Au moment où les chefs d’Etats se réunissent à Copenhague, ce hors-série établit tout d’abord un état des lieux. Et celui-ci n’est pas brillant : le changement climatique est loin d’être la seule menace majeure. L’eau est de plus en plus rare, la biodiversité est compromise, la déforestation progresse… Ce hors-série d’Alternatives Economiques décrit également les moyens de marier économie et écologie dans des secteurs aussi divers que l’énergie, l’agriculture, le logement, l’urbanisme ou les transports… Il fait aussi le point sur les enjeux de l’après Copenhague. Saurons-nous faire le nécessaire pour éviter la catastrophe écologique ? Parviendrons-nous à mettre en place une gouvernance planétaire de l’environnement digne de ce nom ? Est-il possible d’améliorer notre bien-être sans tout miser sur la croissance ? Avec, notamment, les contributions de Pascal Canfin, député européen, Denis Clerc, fondateur d’Alternatives Economiques, Jean Gadrey, économiste, Michel Griffon, chercheur au Cirad, Maria Ivanova, directrice du Global environment project, Yale, Alain Lipietz, économiste, Eloi Laurent, chercheur à l’OFCE, Dominique Méda, philosophe.
L’édito de Guillaume Duval : Une économie durable ? Ce n’est pas gagné…
L’économie peut-elle devenir durable? On en est très loin pour l’instant, et notre capacité à y parvenir avant que l’humanité se soit fracassée sur les conséquences des désastres écologiques qu’elle a suscités paraît bien incertaine. Cela tient moins à la difficulté technique de la chose, bien réelle, qu’aux obstacles sociopolitiques qui s’opposent à toute réorientation rapide et massive de nos modes de production et de consommation. Car les actions à mener ont à la fois un coût élevé et un impact très fort sur la distribution des richesses et des positions sociales. De quoi heurter de puissants intérêts et remettre en cause bien des positions acquises. Dit autrement, réduire les inégalités du monde et de nos sociétés est à la fois une condition pour engager les réorientations nécessaires et, en même temps, une condition pour obtenir des résultats à la hauteur de l’enjeu. Des outils à disposition Les périls écologiques qui se sont accumulés depuis les débuts de l’ère industrielle sont colossaux. Dans le contexte de la conférence de Copenhague, il est beaucoup question actuellement du changement climatique et des moyens de le limiter. Et c’est bien normal: il s’agit incontestablement d’une des menaces à la fois les plus lourdes de conséquences et les plus difficiles à combattre, car pour être efficace, la lutte doit absolument être mondiale. Mais le climat est malheureusement très loin d’être le seul problème: les pénuries d’eau douce, la dégradation des sols, les pertes de biodiversité, l’accumulation des déchets toxiques dans notre environnement et dans les chaînes alimentaires…, nous n’avons que l’embarras du choix, alors même que la croissance de la population mondiale, bien qu’en net ralentissement, devrait se poursuivre encore jusqu’au milieu du siècle. Sauf guerre ou catastrophe sanitaire, pas totalement improbables dans le contexte actuel. Pourtant on sait, dans une grande mesure, ce qu’il faudrait faire. Tout d’abord réduire rapidement et massivement l’usage des combustibles fossiles et des matières premières non renouvelables. Production d’énergie, transports, isolation des bâtiments…, on maîtrise déjà de nombreuses techniques pour y parvenir. Il y a une quinzaine d’années déjà, un rapport du Club de Rome intitulé « Facteur 4 » dénombrait toutes les technologies qui permettraient de diviser par quatre les consommations tout en offrant les mêmes services au final. Et encore, un de ses auteurs, Amory Lovins, du Rocky Mountain Institute, aux Etats-Unis, expliquait-il qu’à l’origine ce rapport devait s’appeler « Facteur 10 », mais qu’il avait été décidé de n’afficher « que » Facteur 4 pour ne pas effaroucher les incrédules… On sait également que si l’on consacrait à ces questions un effort de recherche et développement majeur, au détriment par exemple de celui consacré aux armes de destruction massives, nous serions en mesure d’élargir rapidement le champ des possibles. Au-delà des technologies proprement dites, on sait aussi dans quelle direction il faudrait réorienter le système productif et les modes de consommation. Il faut emprunter la voie de ce qu’on appelle « l’écologie industrielle » ou encore « l’économie circulaire »: comme c’est le cas dans la nature, les processus de production que nous organisons ne doivent plus produire de déchets, mais des sous-produits réutilisés dans d’autres processus de production. L’idée est simple et très ancienne, mais elle demeure plus facile à énoncer qu’à mettre en oeuvre. Notamment parce que c’est une mutation très coûteuse en « coûts de transaction », comme disent les économistes: pour que quelqu’un puisse utiliser le souffre récupéré dans les cheminées d’une usine, encore faut-il lui faire savoir que ce souffre existe, en négocier le prix, les délais de livraison, etc. Il nous faut aussi aller vers une « économie de fonctionnalité »: on gaspille beaucoup aujourd’hui, parce que les producteurs