Voici une prévision économique facile à faire : la consommation va connaître une poussée fin décembre! Dans de nombreux pays du monde, des milliards de cadeaux vont passer de main en main sans autre raison que celle de se conformer à une norme établie. Faits mains ou achetés, sobres ou tape-à-l’oeil, classiques ou originaux, concrets ou immatériels peu importe, « c’est l’intention qui compte », comme dit l’adage. Quoique… A bien étudier le phénomène, on s’aperçoit que ses motivations ressortent de comportements plus ambigus qu’ils n’en ont l’air. En ce jour de noël, je vous propose donc cet article de Igor Martinache paru dans Alternatives Economiques de décembre.
Un gaspillage ? Force est d’abord de constater que l’échange de cadeaux échappe a priori à toute explication logique. La pratique apparaît paradoxale à une époque où, nous dit-on, l’individualisme triompherait. De plus, sans dénier les plaisirs des fêtes de Noël, celles-ci sont aussi synonymes de « galère »: qu’il s’agisse de dénicher les bons cadeaux, de se frayer un chemin dans les magasins bondés ou encore d’organiser le repas du réveillon, les sources de stress sont abondantes. Du point de vue collectif, les raisons qui justifieraient un déclin de ces fêtes ne manquent pas non plus: crises économique, sociale et environnementale, transformation du lien familial ou encore recul de la pratique religieuse. Certains appellent ainsi ouvertement à y mettre fin, fustigeant à la fois l’hypocrisie d’une « charité bien ordonnée » qui se borne essentiellement au cercle des intimes, ainsi que la gabegie environnementale qu’entraîne cette frénésie de consommation entre jouets chinois, papiers d’emballage destructeurs de forêts, etc. De ce point de vue, les fêtes de fin d’année dans leur forme actuelle incarneraient la logique absurde de la société de consommation poussée à son extrême. Paradoxalement, cette dénonciation trouve des alliés parmi les économistes les plus orthodoxes. Parmi eux, Joël Waldfogel, professeur à Yale, s’applique, dans un récent essai [[Scroogenomics. Why you shouldn’t buy Presents for Christmas, Princeton University Press, 2009.]], à détailler en quoi la déferlante de cadeaux de Noël représente un gigantesque gâchis. S’appuyant notamment sur plusieurs enquêtes d’économie comportementale [[Economie comportementale : branche de l’économie qui consiste à étudier la réaction d’individus placés dans différentes situations économiques de choix ou d’évaluation.]] menées aux Etats-Unis, il affirme ainsi que, dans la grande majorité des cas, les cadeaux que nous offrent nos proches ne correspondent pas à nos goûts et valent donc à l’achat beaucoup plus que ce que nous aurions été prêts à payer pour les acquérir nous-mêmes. Il en résulte une perte nette de bien-être général – que l’auteur estime précisément à 18% de la satisfaction que les gens auraient retirée s’ils avaient dépensé eux-mêmes l’argent consacré à l’achat de leurs cadeaux. Les achats de Noël représentent ainsi, selon Waldfogel, une destruction nette de valeur de 12 milliards de dollars pour les Etats-Unis en 2007. Sans compter les 2,8 milliards d’heures supplémentaires qui leur sont dédiées par cette même population – dont 80% par les femmes [[Notons cependant que cette estimation de l’auteur (p. 50) est nettement surévaluée dans la mesure où il considère dans son calcul que l’ensemble de la population étasunienne serait constituée d’adultes.]]. Et le phénomène va en s’amplifiant. Quant à donner plutôt de l’argent, l’auteur note que, quand cela reste acceptable (essayez donc de faire un chèque à vos parents!), cette pratique est largement stigmatisée. Ce qui instaure une sorte de surtaxe: il faut augmenter le montant que l’on envisageait investir dans un cadeau en nature… Galères, gaspillage, etc., comment un rituel a priori aussi destructeur a-t-il donc pu s’imposer? Une tradition réinventée Martyne Perrot fait partie des rares chercheurs à s’être intéressée au sujet. Elle montre comment, loin d’être immuable, cette fête a été régulièrement réinventée en fonction des époques et des lieux. Un facteur clé de son succès et de sa longévité. En 379, le pape impose la fête de la nativité du Christ à tout l’Empire, sept ans avant que Jean Chrysostome n’en fixe la date au 25 décembre dans son sermon d’Antioche [[Mais les chrétiens d’Orient conserveront la date du 6 janvier.]]