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A quand l’indicateur du Bonheur National Brut ?

Mesurer le bonheur pour mieux penser l’avenir : l’initiative du Bonheur Réunionnais Brut

« Le bonheur de tous ». C’est par ces mots et ce noble but que s’achève le préambule de la Déclaration des droits de l’homme. Et pourtant, nous en parlons si peu. Il faut dire qu’on ne sait pas toujours à qui il revient de traiter de ce vaste sujet. Le bonheur, est-ce politique ? économique ? culturel ? Le service Environnement de The Conversation est convaincu que c’est un sujet qu’il nous incombe, nous aussi, de traiter. Car notre bonheur peut dépendre de l’état de la biodiversité qui nous entoure. C’est une des conclusions de l’équipe de chercheurs de l’IRD ayant travaillé à la création d’un indice statistique sur le bonheur à la Réunion, sur le modèle du Bonheur National Brut du Bhoutan. 

Mesurer le bonheur pour mieux penser l’avenir : l’initiative du Bonheur Réunionnais Brut

Louisiana Teixeira, Institut de recherche pour le développement (IRD); Amandine Payet-Junot, Institut de recherche pour le développement (IRD); Jaëla Devakarne, Institut de recherche pour le développement (IRD) et Pascale Chabanet, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Pour qu’une réalité soit tangible, et pour pouvoir espérer, éventuellement la changer, encore faut-il pouvoir la mesurer. Mais que faire quand les indicateurs disponibles ne vous renseignent pas sur les paramètres que vous voudriez choisir comme moteurs de changements ?

Malgré de nombreuses critiques, le PIB reste, aujourd’hui encore, l’indicateur phare qui permet de jauger un territoire. Pourtant, la croissance économique qu’il indique n’est pas nécessairement synonyme de réduction des inégalités ou du bien-être de la population. Sur le plan environnemental, la quête de croissance économique semble également de plus en plus difficilement compatible avec un respect des limites planétaires.

Dès lors, il paraît nécessaire de ne pas se contenter de ce seul indicateur. Voici l’histoire, encore en cours d’écriture, d’une de ces alternatives, celle de la création de l’indicateur du bonheur réunionnais brut.

La possibilité d’une île moins dépendante ?

Ces dernières années, l’île de la Réunion a été traversée par diverses crises qui ont aggravé le sentiment de défiance envers le pouvoir centralisé en métropole et le monde de la recherche, tout en exacerbant, d’autre part le désir des Réunionnais de voir leur résilience territoriale renforcée, afin de rendre l’île moins dépendante des aléas extérieurs. Les prémisses de la pandémie de Covid-19 ont ainsi été vécues avec une certaine absurdité par les habitants de l’île, confinés au même moment que la France hexagonale, sans pourtant que le virus ait sévèrement touché La Réunion. Avant cela, le mouvement social des gilets jaunes s’était incarné dans ce territoire d’outre-mer avec des revendications particulières, mais aussi de rudes conséquences, des routes bloquées qui ont pu paralyser toute l’île et ses commerces.

Sur les côtes, enfin, cette dernière décennie, ce que l’on a appelé « la crise des requins » a également durablement entaché la confiance des habitants envers les scientifiques et les pouvoirs publics qui pouvaient peiner à expliquer la recrudescence d’attaques de requins et à trouver des solutions à cela jugées convenables pour la population.

Si l’on prend maintenant les indicateurs classiques pour brosser un portrait de l’île de la Réunion, la réalité dressée n’est pas très optimiste. Selon l’Insee, seule une personne en âge de travailler sur deux occupe un emploi, et la moitié des Réunionnais ont un niveau de vie inférieur à 1 380 euros par mois, ce qui place l’île à la quinzième position sur dix-huit dans le classement évaluant la richesse des régions françaises.

Pourtant la vie sur l’île demeure bien chère, avec des prix jusqu’à 37 % plus élevés pour l’alimentation qu’en France hexagonale. Ces derniers mois, la crise du commerce international en mer Rouge, avec les attaques répétées de navires par les miliciens houthis, ont, une nouvelle fois rappelé combien les Réunionnais pouvaient pâtir d’aléas extérieurs.

hexagonale. Stefano Ember/Shutterstock

Mais les Réunionnais, eux, justement qu’ont-ils à dire de tout cela ? C’est notamment pour répondre à cette question, et penser des modèles de développement partant de leurs préoccupations, qu’est né, en 2020, le projet ISOPOLIS, à l’initiative de l’association réunionnaise ISOLIFE, de différents acteurs de la société civile (RISOM, le Réseau d’innovations sociales ouvertes mutualisées), et coordonné par l’IRD en partenariat avec le CNFPT (Centre National de la Fonction Publique Territoriale). Notre ambition commune était alors de créer un nouvel indicateur tourné autour du bonheur, afin d’évaluer les aspirations des sociétés réunionnaises. L’originalité de notre démarche réside entre cette nouvelle alliance entre différents acteurs de la société civile, de la science et de l’action publique.