ont intérêt à nous faire acquérir des biens peu durables et à nous amener à en racheter de nouveaux le plus rapidement possible. S’ils nous louaient des services, au lieu de nous vendre des biens, ils auraient intérêt à utiliser des produits durables, économes en énergie et facilement réparables pour rentabiliser leurs services. Mais là aussi, le passage d’un système à l’autre ne manquerait pas de bousculer tant la structure de l’offre que les habitudes de consommation. Il suffit pour s’en persuader de constater les difficultés rencontrées par les systèmes de mise à disposition de voitures en libre-service qu’on essaie de développer aujourd’hui, comme Autolib à Paris. On sait enfin quels outils de politiques publiques il faut mettre en oeuvre pour amener les acteurs économiques, industriels, consommateurs à modifier leurs comportements. Et cela sans nécessairement renoncer aux nombreux avantages qu’offre une économie de marché en matière de décentralisation et de liberté individuelle tant au niveau des offreurs que des consommateurs. Avec les interdiction, les labels, les normes, les taxes, les permis d’émission…, les Etats disposent en effet de toute une panoplie d’outils, désormais bien maîtrisés, pour réorienter l’économie. Les inégalités en cause Si le problème n’est pas vraiment du côté de la technique, ni même de la structure du système économique, où se situe-t-il? Cela fait plus de vingt ans maintenant que nous savons que le mur écologique se rapproche à grande vitesse. Pourquoi donc restons-nous comme paralysés, incapables d’engager les transformations manifestement nécessaires? C’est parce que, comme souvent, la question la plus compliquée à résoudre est celle des relations entre les êtres humains eux-mêmes. Dans un contexte démocratique, les dirigeant(e)s politiques ont besoin d’être réélu(e)s tous les quatre ou cinq ans. Or, la plupart des mesures à prendre pour faire face aux déséquilibres écologiques ont un caractère d’investissement: elles sont coûteuses à court terme, empêchant d’autres dépenses publiques ou amputant les ressources des citoyens, et ne « rapportent » qu’à long terme, si dans deux ou trois générations nous avons réussi à éviter la catastrophe écologique. Résultat: les hommes et les femmes politiques, même lorsqu’ils sont convaincus de l’enjeu, ont beaucoup de mal à faire adopter les mesures nécessaires: il se trouve toujours un(e) adversaire politique pour surfer sur le mécontentement que suscitent inévitablement les mesures proposées. Malgré le Grenelle de l’environnement et le consensus bipartisan qui semblait se dessiner autour de ses enjeux, on vient d’en avoir encore un bon exemple en France avec la tempête politique qu’a soulevée le projet de taxe carbone, malgré son montant peu élevé! Cette difficulté intrinsèque à la politique démocratique est évidemment démultipliée à l’échelle internationale par l’absence de gouvernance mondiale et la prime que cela donne aux comportements de passagers clandestins: sur ces problèmes qui respectent rarement les frontières des Etats, on peut souvent être gagnant si les autres font le boulot, sans que soi-même on participe à l’effort collectif. Mais ce qui rend rédhibitoire ces difficultés de technique politique, ce sont les inégalités fantastiques qui existent au sein de chaque société, et encore plus à l’échelle mondiale. Les coûteuses mesures à prendre ont en général pour effet de menacer davantage, en termes relatifs, les revenus des plus pauvres, au sein de chaque société comme à l’échelle mondiale. Pourtant, au niveau de chaque société, ce sont incontestablement les plus riches qui gaspillent le plus. Pour ne rien arranger, leur consommation ostentatoire alimente aussi la dynamique du gaspillage des autres. De même à l’échelle mondiale, les pays les plus riches portent la plus grande responsabilité dans l’état – déplorable – de la planète du fait des dégâts causés par deux siècles de développement non maîtrisé. Autrement dit, la problématique écologique n’a de solution que dans le cadre d’une vaste politique de redistribution des richesses au sein de chaque société comme à l’échelle mondiale. Mais l’histoire montre que les nantis n’acceptent jamais de voir leur position remise en cause de leur plein gré. En attendant Pearl Harbour Parviendrons-nous à surmonter ces obstacles – humains – à temps? Ce n’est pas sûr. Mais pour conclure sur une note un peu optimiste, reprenons l’analogie qu’utilise Lester Brown, l’un des pionniers de l’écologie aux Etats-Unis. Pour lui, la période actuelle rappelle les discussions longues et difficiles qu’avaient eues les Américains avant d’entrer dans la Seconde Guerre mondiale. Et cela pour des raisons parfaitement compréhensibles, quand on mesure le sacrifice consenti par la suite… Et puis il y eut Pearl Harbour. Tout en restant une démocratie, le pays s’est alors entièrement mobilisé pour l’effort de guerre: pas une seule automobile individuelle n’a été construite pendant quatre ans. La période actuelle n’est donc peut-être que la longue – et frustrante – période de maturation inévitable pour dégager les bases d’un consensus acceptable afin de répartir l’effort nécessaire tant au sein des sociétés qu’à l’échelle mondiale. Si c’est le cas, il reste juste à espérer que le Pearl Harbour écologique qui nous décidera (enfin) à agir ne sera pas trop dramatique…Au sommaire de ce hors-série
