Le Temps des grâces, qui vient de sortir en DVD, livre une enquête documentaire autour des problématiques liées à l’environnement, au progrès et à l’économie globalisée. Le film revient sur un demi-siècle d’épopée agricole en France, de la révolution verte à la déferlante bio, nous amène à réfléchir à notre rapport au territoire et à l’alimentation : de quelle agriculture voulons-nous pour demain ? Avec notamment les témoignages de Pierre Bergounioux, Lucien Bourgeois, Lydia & Claude Bourguignon, Matthieu Calame, Marc Dufumier …
A l’origine de ce film, une scène qui a marqué Dominique Marchais : « Une ferme en Auvergne, avec chapelle ancestrale et panorama impeccable. A priori, tout est à sa place. L’éleveur sort ses vaches sous l’oeil satisfait des citadins en vacance. Mais sur la rampe, la première vache glisse et tombe. Fin des réjouissances : tout le troupeau est au diapason, les vaches ne tiennent pas debout. Que se passe-t-il au juste ? Réponse de l’éleveur : « Rien, tout va bien ! ». C’était en août 2004 et cette scène ne se laissait pas oublier. Pour impressionnante qu’elle fut, c’est moins la chute des vaches que la dénégation de l’éleveur qui m’a marqué, par ce qu’elle révélait de douleur rentrée, de gène. Et mon sentiment fut que cette souffrance nous concernait, que nous n’étions pas extérieurs à cette scène, que nous faisions partie du problème. Et c’est pour mieux comprendre ce qui se jouait à ce moment là, dans cet espace-là, dans cette paradoxale intrication de beauté et de désastre, que j’ai eu le désir de parcourir tout le pays, de rencontrer tant de gens, agriculteurs, agronomes, écrivains et autres, pour faire un film qui questionnerait notre attachement à l’agriculture ». Bande annonce Le DVD : Dans le DVD qui est sorti le 18 janvier 2011 vous retrouverez le documentaire Le temps des grâces (durée : 120 min) + UN DVD DE BONUS INÉDITS (durée : 90 min) avec des extraits de débats en salles avec le réalisateur, les intervenants du film, le public et de nombreux spécialistes.Extraits du film
Témoignage de Claude Bourguignon : « La paysannerie est la dernière qui s’est vue confier les instruments révolutionnaires, prométhéens, de l’expansion industrielle de la fin du siècle des Lumières et du début du XIXe s. Il doit être amer de s’entendre notifier qu’avec tout ça on n’a fait que saccager des paysages, altérer des ressources, compromettre le patrimoine naturel de l’humanité ». Pierre Bergounioux, professeur et écrivain, Gif-sur-Yvette, Essonne : « L’intérêt du bocage c’est le paysage, la façon dont il a été modelé pendant des siècles par les paysans… Si on laissait faire ceux qui vont suivre, en deux générations, tout serait rasé… ». Daniel Calame, éleveur et maire de St-Plantaire, Indre : « A chaque fois qu’on retire un hectare de surface agricole utile de sa vocation première, on concourt à aggraver le problème de l’alimentation qui va devenir un des problèmes majeurs de la planète dans les trois décennies qui arrivent. » Henri Baron, ancien Président de Chambre d’Agriculture « Sur un marché international, l’avantage comparatif de la France est d’avoir une agriculture qui produit à petite échelle des produits d’excellente qualité sanitaire et gustative. La vocation de la France n’est pas de faire du dumping à des paysans pauvres. Les pays du tiers monde doivent se nourrir par eux-mêmes, notre vocation n’est pas de les nourrir. » Marc Dufumier, enseignant chercheur AgroParisTech, Paris : « Si nous ne sommes pas capables de produire ce que personne d’autre dans le monde n’est capable de produire, nous n’avons aucune chance dans l’avenir. » Lucien Bourgeois, économiste, Paris « Une multinationale qui travaille dans l’agroalimentaire fait son business en se servant de l’image du petit paysan des Cévennes. Le goût est certainement différent… mais qui connaît le goût ? » Patrick Libourel, éleveur à Lanuéjols, Gard : « Je pense que tant que les urbains n’auront pas pris à bras le corps cette question de leurs campagnes, et sans réconciliation de ces deux mondes, il n’y aura pas d’espoir… C’est quantitativement les urbains qui peuvent faire pression. Et comment leur réapprendre ? Il n’y a que l’éducation, l’école. » Michel Corajoud, paysagiste, Paris « Il faut 15 ans pour transformer une agriculture conventionnelle en agriculture bio. C’est passer d’un système qui ne marche pas à un système qui marche. Si on n’est plus capables de penser à échéance de 15 ans alors c’est foutu. Soit une société est capable de penser à 25 ans, soit elle ne pense pas.» Matthieu Calame ingénieur agronome Fondation Charles-Leopold Mayer, Paris :Entretien avec Dominique Marchais
