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Décryptage

La sensibilité à la nature : Levier de transformation écologique et sociale

Par Paul Klotz - Expert associé à La Fabrique Écologique et à la Fondation Jean Jaurès

Les humains se sont peu à peu éloignés de la nature perdant à la fois leur contact avec elle et la connaissance qu’ils en avaient. Les chiffres montrent en effet que cette déconnexion avec notre environnement ne fait que s’aggraver de génération en génération, mais augmente également chez les familles les plus précaires. La nature s’éloignant de notre réalité, elle disparaît aussi peu à peu de nos imaginaires. Cependant, une volonté de renouer avec la nature permettrait non seulement au grand public peu sensible aux données scientifiques de se sentir davantage concerné par la crise écologique, mais aussi d’améliorer notre bien-être individuel.

Introduction

“L’essentiel est d’être ce que nous fit la nature ; on n’est toujours que trop ce que les hommes veulent que l’on soit”

Jean-Jacques Rousseau dans son Emile ou De l’éducation.

Cette maxime semble s’appliquer à merveille pour décrire le rapport de nos sociétés contemporaines à la nature ? Si l’appréhension progressive de la crise écologique, du rapport Meadows de 1972 à nos jours, a eu le mérite de provoquer, au moins chez une partie de la population, un grand sursaut quant à la nécessité de protéger notre planète, l’individu moderne ne semble pas s’être, pour autant, rapproché de la nature. Bien au contraire.

Loin d’interroger les fondements de leurs cultures politiques, le discours dominant paraît s’en tenir à une approche froide et rationnelle de la crise écologique, la résumant en courbes d’émissions de gaz à effet de serre et en projections hermétiques. Le travail des scientifiques, qui permet ces efforts, est essentiel ; mais suffit-il à infléchir les comportements collectifs ? Voici la question qui mérite d’être posée, alors que la crise écologique se manifeste, au quotidien, dans l’environnement immédiat des individus1, comme le prouve la multitude des faits :

En 40 ans, 60 % des oiseaux ont disparu des champs ; sur la même période, les espaces artificialisés ont augmenté de 72 % en France ; en Europe, depuis 1986, la période de floraison de 400 espèces végétales a reculé, en moyenne, de 32 jours.

Le présent décryptage part d’un constat simple : le langage de la transition écologique, tel qu’il est porté dans la sphère médiatique ou au travers des initiatives de politiques publiques, est insuffisant. Il ne descend pas assez profondément à la racine des imaginaires ; il se refuse encore à perturber les cosmogonies existantes qui fondent le rapport à la nature en faisant de l’Homme son “maître et possesseur”2.

En somme, notre inaction pourrait être le reflet de notre incapacité à éprouver la richesse et la beauté du vivant3. En conséquence, les incitations à réaliser la transition écologique sont elles-mêmes réduites et tendent à ne s’adresser qu’à ceux qui disposent de connaissances suffisantes, ou du moins à ceux qui se satisfont d’un discours purement scientifique. Du reste, une dialectique rationnelle ne suffit pas à emporter, de manière globale, l’adhésion de toute une population aux changements que suppose la réalisation de la transition écologique.

La théorie économique montre en effet que, pour qu’un individu accepte le coût d’une politique climatique, il faut qu’elle lui apparaisse tout à la fois redistributive, efficace et capable de satisfaire un ou plusieurs intérêts personnels4. Cette dernière condition, applicable génériquement à l’homo œconomicus, manque probablement, tandis que la nécessité de la transition est trop souvent présentée comme univoque et sans contrepartie, bien qu’elle soit pleinement justifiée.

Des politiques environnementales réussies supposent donc une logique transactionnelle entre leurs auteurs et leurs bénéficiaires. Avec ce décryptage, nous faisons le pari que le critère de l’intérêt personnel, que l’on appréhende de prime abord sous l’angle économique, pourrait trouver une atténuation, ou une réalisation partielle, dans la satisfaction d’une expérience sensible de l’individu à la nature.