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Sur les traces du Bonheur National Brut

Pour cela, notre inspiration a avant tout été l’indicateur du Bonheur National Brut créé au Bhoutan en 1972. Si, de prime abord, peu de choses semblent rapprocher ce royaume bouddhiste niché sur les contreforts de l’Himalaya, de l’île tropicale de la Réunion, lorsqu’on regarde de plus près, on peut néanmoins trouver quelques points de ressemblance. Une population de taille similaire par exemple, et une même ambition de moins dépendre des pays extérieurs, l’Inde et la Chine pour ce qui concerne le Bhoutan, coincé entre ces deux géants.

Enfin, la Réunion comme le Bhoutan disposent de territoires où les écosystèmes préservés sont encore importants, particularité à laquelle semblent tenir les populations. En 2007, 42 % de la surface de la Réunion ont ainsi été sanctuarisés sous la forme d’un parc national, tandis que la constitution bhoutanaise, elle, impose de conserver au moins 60 % du territoire sous couverture forestière. Les deux pays ayant, de ce fait, une superficie habitable limitée, ces ambitions environnementales, peuvent, pour certains, apparaître comme un frein aux développements de nouvelles activités et à la croissance économique.

le temple de Paro Taktsang, niché à flanc de falaise, dans un paysage de reliefs forestiers typique du Bhoutan
le temple de Paro Taktsang, niché à flanc de falaise, dans un paysage de reliefs forestiers typique du Bhoutan. Aaron Santelices/Unsplash, CC BY

Mais le Bhoutan semble avoir décidé de ne plus privilégier celle-ci depuis la création, par son ancien roi Jigme Singye Wanchuck, de l’indicateur du Bonheur National Brut annoncé en 1972 et mis en place à la fin des années 1990. Inspiré par des valeurs spirituelles bouddhistes, le BNB est désormais un indicateur reconnu par l’OCDE et l’ONU et incorporé aux statistiques nationales du pays. Il a également été le moteur de divers projets de grandes ampleurs comme la quête de l’autonomie énergétique, et d’une empreinte carbone négative, et l’instauration d’une partie quotidienne du cursus scolaire des écoliers dédiés à l’éducation environnementale.

Concrètement, le BNB est le résultat de 250 questions posées sur neuf thématiques : le bien-être psychologique, la santé, l’éducation, l’utilisation du temps, la culture, la bonne gouvernance, la vitalité de la communauté, l’écologie et le niveau de vie.

Si nous avons conservé ces critères, nous avons néanmoins tâché de réduire le nombre de questions à 150, et fait en sorte d’adapter le questionnaire au cadre réunionnais, en ôtant par exemple, les interrogations liées au contexte bouddhiste bhoutanais, mais en ajoutant, à l’inverse, des questions sur l’impact de certains fléaux réunionnais, comme les cyclones présents du fait du climat tropical ou les embouteillages, omniprésents du fait de la quasi-absence de transports en commun sur l’île.

L’environnement : une clef du bonheur ?

Le questionnaire une fois établi, nous avons pu le tester auprès de 92 Réunionnais représentatifs de la société de l’île dans son ensemble (genre, âge, localisation géographique, niveau social…) à travers des séries d’entretiens d’une heure trente. Ce premier échantillon étant trop petit pour avoir une analyse quantitative représentative de la Réunion, il s’agissait pour nous avant tout, lors de cette première étape, de tester le questionnaire et d’avoir des éléments d’analyse qualitative.

Voici ce qu’il en est ressorti. Si plus de la moitié des personnes interrogées ont atteint un score de bonheur global supérieur à 66 %, des disparités sont également apparues. Les répondants de plus de 55 ans sont ceux qui présentaient par exemple les scores de bonheur les plus élevés. Le niveau de qualification, lui, semble en revanche ne pas être déterminant du bonheur.

Égalemennt, l’écologie, malgré des scores moyens de satisfaction plutôt faible, fait partie des domaines les plus déterminants, quand le niveau de vie et la gouvernance, eux semblent parmi les domaines les moins impactants pour les citoyens interrogés.

Panorama du Cirque de Mafate, au centre nord de l’île. Serenity-H/Shutterstock

Parmi les impacts de l’environnement sur le bonheur général, nous pouvons par exemple noter que les habitants des régions centrales de l’île demeuraient les plus heureux. Or ces territoires escarpés sont bien plus verdoyants que les côtes, elles sous la pression de l’urbanisation, du fait notamment de l’augmentation de la population générale, qui a doublé ces cinquante dernières années.

