La tendance végétale s’impose dans la gastronomie française. En 2020, Culina Hortus à Lyon est élu meilleur restaurant végétarien du monde. En 2021, Claire Vallée hisse la cuisine végan au rang des étoiles Michelin. De grands chefs proposent désormais leur carte 100% végétale, de Florent Pietravalle (La Mirande à Avignon) à Thierry Marx (Onor à Paris). Avec 145 restaurants étoilés Michelin proposant un menu végétalien ou végétarien, la France est même le pays le plus « greenstronomique » au monde en 2022. Un phénomène qui ne touche pas uniquement les tables étoilées. A Lunel dans l’Hérault, le chef Matthieu Boulard est d’un de ces nouveaux ambassadeurs de la bistronomie végétale. Avec l’ambition de démocratiser la cuisine végétale en la rendant accessible au plus grand nombre.
Lunel, aux portes de la Camargue. Un vendredi soir. Entre le centre ville et la gendarmerie, la circulation est dense. Il est 18h. Sur les trottoirs, rares sont les piétons à se balader dans ce quartier populaire. Encore moins lorsque le vent hivernal s’engouffre dans les rues plongées dans la pénombre et vous pousse à accélérer le pas. Ici, au croisement des avenues du Général de Gaulle et du Colonel Simon, on ne passe pas à pieds par hasard… C’est pourtant bien ici.
Sur la façade, l’enseigne discrète et scintillante nous indique que nous sommes arrivés au bon endroit : Le Very’table. On frappe à la porte vitrée sur laquelle est accolé un logo « VegOResto ». Un homme d’une trentaine d’années ouvre la porte, tout sourire. « Salut, c’est Matthieu, bienvenue ». L’homme jovial porte un t-shirt noir estampillé Sea Shepherd. « Je vous sers un verre ? ». Au comptoir, Elodie Ciriani-Boulard, la femme de Matthieu, est au téléphone. « Le Very’table bonsoir. Oui… je regarde… Non, désolé pour samedi soir c’est complet ». Elodie esquisse un sourire en parcourant son agenda. Elle se rappelle… Il y a encore deux ans, lorsque le téléphone sonnait, elle devait préciser « Vous connaissez notre cuisine ? C’est une carte entièrement végétale ». « Aujourd’hui, je ne précise plus que l’on est vegan. » Une satisfaction personnelle pour Elodie et Matthieu qui ont opéré une mutation complète de leur restaurant en quelques mois. Autour d’une table, quelques amis boivent un verre avec le couple de restaurateurs. L’occasion d’échanger ensemble sur leur parcours.
De la restauration traditionnelle en terre camarguaise…
Lorsqu’en 2016 Matthieu reprend le local commercial du restaurant de son ancien patron, il mise sur la cuisine traditionnelle qui a fait la renommée du lieu. Prisé pour son foie gras et ses plats de viande en sauce à base de kangourou ou… de crocodile, le restaurant ne désemplit pas. Le chef, créatif, assure. Les années passent.
… au déclic
Un événement familial va bouleverser les habitudes. « Un jour Matthieu m’appelle », témoigne Elodie, « il me dit, ton fils ne veut pas manger. Je lui ai fait ses nuggets, il n’en veut plus. Il ne veut pas de steak haché. Il ne veut plus manger de viande ». Leïan avait alors 9 ans. Quelques jours auparavant, la petite famille était devant l’écran. Une simple page de pub pour une marque de célèbres nuggets. « Maman, les nuggets ce sont des poulets ? » lui avait alors demandé son fils. Une prise de conscience du petit dernier qui a amené toute la famille a modifier ses habitudes. « Il nous a dit qu’il n’était plus possible pour lui de manger des animaux. Ils étaient, à ses yeux, des amis ». « Nous nous sommes concertés avec Matthieu . Il était évident que nous devions le soutenir dans sa démarche. Nous en discutions déjà ensemble à vrai dire. Du jour au lendemain nous sommes tous passés végétariens, même mon fils aîné ».
« Nul ne peut ignorer le réchauffement climatique, ses conséquences aujourd’hui et la question du bien-être animal. Partant de ce constat, nous sommes devenus végétariens »
Le choix d’une métamorphose heureuse
A partir cet événement familial, tout s’est enchaîné à la maison comme au restaurant. Quand Elodie et Matthieu s’engagent, il n’y a pas de demi-mesure. A la maison, Elodie s’informe toujours plus. « Le passage au tout végétal s’est fait en douceur. Il n’est pas simple de sortir d’un schéma d’alimentation que l’on connaît depuis toujours et nous n’avions que peu de connaissances de la cuisine végétale ». Sur les réseaux sociaux, elle suit sur Instagram les comptes de plusieurs influenceuses véganes comme Mélanie sur Leculdepoule. Elle consulte le site et les livres de l’association L214 qui regorgent de conseils et de recettes. Matthieu s’engage à Sea Shepherd… Puis le couple prend la décision d’adopter un régime alimentaire complètement végétal.