Nous prenons aussi le pari que, ce faisant, les imaginaires qui fondent le rapport des individus à la nature deviendraient bien plus intenses et propices à la réalisation de la transition que ceux qui se structurent autour des seuls discours scientifiques, lesquels sont pleinement appropriables par une partie de la population seulement. Ainsi, plutôt que la réalisation d’un besoin immédiat, l’adhésion aux politiques environnementales trouverait un fondement dans une sensibilité retrouvée à la nature. Nous appelons cette hypothèse l’éco-sensibilité, contraction des termes écologie et sensibilité.

Certes, le terme d’écologie est très large et ne touche pas uniquement au rapport de l’individu à la nature. Mais c’est à dessein que nous parlons d’éco-sensibilité, car un lien plus étroit à la nature aurait une répercussion globale dans notre approche des enjeux écologiques, y compris lorsqu’ils touchent aux sujets climatiques, a priori sans liens directs. S’arrimer plus fermement à la nature revient en effet à sanctuariser une posture écologique, à créer les dispositions d’un imaginaire soucieux de la planète.

Mais l’éco-sensibilité n’aurait pas pour seul intérêt que de permettre d’accélérer la transition écologique. Comme nous le verrons dans les parties 3 et 4 de ce décryptage, elle peut aussi correspondre à un projet politique d’une ampleur plus large. En effet, plusieurs études scientifiques, réalisées pour l’essentiel depuis le début des années 2000, montrent que le fait, pour un individu, de développer un lien sensible à la nature, contribue à l’accroissement de sa stabilité et de son bien-être mental. Plus largement, elles montrent également que l’approfondissement du lien qu’entretient un collectif ou une organisation à la nature permet d’accroître la cohésion et la solidarité du groupe.

A triple titre, donc, l’éco-sensibilité semble pouvoir apparaître comme une doctrine politique nouvelle : en renforçant le lien sensible qui l’unit à la nature, l’individu peut augmenter son investissement dans l’effort de transition, mieux se porter personnellement et, enfin, mieux vivre en communauté. Reste, toutefois, à interroger la définition du “lien sensible” à la nature et les modalités de son renforcement.


I. Développer l’éco-sensibilité pour accélérer la transition écologique

La psychologie moderne, sous l’influence de l’américain Peter Khan, confère aujourd’hui une large place à la théorie de l’Amnésie environnementale générationnelle. Qu’est-ce à dire ? Nous vivons dans un monde au sein duquel la référence à la nature s’appauvrit, du fait de la disparition massive du vivant, de l’artificialisation brutale des espaces sauvages et des dérèglements climatiques.

“lorsqu’on ressent moins la nature, on a moins envie de la protéger”

Or, d’après la théorie de l’Amnésie environnementale, plus la référence à la nature d’une population donnée s’appauvrit, plus cette population réduit son investissement à pratiquer la transition. En arrière-plan, la théorie de l’Amnésie traduit une intuition simple : “lorsqu’on ressent moins la nature, on a moins envie de la protéger” ; et cette amnésie est “générationnelle”, car elle s’accroît de générations en générations

Le constat est posé : la nature se dépeuple des imaginaires et, pour les psychologues, ce reflux diminue l’engagement en faveur de la protection de la planète. Pour étayer ce retrait, plusieurs sources concordent. Dans la culture de masse, d’abord, le vivant s’appauvrit.

Les films d’animation de Disney en fournissent une illustration : d’après la chercheuse Anne-Caroline Prévot, qui a étudié les scènes des dessins animés de la firme américaine depuis ses premières créations, la fréquence et la durée des scènes consacrées aux paysages diminue, passant de 80% en 1940 (proportion parmi le total des scènes d’extérieur) à 50% dans les années 2000. Au surplus, quand elle est représentée, la nature est appauvrie : dans le film d’animation Blanche Neige (1937), Anne-Caroline Prévot recense la présence de 22 espèces animales dans les décors, contre 7 dans Lilo et Stitch (2002) et aucune dans le film Chicken little (2005).