Dans une nouvelle étude sur le bonheur que nous avons depuis réalisé auprès des lycéens, nous avons retrouvé cette importance de la biodiversité avec des scores de bonheur plus bas au sein des établissements scolaires où l’on ne trouve pas d’arbres, et donc pas d’ombre.

Les limites de l’exercice et les travaux futurs

Si ce premier test nous a donc permis de faire de l’analyse qualitative, nous tâchons désormais de pouvoir transformer l’indicateur en outil d’analyse quantitative à travers une collaboration IRD-Insee. Notre but serait, ainsi, de pouvoir rejoindre le cahier des charges des statistiques publiques, qui manquent, de leur côté, d’indicateur sur le bonheur et le bien-être.

Nous travaillons pour cela à réduire considérablement notre premier questionnaire à 20 questions, afin de pouvoir multiplier les portées de nos études, et nous sommes également en train de travailler à deux nouvelles études du bonheur réunionnais brut qui porteront sur 2000 Réunionnais pour la première, et sur 3000 lycéens pour la deuxième.

Le bonheur reste une idée neuve en statistique

« Le bonheur est une idée neuve en Europe. » déclarait le révolutionnaire Saint-Just dans une allocution restée célèbre, prononcée en 1794 devant la Convention nationale. Si depuis lors, l’aspiration au bonheur est devenue une revendication plutôt consensuelle, le bonheur, reste cependant encore bien absent du domaine des statistiques.

Notre projet de Bonheur Réunionnais Brut demeure de fait le premier travail scientifique de reproduction du Bonheur National Brut en France. Et si dans d’autres pays comme le Brésil ou la Thaïlande, ou à l’échelle d’une ville comme Seattle, des travaux de chercheurs ont été réalisés pour tenter d’adapter cet indicateur, jamais cela n’a abouti à l’incorporation d’un Bonheur National Brut dans les statistiques officielles de ces deux pays.

Par ailleurs, si les indicateurs existants dans les statistiques publiques françaises sont généralement construits en France métropolitaine, puis adaptés aux outre-mer, notre démarche est la première à viser le contraire en proposant un indice né d’une expérimentation dans un territoire d’outre-mer, qui pourrait ensuite bénéficier à d’autres régions de France.

Mais travailler sur le bonheur n’est pas toujours aisé, en France notamment, où nous avons pu constater que le mot bonheur générait même un certain malaise, du fait notamment d’une certaine confusion entre bonheur et bien-être personnel. Considéré comme purement subjectif, le bonheur et toute étude statistique qui pourrait lui être consacré, ont dès lors tendance à pâtir d’un manque de sérieux.



Pourtant, notre questionnaire, à l’instar de celui du Bhoutan, ne pose pas une seule fois la question « Êtes-vous heureux ? », mais s’échine à proposer une analyse multidimensionnelle reposant sur un ensemble de critères, pour certains subjectifs, comme la santé mentale, pour d’autres objectifs et extérieurs, comme le niveau de vie, l’éducation, l’utilisation du temps. Deux approches qu’il nous semble crucial de coupler pour jauger du bonheur d’un individu. « Le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue », constatait avec humour l’homme politique américain Robert Kennedy. À travers l’indicateur du Bonheur, c’est bien le contraire que nous espérons faire.


Cet article s’inscrit dans le cadre d’un projet associant The Conversation France et l’AFP audio. Il a bénéficié de l’appui financier du Centre européen de journalisme, dans le cadre du programme « Solutions Journalism Accelerator » soutenu par la Fondation Bill et Melinda Gates. L’AFP et The Conversation France ont conservé leur indépendance éditoriale à chaque étape du projet.

Louisiana Teixeira, Research associate (Economics), Institut de recherche pour le développement (IRD); Amandine Payet-Junot, Enseignante en sciences de l’environnement, Institut de recherche pour le développement (IRD); Jaëla Devakarne, Coordinatrice de projet, Institut de recherche pour le développement (IRD) et Pascale Chabanet, Directrice de recherche, spécialiste des récifs coralliens, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Peut-on être trop heureux pour se préoccuper du climat ?

Le bonheur peut être à la fois un moteur et un frein à la préservation de l’environnement. Si les pays au niveau élevé de bien-être social semblent être aussi les plus soucieux du climat, la chercheuse en sciences économiques Abir Khribich (Université Côte d’Azur) rappelle qu’à l’échelle individuelle, la quête d’un bien-être absolu par quelques privilégiés peut entraver la soutenabilité de notre modèle commun.

Lire : Peut-on être trop heureux pour se préoccuper du climat ?

Penser le bonheur peut amener à remettre en cause l’idée même de croissance économique. Pour finir, écoutez l’épisode du podcast Sur La Terre, élaboré par AFP Audio en partenariat avec The Conversation qui interview cette semaine l’anthropologue Jason Hickel, un des penseurs majeurs de cette question dans l’hémisphère Sud.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original

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