde diplomatique n’engagent que leurs auteurs.

Carnets d’eau

La gestion de l’eau, ressource précieuse, de plus en plus menacée, suscite, du local au global, un foisonnement de questionnements et de combats, dont l’issue engage l’avenir de tous les habitants de la planète.

Après avoir été journaliste (L’Autre Journal, Le Canard Enchaîné, Science et vie, Le Monde diplomatique…), Marc Laimé exerce des activités de formation et de conseil en politiques publiques de l’eau et de l’assainissement auprès des collectivités locales. Il a publié Le Dossier de l’eau. Pénurie, pollution, corruption (Seuil, 2003), Les Batailles de l’eau (Terre Bleue, 2008), Le Lobby de l’eau (François Bourin, 2014), Sivens, le barrage de trop (avec Grégoire Souchay, Seuil 2015).

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Cyrille Souche
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