Mais l’imaginaire ne se véhicule pas seulement au travers de la culture de masse. Il se forge aussi et surtout par l’expérience du grand air. Or, le périmètre de jeu et de balade des jeunes issus de milieux ruraux s’est considérablement réduit au cours des dernières décennies : dans un rapport publié en 2007 pour le compte de l’organisme Natural England, le docteur William Bird a étudié, sur 4 générations (1926-2007), les promenades des enfants d’une même lignée autour de leurs domiciles, à chaque fois lorsqu’ils avaient huit ans. Tandis que l’arrière-grand-père, en 1926, se promenait autour de sa maison dans un rayon de 9 km, cette distance s’est réduite à 2 km en 1950, du fait notamment de l’émergence de la voiture et de la généralisation de son usage, pour finalement chuter à 300 mètres en 2007. Cette étude reste certes qualitative ; il ne serait pas possible d’en tirer une loi générale, sauf à conduire une analyse globale sur un échantillon représentatif de la population. Elle nous dit, toutefois, l’ampleur des changements psychologiques qui, en un siècle, ont affecté le rapport de l’Homme à son espace.

Les enfants connaîtraient donc moins la Nature et, par là, en seraient davantage détachés. Ainsi, pendant les jours d’écoles, 39 % des enfants de 3 à 10 ans déclarent ne jamais jouer dehors5. En outre, cette présence au grand air est corrélée aux niveaux de revenus : plus un enfant est issu d’un foyer riche, plus il a de chances de jouer souvent dehors ; à l’inverse, l’appartenance à un foyer modeste est associée à des taux d’obésité et de sédentarité élevés. Au bénéfice de quoi se désencastrement se fait-il ? Au bénéfice des écrans, en premier lieu : l’ANSES montrait en 2020 que 49 % des enfants de 11 à 17 ans présentaient un “risque sanitaire très élevé”, défini comme le fait de passer plus de 4h30 par jour devant un écran et/ou de faire moins de 20 minutes d’activité physique quotidienne6.

Ces différents exemples, cités pêle-mêles, traduisent l’ampleur du grand désencastrement de l’Homme à l’égard de la nature, qui frappe une partie de la population. En suivant la théorie du syndrome d’Amnésie environnementale générationnel, ils expliquent une partie des freins qui contraignent l’action écologique. Faut-il pour autant en tirer la conséquence qu’un rétablissement du lien sensible à la nature, par la mise en œuvre de différentes politiques publiques, permettrait au monde vivant, dans toute sa richesse et sa complexité, de repeupler les imaginaires ? Tel est l’hypothèse que nous souhaitons défendre.

II. Quelle place pour le sensible dans la politique environnementale ?

Le lien sensible est d’abord un lien sensoriel. Il est ensuite un lien poétique. Du côté des cinq sens, la philosophie politique de Condillac enseigne que l’expérience sensorielle peut transformer la compréhension politique des choses ; telle est du moins la théorie qu’il défend dans son Traité des Sensations. Il fait l’hypothèse que “les sensations et les opérations de l’âme” sont “les matériaux de toutes nos connaissances”. En fait d’illustration, Condillac compare le citoyen à une statue inanimée, à qui l’on ferait connaître, épisodiquement et isolément, une sensation : faire sentir une fleur à la statue inerte, en décidant de réveiller seulement son odorat, c’est du même coup lui faire découvrir l’attention ; répéter de nouveau l’opération, c’est lui faire découvrir la mémoire ; activer ensuite les cinq sens, c’est mettre en cohérence les témoignages de l’expérience vécue et, de là, en déduire un ordre intelligible des choses.

La sensation est le véhicule et le terreau de la pensée : éprouver différentes sensations génère à la fois habitude et comparaison, il devient possible de reconnaître et hiérarchiser les compréhensions, dans l’ordre du plus au moins préférable. C’est là que réside pour partie l’intérêt d’une politique environnementale du sensible, ou politique éco-sensible : en multipliant les manifestations sensorielles de la nature dans la vie quotidienne du citoyen, celui-ci accoutumerait son imaginaire à la présence de la nature.

