Muhammad Yunus, le pionnier du microcrédit qui a reçu en 2006 le prix Nobel de la paix, était cette semaine à Paris, pour le lancement de son livre Pour une économie plus humaine. C’est aussi l’occasion pour lui de revenir sur les ennuis politico-judiciaires qu’il rencontre dans son pays, le Bangladesh, et plus largement sur le modèle du microcrédit qui est dans le collimateur de nombreux détracteurs.
Que reproche-t-on à Muhammad Yunus ? Mahfuz Anam du quotidien indien The Indian Express (publié et traduit en France par Courrier International) rappelle les faits : « En décembre 2010, Muhammad Yunus, pionnier du microcrédit, fondateur de la Grameen Bank et lauréat du prix Nobel de la paix, s’est vu traiter de « sangsue » par Sheikh Hasina, le Premier ministre du Bangladesh. Elle l’a accusé de s’enrichir sur le dos des pauvres en les enfermant dans l’endettement. Le réquisitoire sans nuances du chef du gouvernement contre la plus grande célébrité du pays a été déclenché par un documentaire norvégien Fanget I Mikrogjeld (Prisonnier du microcrédit). Le microcrédit en tant que modèle de lutte contre la pauvreté y était durement critiqué. Ce reportage accuse aussi le pionnier du microcrédit d’avoir détourné 96 millions de dollars d’aides consenties par l’agence gouvernementale de développement d’Oslo à la Grameen Bank ». Les autorités locales ont donc décidé de prendre des mesures. Le 2 mars 2011, la banque centrale a publié une lettre par laquelle Yunus est tout simplement congédié de son poste de directeur général de la banque. Yunus a saisi la Haute Cour de Dacca pour obtenir l’annulation de cette décision, mais celle-ci a été maintenue au motif que l’intéressé avait dépassé la limite d’âge de 60 ans prévue par le droit bancaire. Mais l’AFP relate que l’enquête initié par l’état du Bangladesh, dont les résultats ont été rendus publics lundi 25 avril, vient de blanchir la Grameen Bank – organisme de microcrédit créé au début des années 1980 – et son fondateur du soupçon de détournement d’argent. Le ministre bangladais des Finances, A.M.A. Muhith, a ainsi confirmé qu’aucune preuve n’avait été trouvée concernant un éventuel détournement de fonds. Le comité d’enquête nommé par le gouvernement n’a pas non plus trouvé de preuve aux accusations selon lesquelles la Grameen Bank faisait payer des taux d’intérêt excessifs aux emprunteurs pauvres, a-t-il ajouté. « Les taux d’intérêt de la Grameen Bank sont les meilleurs parmi toutes les institutions de microfinance », a-t-il relevé devant des journalistes après avoir reçu une copie du rapport d’enquête, qui n’a pas encore été publiée. Il est toutefois reproché à la banque de s’être transformée en un « énorme conglomérat » ayant « violé à maintes reprises ses propres législations ». Le fondateur ne semble donc pas totalement sorti d’affaires. Une bataille de pouvoir à la Grameen Bank… prétexte d’une polémique sur la microfinance Ces attaques contre Yunus vont bien au-delà de sa personne. Avec ses 8,3 millions d’emprunteurs, dont 95% de femmes et ses 95 millions d’euros de prêts, la Grameen Bank est une institution gigantesque. Derrière la mise en cause de l’établissement, c’est toute la microfinance qui est dans le collimateur. Selon ses détracteurs, le microcrédit peut conduire les plus démunis au surendettement. Dans la région de l’Andrah Pradesh, au sud de l’Inde, plusieurs dizaines de personnes se sont suicidées ces derniers mois, accablées par des dettes qu’elles ne pouvaient pas rembourser. Depuis l’annonce de son renvoi, le prix Nobel de la paix a contre-attaqué en dénonçant « une situation tout à fait absurde » indiquant que « le gouvernement veut aujourd’hui prendre le contrôle du conseil d’administration de la Grameen Bank pour qu’elle soit complètement à sa disposition ». Muhammad Yunus de passage à Paris à l’occasion de la sortie de son nouveau livre a souhaité s’exprimer sur cette affaire sur France Culture dans l’émission les matins : L’enjeu de cette bataille politique selon lui ? L’indépendance de la Grameen Bank, que le gouvernement du Bangladesh assimile à une entité du secteur public alors que plus de 95% de son capital est détenu par les quelque 8 millions de femmes pauvres emprunteuses et que l’Etat ne détient que 25% des sièges à son conseil