Etat des lieux « Les richesses naturelles sont inépuisables, car sans cela, nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être ni multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques. » Jean-Baptiste Say – Les hommes contre la nature, une vieille histoire… Les civilisations préindustrielles n’ont pas fait de miracles en matière d’écologie. Elles ne peuvent pas servir de modèle pour résoudre nos problèmes d’aujourd’hui. – Du Club de Rome à Copenhague, une longue marche. La prise de conscience s’accélère depuis la première conférence internationale sur l’environnement en 1972. Mais les actes ne suivent guère. – Les économistes et l’écologie: une rencontre récente. Activité économique et ressources naturelles entretiennent des rapports étroits depuis toujours. Il faudra toutefois attendre le XXe siècle pour que les économistes s’intéressent vraiment à l’écologie. – Les sept plaies d’une planète durable. Passage en revue des principaux fléaux qui nous menacent. « Les forêts précèdent les peuples, les déserts les suivent. » Chateaubriand Comprendre « Le monde contient bien assez pour les besoins de chacun, mais pas assez pour la cupidité de tous. » Gandhi – Population: Malthus finira-t-il par avoir raison ? La croissance démographique accroît la pression sur l’environnement. Il faudrait réussir à la freiner davantage, mais c’est un processus lent et complexe. – La lutte contre les inégalités est au coeur du sujet. Les plus riches du Nord ont une responsabilité dans les désordres écologiques qui va bien au-delà de l’impact direct de leurs gaspillages sur l’environnement. En effet leur mode de vie sert de modèle et de but à atteindre pour toute la planète. – Une autre agriculture est possible ! Une agriculture durable peut remplacer le modèle agricole productiviste en fin de course. Cela implique cependant de changer non seulement les modes de production, mais aussi nos régimes alimentaires. – Les outils pour rendre l’économie plus « verte ». Réglementation, quotas d’émission, écotaxes…, les Etats disposent d’une panoplie étendue pour réorienter l’économie. A condition de vouloir s’en servir… – Demain, la ville écologique ? L’organisation actuelle des villes est anti-écologique. Et la périurbanisation ne fait qu’aggraver les choses. Un autre urbanisme est possible (et nécessaire). – Energies renouvelables : nécessaires mais insuffisantes. Les énergies renouvelables ne sont qu’une réponse partielle au réchauffement climatique et à l’épuisement des combustibles fossiles. La priorité doit être donnée avant tout à la recherche d’économies d’énergie massives. – Une économie sans déchets. En généralisant l’écologie industrielle et l’économie de fonctionnalité, on pourrait limiter fortement la production de déchets tout en offrant des services de qualité. – La mondialisation contre l’environnement ? L’impact environnemental des transports de marchandises est davantage lié aux déplacements à l’échelle régionale qu’au fret international. – L’économie durable va-t-elle créer des emplois ? L’enjeu de la mutation écologique n’est pas tant de créer des emplois supplémentaires que d’éviter une catastrophe. C’est aussi une occasion de repenser les finalités de notre système économique et la place du travail dans nos vies. « Il est dans la nature humaine de penser sagement et d’agir d’une façon absurde. » Anatole France Enjeux « Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. » Albert Camus – Copenhague et après ? Depuis le sommet de Rio en 1992, les négociations ont piétiné et les actions contre le changement climatique ont été très limitées. Les bases d’une action mondiale potentiellement efficace semblent cependant se dégager. – « Il faut repenser tous les modes de production ». Nourrir trois milliards de personnes supplémentaires en 2050 supposera de revoir profondément la production agricole et les habitudes de consommation. – Quelle gouvernance mondiale de l’environnement ? Le système de gouvernance nécessite davantage de coopération entre institutions dans la mise en oeuvre de règles communes. Et les moyens de les faire respecter. – L’économie verte, une chance pour l’Europe. Accroissement de l’indépendance énergétique, du potentiel d’emplois, de l’innovation industrielle…, la conversion écologique de l’économie peut être un atout pour l’Union. – La prospérité sans croissance ? Peut-on améliorer notre bien-être tout en renonçant à chercher la croissance économique ? Cela paraît possible mais implique une autre manière d’aborder l’emploi et le travail, et d’autres indicateurs pour piloter la société. « L’humanité a perdu trente ans. Si nous avions commencé dans les années 1970 à construire des alternatives à la croissance matérielle, nous pourrions regarder l’avenir de façon plus détendue. » Dennis L. MeadowsPour se procurer le hors-série
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