En suivant cette hypothèse, l’entomologiste Robert Pyle développe l’idée selon laquelle nos sociétés contemporaines devraient promouvoir des politiques “du filet à papillon. Expliquons-nous : pour lui, c’est le fait d’éprouver sensoriellement la nature, par la vue, les bruits, les odeurs et le toucher, mais aussi par l’exercice de la mémoire, qui crée chez l’être humain un attachement intime à l’environnement et, ce faisant, une volonté de le défendre. Il écrit ainsi : “je pense que l’une des plus grandes causes de la crise écologique est l’état d’aliénation personnelle par rapport à la nature dans lequel vivent de nombreux individus. En tant que culture, ce qui nous fait défaut, c’est un sens étendu de l’intimité avec le monde vivant. D’une certaine manière, l’histoire naturelle n’a jamais été aussi populaire ; pourtant peu sont ceux qui organisent leurs vies autour de la nature ou qui se laissent profondément émouvoir par elle. La profondeur de notre contact est trop souvent insuffisante. »7.

Pour accroître le lien sensoriel à la nature et lui permettre de réinvestir les imaginaires individuels, une “politique du filet à papillon” pourrait par exemple consister, pour les enfants, à recenser des espèces animales et végétales existantes sur un espace donné, les nommer et les compter, mesurer leurs rapports avec le reste de l’écosystème, identifier les sources qui le menacent et celles, au contraire, qui favorisent leur développement. Il s’agit, dans tous les cas, de redonner une physicalité à la nature, de l’éprouver matériellement, de la laisser pleinement faire obstacle en y confrontant l’usage des sens.

Mais le lien sensible n’est pas qu’un lien sensoriel ; il est encore un lien poétique. Il se définit dès lors par l’inclination d’un individu à s’émouvoir devant un objet ou un sujet, à ressentir, par lui, des émotions, des sensations et des sentiments. La sensibilité serait ainsi la caractéristique humaine qui donne au monde un sens dépassant sa seule rationalité visible. Elle s’opposerait donc à la “raison”8 : plutôt que de donner aux choses une vérité objective autour de laquelle peut émerger une unité de perception, la sensibilité varie selon les facultés, la culture et les habitudes de celui qui l’éprouve.

Symétriquement, le lien sensible à la nature ne s’éprouve pas seulement sensoriellement. Il s’agit, tout autant, de renforcer chez chaque individu la propension à la contemplation et à l’exaltation devant la nature. Quel meilleur moyen, à terme, pour inciter à pratiquer la transition ? Dans une formule pertinente, le philosophe Baptiste Morizot rejoint cette nécessité en appelant, lui-même, à “politiser l’émerveillement”. Il ajoute, dans un entretien au Monde, “Nous héritons d’une culture dans laquelle, dans une forêt, devant un écosystème, on « n’y voit rien », on n’y comprend pas grand-chose, et surtout, ça ne nous intéresse pas : c’est secondaire, c’est de la « nature », c’est pour les « écolos », les scientifiques et les enfants, ça n’a pas de place légitime dans le champ de l’attention collective, dans la fabrique du monde commun9.

S’il faut donc que l’éco-sensibilité soit caractérisée par un renforcement de la présence physique de la nature, par une démultiplication de ses manifestations sensorielles, au cœur des villes notamment, il faut encore qu’elle soit portée par des politiques éducatives, enseignant la beauté du monde vivant, la richesse de sa complexité et même la part d’énigmatique qu’il charrie.

Le lien sensible est précisément un lien de beauté, un lien d’émerveillement à préserver.


III. Développer l’éco-sensibilité pour améliorer le bien-être individuel

Nous l’avons annoncé en introduction : une politique éco-sensible n’aurait pas pour seul intérêt de démultiplier les incitations à la transition écologique ; elle pourrait revêtir, au surplus, les atours d’une nouvelle doctrine politique, permettant plus globalement d’accroître le bien-être individuel et, au niveau collectif, la cohésion sociale. D’abord, attardons-nous sur le premier de ces deux aspects : en quoi une politique qui renforcerait la présence de l’individu à la nature améliorerait-elle le bien-être de celui-ci ?