Elodie se forme et devient sommelière, spécialisée en vins naturels et vivants. Elle conçoit une carte qui fait référence « au fil de ses rencontres avec les vignerons et de ses coups de coeur humains et gustatifs ». Certains clients font des kilomètres pour partir avec leurs cartons d’une sélection de vins. C’est le cas de Régis qui toque à la porte. Ce soir en moto, il vient prendre une dizaine de bouteilles. Pour cet amateur d’apéros, la halte s’impose. « J’habite près de Ganges. A chaque fois que je viens dans le secteur pour voir des amis, je m’arrête ici.».
« Les grands changements semblent impossibles au début et inévitables à la fin » Bob Hunter, membre fondateur de Greenpeace
En cuisine, la révolution est en marche. Désormais entrées et desserts sont 100% d’origine végétale. Les plats sont toujours proposés avec l’option viande ou poisson mais la version végane devient centrale. Même dans la liste de burgers qui font la réputation du restaurant, les versions véganes supplantent celles à la viande. « C’était important pour nous d’être cohérents avec notre démarche personnelle » se rappelle Elodie. « A cette époque de transition, nous proposions encore de la viande et du poisson pour nos habitués ». « Cela nous semblait compliqué de faire autrement » confirme Matthieu. A Lunel, au pays de l’abrivado, l’évolution était déjà gonflée.
Une carte 100% végétale renouvelée chaque semaine au rythme des saisons
Avec le temps, il devenait de plus de plus difficile pour Matthieu de continuer à cuisiner avec les odeurs de cuisson des viandes et poissons. Comment concilier leurs valeurs personnelles à la nécessité économique d’un restaurant situé dans une ville comme Lunel ? Ils décident cependant de passer le cap. « Cela a surpris. Nous étions obligés de préciser à chaque réservation que notre carte était désormais 100% végétale ». Cette métamorphose n’a pas été simple dans un premier temps. De nombreux clients habitués des lieux ont été déstabilisés dans leurs habitudes.
Pour tenir le choc, ils décidèrent alors de se séparer de la grande salle de restauration pour se recentrer dans un espace plus petit, le bar adjacent. Les premiers mois ont été assez difficiles. Mais avec le temps, et avec un excellent bouche à oreille, le restaurant réussi à passer le cap. Sur Google, les avis des clients sont dithyrambiques. « C’est mérité » se réjouit Sabrina, une amie du couple de restaurateurs. Cette dynamique quadragénaire n’est pas végétarienne. « Moi quant je viens ici, je me régale » confie Sabrina qui a découvert cette cuisine végétale qu’elle ne connaissait pas. Avec un fort apriori, échaudée par ses expériences précédentes. « Tu vois, style, la feuille de salade avec de l’accompagnement à 20 balles, tu la trouves encore dans plein de restos du coin. » « Matthieu, lui, c’est un chef incroyable. Je suis toujours surprise par sa créativité, le mélange de saveurs dans ses plats. Il a beaucoup de talent».
Ce soir c’est complet. Il est 19h30, les premiers clients arrivent. Matthieu rejoint la cuisine, Elodie apporte les cartes.
Au menu sont notamment proposés : Noix de pleurote avec céleri décliné en purée et brunoise, avec sa crème de sésame torréfié, ou le pavé haricot rouge et betterave accompagné de patate douce avec sa réduction d’oignon rouge. Le menu entrée, plat, dessert est à 27 euros. « Pour Matthieu s’est important que sa table reste accessible » explique Elodie. « On l’avait laissé des années à 21 euros. Mais à ce tarif, on ne s’en sortait pas ». Une manière pour eux de ne pas oublier leurs origines modestes. La galère, ils l’ont connu étant jeunes. Aujourd’hui, ils militent pour une démocratisation de la cuisine végétale. Pour qu’elle ne reste pas réservée à une élite.