d’administration. Entre l’éviction du prix Nobel de la paix Muhammad Yunus de la Grameen Bank qu’il a fondée, les arrestations de responsables d’établissements au Cameroun, les accusations d’usure et de manque de suivi des emprunteurs dont certains se sont suicidés et les scandales autour de l’introduction en Bourse de l’indien SKS, le secteur du microcrédit semble victime de son succès, près de trente ans après sa création. Si des dérives existent dans le micro-crédit, les mouvements et déclarations de soutien à Yunus se sont multipliés de par le monde : les femmes bénéficiaires du microcrédit et actionnaires de la Grameen Bank, l’ensemble des acteurs du secteur mais aussi des personnalités comme Hilary Clinton, Maria Nowak, présidente de l’Adie, Martin Hirsch, Michel Camdessus, etc. Parmi ces soutiens, Arnaud Poissonnier, fondateur et président du site Babyloan.org qui a publié sur les sites YOUPHIL et OWNI un billet intitulé qui veut la peau du microcrédit ? : « Après avoir été encensée, peut être avec excès, la microfinance devient une abomination qui asservirait les pauvres, au lieu de contribuer à leur rendre dignité et de mettre à leur disposition des moyens d’entreprendre. Il n’est plus question que de méthodes de recouvrement inacceptables, d’introduction en bourse, de taux usuraires, de surendettement, voire de suicides… Mais les dérives et les conséquences d’une partie de la microfinance trop mercantile, dont les médias font désormais leurs choux gras, ne sont pas représentatives de l’ensemble des acteurs de la microfinance. C’est dans ce contexte que de très dangereux raccourcis médiatiques ne cessent de se multiplier; le limogeage du professeur Yunus est présenté comme une conséquence de la crise du secteur alors qu’il ne s’agit que d’un règlement de compte politique, les 15.000 suicides de fermiers dans la région de l’Andhra Pradesh sont mis en relation avec le surendettement, dont le microcrédit porterait la responsabilité, alors qu’il y avait malheureusement tout autant de suicides ruraux quand le microcrédit n’existait pas sur place, la microfinance est présentée comme « une poule aux œufs d’or » alors que 80% des 10.000 Institutions de microfinance (IMF) dans le monde sont en perte, la microfinance conduirait à l’appauvrissement de 75% de ses bénéficiaires alors qu’aucun spécialiste sérieux du secteur n’a jamais défendu une telle affirmation. Les taux à 26% (taux moyen dans le monde et en baisse constante) qui ne seraient qu’usure alors que les vrais usuriers du coin dont personne ne parle facturent sans scrupules 300%, eux! Et pourquoi les JT ne font-ils pas de reportages sur ces « Loan Sharks » ? (surnom local des usuriers)? Sans doute parce qu’ils ne feront pas la Une, comme Muhammad Yunus ! […] Faut-il rappeler que 160 millions de personnes par le monde vivent du développement de leur activité d’autosubsistance elle-même financée par le microcrédit? Nos visites régulières sur le terrain confortent les informations qui nous remontent de tous les spécialistes du secteur; il est une grande majorité de pays et de zones où les bénéficiaires de microcrédit ne sont nullement concernés par ces dérives, mais ceux-là ne semblent pas avoir les faveurs des médias. C’est bien triste. Il est donc plus que jamais essentiel que la communauté des acteurs de la microfinance se mobilise pour défendre sans relâche la microfinance sociale et le microcrédit responsable tout en poussant à son amendement dans les zones troublées. Le microcrédit reste sans conteste et quoi qu’on en dise, l’un des plus beaux outils d’expression de la dignité humaine ».Le nouveau livre de de Muhammad Yunus : Construire le social-business