D’abord, la présence renforcée de la nature dans la vie quotidienne des individus produit des effets sur les relations interpersonnelles. Il faut saluer, à cet égard, le travail du chercheur français Jordy Stefan qui, dans sa thèse publiée en 2016 et intitulée Influence de la présence d’un élément de la nature sur la santé et les comportements prosociaux, s’est employé à réaliser la synthèse de l’ensemble des études conduites dans le champ de la psychologie et démontrant le lien bénéfique existant entre santé humaine et présence de la nature. Jordy Stefan a par ailleurs réalisé, lui-même, certaines expériences pour valider les hypothèses des articles de recherche sur lesquels il fondait ses travaux.

Il a ainsi démontré, à Lorient, ville depuis laquelle il a rédigé sa thèse, l’existence d’une corrélation entre sympathie interpersonnelle et contact à la nature. Pour ce faire, il a procédé à une expérimentation simple en souriant et en disant “bonjour” à un échantillon de 598 personnes, tantôt croisées en ville et tantôt croisées à la campagne. Résultat ; en ville, seulement 30 % des personnes croisées renvoient le sourire, contre 60 % dans la nature ; pour le “bonjour”, 40 % le renvoient en ville contre 70 % dans la nature et 68 % en bord de mer.

Cette “expérience de la sympathie” individuelle est réplicable à une échelle plus grande. Une étude de l’American Journal of Community Psychology, parue en 1998, a ainsi montré que dans un parc de logements neufs attribués aléatoirement à une population donnée, les logements qui étaient le plus proches de zones végétalisées conduisaient leurs résidents à avoir plus d’activités sociales et à être mieux connus de leurs voisins, par rapport aux résidents vivant plus loin de la végétation. Leur sentiment d’appartenance au quartier était également réputé plus fort10.

L’étude conclut ainsi que “dans les quartiers du centre-ville où les espaces communs sont souvent des no man’s lands arides, la présence d’arbres et l’herbe favorise l’utilisation commune de l’espace et les contacts sociaux informels entre voisins”, après avoir “constaté que chez 145 résidents de logements sociaux urbains âgés de 20 à 59 ans répartis au hasard dans 18 bâtiments architecturalement identiques, les niveaux de végétation dans les espaces communs prédisent à la fois l’utilisation des espaces communs et des [liens sociaux de quartier]”.

La présence de la nature a donc une incidence directe sur les relations interpersonnelles. Elle favorise la sympathie entre les individus et, même davantage, réduit l’agressivité et la violence entre eux. Tel est le sens étonnant des conclusions d’une seconde étude11, menée en partie par les mêmes chercheurs que celle précédemment mentionnée. Celle-ci a cherché à documenter le comportement de 145 mères célibataires dans un grand complexe résidentiel très défavorisé (la pauvreté accroissant les risques de violence et la vulnérabilité des sujets étudiés), où tous les aspects des logements étaient similaires à l’exception de la présence de la nature environnante. Au total, les résultats de l’étude ont montré que la violence, notamment à l’égard des enfants, diminuait considérablement chez les mères vivant à proximité d’arbres et de zones végétalisées, contrairement à celles vivant près de zones stériles et bétonnées.

Beaucoup d’autres études, parfois plus anecdotiques, décrivent le lien fascinant qui unit ce que nous avons choisi d’appeler l’éco-sensibilité, c’est à dire le développement d’un lien sensible à la nature, à l’épanouissement individuel : par exemple, les enfants sont moins punis par leurs professeurs et également moins absents dans les classes où sont installées des plantes vertes12 ; les personnes âgées voient leur concentration augmentée et leur espérance de vie allongée lorsqu’elle sont au contact prolongé de la nature13.

Accroissement de la sociabilité, réduction de l’irritabilité et de la violenceLe contact prolongé des individus à la nature a ainsi une incidence directe sur leur comportement, leur stabilité et leur bien-être mental ; et plus particulièrement lorsque ceux-ci souffrent de pathologies. Ainsi, il est par exemple prouvé que les personnes atteintes d’Alzheimer ont des comportements moins agressifs au moment de leur toilette, lorsque celle-ci s’accompagne des sons de la nature14.