. Un choix stratégique, car il permet de recouvrir diverses fêtes païennes plus anciennes qui célèbrent le changement de saison ou le début de l’année et rythment ainsi le « cycle des douze jours » entre Noël et l’Epiphanie. Les résistances n’ont toutefois pas manqué de se manifester, et si chaque peuple s’est finalement réapproprié progressivement le rituel, c’est en l’enrichissant au passage de ses propres symboles: les rois mages en Perse ou le sapin, la neige et les personnages dispensateurs de cadeaux préfigurant le père Noël, au Nord de l’Europe. S’agissant de ce dernier, s’il est bien né aux Etats-Unis, ce n’est pas la firme Coca-Cola qui l’a inventé, ni même ne lui a légué ses couleurs. En l’utilisant dans une affiche de 1931 destinée à conquérir la cible des enfants, celle-ci a en revanche largement contribué à sa popularisation – tout en l’érigeant en emblème publicitaire redoutablement efficace. C’est néanmoins à l’Angleterre victorienne, celle du XIXe siècle, que l’on doit la forme contemporaine de Noël, la révolution industrielle y jouant un rôle crucial. C’est en effet à ce moment que la bourgeoisie montante redonne une place majeure à cette fête tombée en déshérence. Elle en transforme toutefois le sens en en faisant une célébration de la cellule familiale, conçue comme un rempart face aux mutations brutales que connaît la société d’alors. En publiant son Cantique de Noël en 1843, Charles Dickens va entériner la norme morale du réveillon familial et les valeurs de compassion, de rassemblement et d’innocence enfantine qui l’accompagnent. Quant aux cadeaux, saint Nicolas en distribue dès le XVIIe siècle, mais aux seuls enfants de bonne famille. Les autres doivent se contenter de noix ou de sucreries – les oranges, fruits exotiques et donc recherchés, apparaissent plus tard comme un raffinement. La distribution de cadeaux à Noël dans les familles de la haute société ne constitue en fait que le déplacement des étrennes jusque-là offertes le 1er janvier. Les présents remplissent du reste une fonction éducative: il s’agit d’inculquer aux enfants l’art du cadeau comme manière d’exprimer la qualité des relations familiales ou amicales. Mais les cadeaux remplissent également une autre fonction, celle de l’apprentissage des rôles de genre: les filles reçoivent des poupées, les garçons des chevaux de bois, les mères des ustensiles de couture et les pères une tabatière ou des livres [[Marie-France Noël, « De l’origine du cadeau », Ethnologie française n° 2, 1998.]]. Enfin, l’essor des cadeaux de Noël est indissociable de celui de la publicité et du commerce de détail. Dès les années 1820, la pub apparaît dans la presse new-yorkaise, tandis que les grands magasins commencent à proposer des articles dédiés à Noël. La constitution de vitrines décorées et la diffusion du papier cadeau au XIXe siècle vont ensuite finir de généraliser la pratique des cadeaux de Noël à l’ensemble des couches sociales. Un don très codifié Loin d’être un acte libre, l’échange de cadeaux est en fait régi par des règles très strictes. Car s’il est admis de pouvoir se tromper sur le contenu, le non-respect des formes est bien moins toléré. C’est ce que montre Theodore Caplow dans une enquête réalisée à la fin des années 1970 [[« Rule Enforcement without Visible Means: Christmas Gift Giving in Middletown », American Journal of Sociology, 89]]. Il observe que le cadeau doit refléter le degré d’intimité entre donneur et receveur, mais aussi respecter une certaine hiérarchie: il est ainsi tacitement proscrit d’offrir un cadeau plus important à un neveu ou une nièce qu’à ses propres enfants, ni à ses beaux-parents qu’à son conjoint. La réciprocité doit en outre commander certains échanges entre personnes de même rang: il est attendu des époux, amis ou collègues qu’ils s’offrent des cadeaux de valeur équivalente. Ces règles ne sont cependant jamais explicitées et celui qui manque à ses devoirs de Noël n’est en fait que rarement sanctionné. C’est que l’efficacité de la norme provient essentiellement de son intériorisation par les individus. Car pour Caplow, l’échange de présents s’apparente à un langage qui s’apprend dès le plus jeune âge. Les cadeaux constituent avant tout des messages