Intitulé Pour une économie plus humaine – Construire le social-business, le dernier ouvrage de Muhammad Yunus aurait toutefois pu s’appeler : « Social business, mode d’emploi ». Il vient de paraître en France aux éditions JC Lattès. Le social-business, qu’est ce que c’est ? C’est un modèle économique que développe depuis quelques années la Grameen Bank, fondée par Muhammad Yunus, en association avec d’autres entreprises. Monter un social-business peut aussi bien être l’affaire d’un individu, que celle d’une petite, moyenne ou grande entreprise. « Il s’agit de créer une entreprise dans le but non pas de maximiser ses profits mais de résoudre un problème de santé publique ou d’environnement », a rappelé mercredi le pionnier du microcrédit, venu à Paris pour la sortie en français de son livre « Pour une économie plus humaine. Construire le social-business ». Le principe est simple : pas de perte ni de dividende. Autrement dit, il faut que l’entreprise soit suffisamment rentable pour être durable et ne pas dépendre des aléas de l’aide extérieure des ONG ou des organisations internationales. Mais il faut aussi qu’elle soit libérée de la pression actionnariale et donc de l’exigence de maximisation des profits pour pouvoir offrir des prix abordables. Comme le résume son ami Michel Rocard, « le social business, c’est la logique d’économie marchande et capitaliste mais sans la distribution de dividendes ». Pour l’ancien premier ministre, ce modèle est la preuve que « l’on peut vivre dans une économie de marché de manière non cupide ». En s’adressant directement à son lecteur, le professeur d’économie essaie de convaincre tout un chacun que le social business est à sa portée et que, pour cela, il suffit de regarder autour de soi. Dans son « manuel pratique », comme le définit dans la préface Maria Nowak, présidente des Amis de Grameen et fondatrice de l’Association pour le droit à l’initiative économique, Muhammad Yunus donne autant de conseils que possible pour permettre au lecteur de parvenir à monter un social business. Choix de l’idée, public concerné, réalisation d’un business plan, recherche d’investisseurs… Cela semble certes idéaliste, mais de grandes entreprises ont d’ores et déjà tenté l’expérience, qui s’est avérée souvent fructueuse. Yunus a en effet monté des joint ventures au Bangladesh avec des groupes aussi bien français, comme Veolia et Danone qu’allemands (BASF, Adidas), japonais (Uniqlo) et américains (Intel). C’est sûr que le concept contredit le B.A BA de la théorie classique de l’économie qui veut que l’intérêt général résulte de la poursuite par chacun de son propre intérêt individuel, c’est-à-dire de la maximisation de ses profits. Mais Yunus se présente comme la preuve vivante du contraire. Le prix Nobel a créé une cinquantaine d’entreprises, allant du textile à la formation, en passant par la construction ou la high-tech. Et pourtant : « je ne détiens pas la moindre action, a-t-il déclaré. Pourquoi ? Parce que je ne les ai pas créées pour gagner de l’argent mais pour résoudre des problèmes. Les hommes ne sont pas des machines à gagner de l’argent. L’humain peut aussi être désintéressé. Le succès ne se mesure pas forcément qu’en termes d’argent mais aussi en termes d’impact. Or cet aspect est absent de la théorie économique. » Le projet pilote que mène actuellement Veolia Environnement au Bangladesh illustre bien le fonctionnement du modèle. Le pays est confronté à un vaste fléau de santé publique : l’eau des puits est en grande partie contaminée à l’arsenic. Résultat, la moitié de la population consomme une eau empoisonnée, soit « la plus importante contamination de masse de l’histoire », selon l’OMS. Veolia décide de créer un social-business pour s’attaquer au problème. « En tant que leader mondial de services essentiels, Veolia a voulu apporter sa pierre à l’édifice des solutions pour améliorer l’accès à l’eau potable », explique Antoine Frérot, PDG de Veolia environnement. Ainsi, la multinationale française et la Grameen Bank créent en 2008 une société pilote pour traiter l’eau de rivière et fournir de l’eau pure à deux villages. Yunus fixe le prix, très faible, auquel l’eau devra être vendu. Pour compenser, le groupe développe une activité complémentaire de vente de bonbonnes d’eau dans la capitale, Dhaka. Ainsi, « la vente à un prix plus élevé de l’eau aux habitants de la capitale permet de subventionner l’eau dans le village », explique Eric Lesueur, directeur du projet. Le groupe vise un équilibre économique à l’horizon 2014-2015.- Références : Pour une économie plus humaine de Muhammad Yunus – Editeur : JC Lattès – Date de Parution : 04/2011 – 305 pages – Code EAN/ISBN : 9782709635509 – Prix public : 20.00 €
Muhammad Yunus : pour une économie plus humaine
Pour lire un bon résumé du séjour français de Muhammad Yunus sur le blog des Infos de la microfinance, cliquez sur le lien suivant :