C’est en effet là l’un des aspects de l’éco-sensibilité : comme le montre Jordy Stefan dans sa thèse, si la présence à la nature réelle procure un réconfort supplémentaire à l’individu, la présence d’une nature “artificielle”, par la vue de plantes en plastique ou l’écoute de sons enregistrés, tels que le bruit de la houle, procurent aussi des effets bénéfiques.

Toujours sur le plan sanitaire, l’éco-sensibilité peut avoir des effets sur la durée des périodes de convalescence des patients à l’hôpital. Ainsi, le fait d’avoir vue sur la nature plutôt que sur un bâtiment conduit, en période post-opératoire, à une baisse du temps moyen d’hospitalisation d’environ 0.74 jours15. C’est ainsi que se sont développés, à différents endroits et spécifiquement en France, des “jardins à but thérapeutique”, comme par exemple au Centre Hospitalier de Cholet, à l’EHPAD Notre-Dame des Anges à Lorgues ou encore à l’hôpital de Castelnaudary16.

Sous cet aspect, la présence continue de l’individu à la nature, par des politiques éco-sensibles, pourrait être source d’économies budgétaires pour l’ensemble de la société, en favorisant le développement du capital humain des individus (l’exemple des plantes dans les salles de classe en témoigne), en réduisant le coût économique de la délinquance ou encore en améliorant la performance du système de soin !

IV. Développer l’éco-sensibilité pour mieux vivre en société

Au total, le développement généralisé d’un lien sensible à la nature paraît être l’une des conditions pour mieux vivre, collectivement, en société : d’une part, en permettant d’accélérer la transition écologique ; d’autre part, en réduisant la violence interpersonnelle et en favorisant le bien-être de chacun

Mais au-delà de ces arguments, essentiellement tirés du champ de la psychologie, un rapprochement des sociétés contemporaines à la nature pourrait aussi profondément modifier les rapports de pouvoir et changer la face de la vie en communauté. Nous nous aventurons ici sur un chemin plus philosophique que strictement politique, mais qui mérite d’être interrogé.

Une présence renforcée à la nature véhiculerait-elle des valeurs nouvelles ? Le rétablissement d’un lien sensible au monde vivant environnant peut-il changer drastiquement les sociétés pour les rendre plus démocratiques, horizontales ou prospères ? Poser de telles questions revient, d’abord, à dresser un diagnostic réaliste sur l’état actuel des sociétés occidentales. Force est de constater qu’elles se caractérisent par une très grande désensibilisation au monde vivant qui les entoure, ce qui ne va pas sans certaines répercussions sur les modalités de leur gouvernance.

Progressivement, la logique extractiviste et la surconsommation ont relégué la question des sensibilités au titre des sujets naïfs et champêtres, bien trop bucoliques pour être traités sur le même plan que des thématiques aussi “sérieuses” que la production économique ou la misère sociale.

Parallèlement, tout au long du XXème siècle, le caractère sacré, parfois mystique, que pouvait revêtir la nature, déjà largement obéré par la distinction entre “nature” et “culture” si propre à la civilisation occidentale, s’est essoufflé au profit des promesses d’émancipation et de progrès que les nouvelles prouesses technologiques amenaient.

Pierre Charbonnier relève à ce titre fort justement combien le capitalisme moderne induit, dans les imaginaires collectifs, une étroite corrélation entre les concepts de “liberté” et d”abondance”, parfois au détriment de la protection de l’environnement17. Ce processus anthropologique massif est traditionnellement caractérisé par “la mort de Dieu”, largement reprise et étayée par Max Weber dans Le savant et le politique, ou encore par Sigmund Freud dans L’Avenir d’une Illusion.

Quelles seraient les modalités de la vie collective d’une société éco-sensible ?

Le développement d’un lien culturel nouveau à l’environnement, fondé sur la valorisation des expériences sensorielles et poétiques que peut procurer la nature, fournirait les conditions d’existence d’une vie collective moins violente ou brutale. Mais le rétablissement d’un lien sensible à la nature peut-il vraiment suffire à transformer la société ?