qui permettent de manifester l’intensité de son attachement, de raviver les liens affectifs, mais aussi de restaurer l’ordre « normal » des relations, en manifestant par exemple à son enfant qu’on l’aime malgré les remontrances. A contrario, ne pas faire de cadeau à un parent peut s’interpréter comme une volonté de prendre ses distances vis-à-vis de lui. S’il admet quelques variantes selon les milieux sociaux ou culturels, Caplow considère cependant ce langage comme quasi universel. En témoigne le fait que l’on retrouve de tels rites d’échange dans des cultures non chrétiennes, comme Diwali chez les Hindous ou Pessa’h et Rosh Hashana en Israël. Et pourtant, dès l’époque victorienne, Noël donne lieu à des dépenses jugées inconsidérées, qui ont tôt fait d’être dénoncées comme une dérive commerciale. Etudiant les festivités de fin d’année sur l’île de Trinidad, l’anthropologue Daniel Miller nuance fortement cette idée [[« Noël à Trinidad ou l' »alter-matérialisme » », Communications n° 1, vol. 77, 2005, pp. 59-81.]]. Il montre en effet combien Noël joue un rôle essentiel pour renforcer la cohésion tant familiale que nationale dans cette société fortement métissée et conclut que « Noël est donc moins une célébration du matérialisme que le moment d’une sacralisation des achats ». En fait, ce rituel des cadeaux apparaît comme une version moderne du potlatch que Marcel Mauss analyse dans son célèbre Essai sur le don. Cette forme d’échange entre tribus qu’il repère en Amérique du Nord, en Mélanésie et en Papouasie est en effet structurée par une triple obligation, « donner, recevoir, rendre », où se jouent simultanément des rapports de réciprocité et de rivalité: il importe de surenchérir par rapport au bien reçu dans une logique de pure dépense. Le don est ainsi indissociable du contre-don et constitue finalement ce que Mauss appelle un « fait social total », car « s'[y] expriment à la fois et d’un coup toutes les institutions », c’est-à-dire toutes les dimensions de la vie sociale: économique, juridique, morale, politique, religieuse, etc. La surenchère de cadeaux peut alors être comprise comme une tentative de réparer un lien social qui se fragilise. Et en la matière, les opposants au rite de Noël dans sa forme actuelle pourraient sans le vouloir lui rendre un fier service. Ils reproduiraient ce faisant un scénario que Claude Lévi-Strauss notait il y a plus d’un demi-siècle [[« Le père Noël supplicié », Les Temps modernes, mars 1952, pp. 1573-1590.]]: analysant un fait divers survenu à Dijon lors du Noël précédent – des membres du clergé local avaient brûlé un mannequin à l’effigie du père Noël sur les grilles de la cathédrale -, le célèbre ethnologue récemment disparu notait non sans malice qu’ils avalisaient ainsi son importance sociale: « Ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette singulière affaire qu’en voulant mettre fin au père Noël, les ecclésiastiques dijonnais n’aient fait que [le] restaurer dans sa plénitude. » Alternatives Economiques – n°286 – Décembre 2009Actuellement en kiosque : L’économie durable – état des lieux, moyens et enjeux
Le nouveau hors-série (n°83) d’Alternatives Economiques établit tout d’abord un état des lieux. Et celui-ci n’est pas brillant : le changement climatique est loin d’être la seule menace majeure. L’eau est de plus en plus rare, la biodiversité est compromise, la déforestation progresse… Ce hors-série d’Alternatives Economiques décrit également les moyens de marier économie et écologie dans des secteurs aussi divers que l’énergie, l’agriculture, le logement, l’urbanisme ou les transports… Il fait aussi le point sur les enjeux de l’après Copenhague. Saurons-nous faire le nécessaire pour éviter la catastrophe écologique ? Parviendrons-nous à mettre en place une gouvernance planétaire de l’environnement digne de ce nom ? Est-il possible d’améliorer notre bien-être sans tout miser sur la croissance ? Avec, notamment, les contributions de Pascal Canfin, député européen, Denis Clerc, fondateur d’Alternatives Economiques, Jean Gadrey, économiste, Michel Griffon, chercheur au Cirad, Maria Ivanova, directrice du Global environment project, Yale, Alain Lipietz, économiste, Eloi Laurent, chercheur à l’OFCE, Dominique Méda, philosophe. – Pour en savoir plus sur ce hors-série, cliquez ici.