« C’est mon restaurant préféré » confie Bruno, client fidèle. « Je reviens chaque semaine avec mon compagnon. C’est jamais la même carte ». Artiste passé par l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, il a réalisé une fresque colorée sur le mur principal de la nouvelle salle. Sa manière à lui de remercier Elodie et Matthieu pour leur travail. « Je me suis d’abord documenté sur les espèces sauvages emblématiques de la Camargue ». Au mur parmi les espèces représentées, un Guêpier, un huppe fasciée ou une tortue Herman d’Europe. « Une espèce de tortue présente uniquement en Camargue gardoise » précise Bruno. Bien loin des représentations locales de la vie naturelle composée de chevaux et taureaux… « Même si on ne pouvait pas échapper au flamand rose, l’espèce emblématique de notre région ».
Ce soir, d’autres clients fidèles sont là. La plupart ne sont pas végétariens comme « 90% des clients qui viennent chez nous » précise Elodie. « Au départ, certains sont arrivés avec beaucoup de préjugés, ils repartent enchantés. Ils reviennent en famille, avec des amis. » Il règne une bonne ambiance dans la salle. Au dessous du slogan « In Tofu we Trust», il y a aussi celles et ceux qui dégustent déjà le dessert. Ce soir un millefeuille de meringue aux clémentines de Corse avec sa mousse mascarpone et grand marnier. « C’est une tuerie » s’extasie une cliente. « Aussi bon que la dernière fois quant il y avait le cheesecake mangue et kiwis ! » C’est tout le sens du travail de Matthieu, celui d’initier par le plaisir des papilles à la cuisine végétale ceux qui en sont éloignés. La présentation des plats, créative et soignée, suscite le plaisir des yeux. L’occasion de redécouvrir pour certains des produits qu’ils ont « détestés » à la cantine comme la betterave qui figure à la carte ce soir. Pour Elodie, qui se définit elle même comme éco-anxieuse, faire ce travail de pédagogie est sa manière d’agir. « Nous voulons initier les gens à la cuisine végétale. Par le plaisir, pour qu’ils puissent prendre conscience que manger sainement, c’est se faire du bien à soi et à la planète ».
Il y aussi des clients végans. Certains font des kilomètres pour venir manger ici. « On a pas beaucoup d’offres sur Montpellier » explique une jeune femme venue avec une amie. « Et c’est souvent de la cuisine rapide style fastfood ouvert le midi uniquement ».
Et demain ? transmettre et former
Il est 23h. La salle se vide. Matthieu sort de cuisine. Autour d’un rhum arrangé maison, il se détend un peu. L’occasion d’interroger le couple sur leur avenir. Matthieu et Elodie ont d’autres projets. « Ouvrir un food-truck pour faire des plats à emporter » résume Elodie. « La cuisine de Matthieu cela nécessite beaucoup d’heures de travail. Ces journées commencent à 6h et s’enchaînent jusqu’à la fin du service du soir. C’est pourquoi nous souhaitons aujourd’hui vendre notre activité ». Pour adopter un autre rythme de vie plus lent et plus proche de la nature. A l’image de la Cheffe Claire Vallée. L’ancienne patronne d’« ONA » (pour « Origine Non Animale »), premier restaurant végan à recevoir une étoile au « Michelin », s’est résignée à le fermer. « Par manque de staff », regrette-t-elle dans son portrait que lui a consacré Libération. « Il y a beaucoup de travail sur chaque assiette, pas mal de préparation ». Dans un secteur déjà en difficultés de recrutement, l’absence de personnel formé à la cuisine végétale est une difficulté supplémentaire. Pour Matthieu, la solution passe par la transmission du savoir-faire. « J’aimerai proposer des cycles de formation à la cuisine végétale aux centres de la région ». En France, le lycée des Métiers Jacques de Romas (Lot-et-Garonne) fait figure d’exception. Il est le premier a proposer une formation complémentaire de un an en Cuisine Végétale. L’Institut Cordon Bleu Paris a créé également son Diplôme d’Alimentation Végétale et Gastronomie. Cette formation de trois mois est dispensée par de grands Chefs sous la direction du Chef Eric Briffard, Meilleur Ouvrier de France en 1994. Il ne reste plus qu’à souhaiter qu’un(e) chef(fe) nouvellement formé(e) fasse le pari de reprendre l’activité du Very’Table à Lunel. Si l’aventure de la cuisine végétale démocratique et créative vous tente, n’hésitez pas à prendre contact avec Matthieu. Le chef garde à coeur de transmettre son savoir et son amour pour la cuisine végétale.
Consultez le site du restaurant Le Very’table.
Le Very’Table est ouvert du mercredi midi au samedi soir. Réservation conseillée au 09 83 55 27 37.
9 avenue du Général de Gaulle 34400 LUNEL
Nous vous invitons également à consulter la page Instagram du restaurant. Elodie, aussi photographe professionnelle, sublime les plats confectionnés en cuisine par Matthieu :