Pour les penseurs dits “matérialistes” comme Marx, seules les considérations économiques et sociales s’ajoutent au cerveau humain pour définir les rapports interindividuels et la place de chacun dans la société. Selon lui, en aucun cas un idéal sensible supérieur ne pourrait venir infléchir la loi d’airain de la condition sociale, seule métronome des rapports de pouvoir.

Cette opinion n’est pas celle d’autres philosophes qui, comme Rousseau, croient en l’existence d’un “état de nature” originel, chez l’être humain, se caractérisant par la bonté universelle et l’égalité de droit. Avant sa vie politique, Jean Jaurès, qui, philosophe, consacra une thèse à un sujet proche intitulé De la réalité du monde sensible, développa quant à lui l’idée selon laquelle l’expérience sensible préfigurait la formation intellectuelle des individus et constituait le socle irréductible de leur humanité : “à mesure que l’on s’élève dans l’échelle de la vie animale, écrit-il, on constate que les sens purement égoïstes se subordonnent peu à peu aux sens esthétiques et désintéressés”.

Plus généralement, pour sortir du champ de la sensibilité, l’idée que l’écologie serait vectrice de “valeurs” utiles à l’amélioration de la vie en société peut être avancée. Car l’attachement à la nature est à l’origine de valeurs politiques ; André Gorz s’emploie à le démontrer dans l’ensemble de son œuvre, certains prétendent même qu’il existerait une doctrine “écosocialiste. La nature ne porte-t-elle pas en elle, en effet, l’idéal de justice ? Il est certain, en tous les cas, que la gestion durable des biens communs suppose d’embrasser la grammaire de l’équité et de la juste répartition des responsabilités. Quid du féminisme ? Dans de nombreuses cosmogonies, la nature est le synonyme de la féminité ; c’est notamment le sens de la Pacha Mama, ou Terre mère, rappelée lors du sommet des peuples de Cochabamba en 2010.

Plus largement, le renouvellement de notre lien à la Nature pourrait se faire sous le signe d’une revalorisation du concept de “République”, laquelle s’inscrirait dans le cadre d’un projet de société plus global. Comme le montre Serge Audier dans la Cité Écologique18, la notion même de République, “chose commune”, renvoie à la nécessité de défendre ce qui doit être gouverné dans l’intérêt commun et non dans l’intérêt particulier.

Or, dans la pensée écologique, ce “commun” peut inclure, d’après l’auteur, “les vivants, les morts et les à-naître, mais aussi […] les “non-humains”. Le développement de l’éco-sensibilité peut aussi être le signe d’un renouvellement de nos représentations politiques, en faveur d’une meilleure prise en compte de l’environnement. D’ailleurs, dans de nombreux dispositifs publics, républicanisme et écologie peuvent se mêler dans un objectif commun : telle est l’hypothèse du service civique à vocation écologique, ou encore des régimes de propriété tenant compte de l’impératif de préservation de la Nature.

Pour l’ensemble de ces raisons, l’éco-sensibilité n’est pas qu’une doctrine écologiste. Elle a un intérêt réel dans le contexte de la crise environnementale, mais elle emporte plus largement des conséquences qui touchent aux fondements même de la vie de la cité.

Conclusion

Que faire de l’éco-sensibilité, ainsi définie ? Comme toute nouvelle doctrine d’action publique, elle présente le caractère d’être applicable de manière systématique. Par son ampleur et la simplicité des fondements intellectuels sur lesquels elle est assise, elle pourrait être intégrée comme l’une des nouvelles conditions de l’action publique. Pourquoi ne pas imaginer une végétalisation systématique de chaque nouvel espace public aménagé ? Ou encore, pourquoi ne pas intégrer dans l’ensemble des politiques éducatives un volet consacré au renforcement du contact à la Nature ?

Mais l’établissement définitif de l’éco-sensibilité devrait toutefois reposer sur un véritable changement de culture, en premier lieu au sein de la décision publique. A ce titre, nous ne pouvons que saluer l’avènement de nouveaux dispositifs de formation des cadres supérieurs de l’Etat, à l’image du programme “Mon parcours transition écologique”, qui entend former 25 000 hauts-fonctionnaires français aux principaux enjeux écologiques avant la fin de l’année 2024.

Ces initiatives méritent d’être poursuivies et d’intégrer, outre les concepts théoriques et abstraits expliquant scientifiquement la crise environnementale, des considérations plus sensibles tenant à l’importance du lien à la Nature pour l’épanouissement de l’usager du service public et l’émancipation du citoyen.

Car le rôle de la politique n’est-il pas, au fond, de faire le bonheur des Hommes ? Le bonheur ne passe-t-il pas, en grande partie, par l’expérience éprouvée par l’individu et les imaginaires qui la conditionnent ? En renforçant la présence du citoyen à la nature, nous pourrions accélérer le rythme de la transition écologique, favoriser le bien-être individuel et même renforcer la cohésion sociale. Il est urgent que les responsables politiques se dotent d’une véritable réflexion sur l’éco-sensibilité !


  1. Michel Magny, Aux Racines De l’Anthropocène, 2019. ↩︎
  2. Dans son Discours de la Méthode (1637, René Descartes écrit ainsi : “il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.’ ↩︎
  3. Serge Audier, La société écologique et ses ennemis, 2017. ↩︎
  4. Conseil d’Analyse Économique, Les Français et les politiques climatiques, 2023. ↩︎
  5. Enquête nationale nutrition santé (ENNS, 2006-2007). ↩︎
  6. Avis de l’ANSES relatif à l’évaluation des risques liés aux niveaux d’activité physique et de sédentarité des enfants et des adolescents, 14 septembre 2020. ↩︎
  7. Pyle RM (1978) The extinction of experience. Horticulture 56,64-67 ↩︎
  8. Piette, Albert, et Jean-Michel Salanskis, ed. Dictionnaire de l’humain. Nanterre : Presses universitaires de Paris Nanterre, 2018. ↩︎
  9. Interview au journal Le Monde, le 4 août 2020. ↩︎
  10. Kuo FE, Sullivan WC, Coley RL et Brunson L (1998) Fertile Ground for Community: Inner-City Neighborhood Common Spaces American Journal of Community Psychology 26, 6,1998. ↩︎
  11. Kuo FE and Sullivan WC (2001) Aggression and Violence in the inner city: Effects of Environment via Mental Fatigue. Environment and Behaviour 33 No4 July 2001 543-571. ↩︎
  12. Han, Ke-Tsung. (2009). Influence of Limitedly Visible Leafy Indoor Plants on the Psychology, Behavior, and Health of Students at a Junior High School in Taiwan. Environment and Behavior. ↩︎
  13. Ottosson J and Grahn P (2005) A comparison of leisure time spent in a garden with leisure time spent indoors: On measures of restoration in residents in geriatric care. Landscape Research 30 1 23-55 Jan 2005. ↩︎
  14. Whall A L, Black M E, Groh CJ, Yankou D, Kupferschmid BJ, and Foster, NL (1999). The effect of natural environments upon agitation and aggression in late stage dementia patients. Journal of Healthcare Safety, Compliance & Infection Control, 3(1), 31-35. ↩︎
  15. ULRICH R. (1984). « View through a window may influence recovery from surgery », Science, vol. 224, 421. 420-421. ↩︎
  16. Bethsabée De Gunzbourg, Histoire et devenir des jardins dans les établissements hospitaliers, POUR, 2014/4, n°224, pages 225 à 231. ↩︎
  17. Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, 2020. ↩︎
  18. Serge Audier, La Cité Écologique, la Découverte, 2020. ↩︎

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Cyrille Souche
Cyrille Souchehttp://cdurable.info
Directeur de la Publication Cdurable.info depuis 2005. Cdurable.info a eu 18 ans en 2023 ... L'occasion d'un nouveau départ vers un webmedia coopératif d'intérêt collectif pour recenser et partager les solutions utiles et durables pour agir et coopérer avec le vivant ...

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