– Quel était votre rapport à la campagne avant de faire ce film ? Je suis de la campagne, à l’origine. Mes grands-parents maternels étaient agriculteurs. Je n’ai jamais pensé faire de l’agriculture un métier mais je suis resté attaché à la campagne. Devenu urbain, la relation que j’ai gardé avec la campagne était principalement celle d’un randonneur, d’un pèlerin à la Robert Walser… Je dirais même que le regard que je portais sur le paysage était davantage marqué par la littérature, par le romantisme allemand, Buchner, les romans russes du 19ème, ou encore Adalbert Stifter, que par mon expérience directe. J’étais fasciné par la dimension utopique que l’agronomie porte en elle, l’idée d’optimum… Les descriptions de domaines chez Balzac, chez Tolstoï ou chez Gogol m’enthousiasment toujours autant. J’aimerais bien que cette puissance d’utopie dont l’agriculture peut être porteuse soit restaurée… Depuis 8-10 ans, au cours de mes balades, j’ai pris conscience de l’écart entre ce paysage littéraire, nourri de représentations et de souvenirs d’enfance, et le paysage réel, concret, de la France, ce vaste mouvement d’entropie qui a affecté le territoire. J’en ai nourri un certain chagrin. Les altérations du paysage, la privatisation des espaces ruraux, la fermeture des chemins m’étaient assez pénibles. Comment accepter qu’une chose que j’ai toujours perçue comme une richesse, un héritage, le fruit d’une élaboration si lente, puisse être aussi vite saccagée ? Je revendique le droit à la déambulation et je me sens chez moi partout en France. Et à chaque fois qu’un chemin disparaît, je le ressens comme une entrave à une certaine liberté de circulation. On peut comprendre les raisons matérielles, économiques, pratiques de ces modifications mais, comme le dit le code de l’urbanisme, “le territoire est bien commun de la nation” et il me semble que ces grands changements structuraux de l’espace ne devraient pas se faire sans négociations préalables avec tous les usagers de la campagne. J’ai donc voulu enquêter sur les causes réelles de ces changements, histoire de faire la part des faits et des fantasmes. – Est-ce une démarche politique ? C’est une démarche de compréhension : chercher à convoquer des savoirs, le plus de savoirs possibles, pour ne pas s’enfermer dans une nostalgie un peu aigre. Car après tout, et c’est ce que j’ai compris en faisant le film, la rationalité qui a présidé à ces grandes métamorphoses est fort contestable : on s’éloigne de l’idée d’optimum, qui est toujours un rapport complexe entre du social, de l’économique, de l’agronomique, au profit d’un principe de maximisation des rendements où l’on se garde bien d’évaluer les coût des pertes occasionnées. J’ai suivi avec stupéfaction les crises agricoles des années 80-90 : la vache folle, la fièvre aphteuse, les quotas laitiers… et je me sentais en empathie avec la souffrance de la profession. Alors aujourd’hui le divorce entre monde agricole et société est très net. Les anti-agricoles gagnent par défaut d’adversaires. Les agriculteurs s’effacent voire s’affrontent entre eux. Ils se tirent une balle dans le pied en n’ouvrant pas le débat. Il me semble que si l’agriculture est à l’origine de bien des problèmes environnementaux et paysagers, elle est aussi, en puissance, la solution. La question que pose le film est celle-ci : quelle agriculture, pour quoi faire ? – Avez-vous abordé les entretiens avec des choix de mise en scène prédéfinis ? Je me méfie de tout dogmatisme en la matière. D’après moi, quand on fait du documentaire, il y a des enjeux plus importants que ceux du cadre. Il faut savoir écouter. C’est un peu paradoxal, mais la bonne distance on la crée en s’impliquant dans la situation d’interview. Lors du tournage, je parle beaucoup, j’explique mes intentions, je pose mon problème : c’est ça mon outil de mise en scène car ça crée une situation à laquelle les interviewés réagissent, et ça confère, je suppose, une certaine cohérence à l’ensemble des rushes. Mais c’est quelque chose d’intuitif, de relativement impensé, de très simple en fait. A chaque fois, j’avais besoin de reprendre l’ensemble de mes préoccupations, l’ensemble des questions du film, ce qui fatalement installait une certaine tension dans l’entretien et poussait mes interlocuteurs à articuler les problèmes entre eux. En ce sens et en ce sens seulement, je les dirigeais. Et au montage lorsque le film se construit, je me retire du film comme on retire l’échafaudage après avoir construit une maison. Alors, bien sûr, pendant la préparation du film, j’avais revu un certain nombre de documentaires, ceux de Marcel Ophuls notamment, qui est pour moi le plus grand. Mais je me suis assez vite aperçu qu’il fallait que je trouve mes propres solutions. Je n’utilise pas d’archives, nous ne filmions pas de plans de coupe, et le film n’est pas vraiment monté de façon chorale– comme s’est souvent le cas chez Ophuls d’ailleurs. Je ne pense pas que le documentariste ait une responsabilité particulière, un rapport privilégié au réel ou à la vérité. Le film est construit de manière aussi raffinée qu’une fiction : avec des figures qu’on complexifie progressivement selon des effets de rime, d’écho. Tourner un documentaire c’est tourner un film dont on écrira le scénario après le tournage mais, assurément, il est écrit, il y a une narration ! – Comment avez-vous trouvé la forme finale du film ? Quel a été votre fil directeur au montage ? Le film s’est construit par renoncements successifs. J’ai besoin d’avancer par cercles concentriques, de commencer par ratisser large, c’est ma façon de travailler. A la fin du tournage, j’avais le matériau dont j’avais besoin mais la difficulté consistait à trouver le bon degré de généralité. Toutes les questions abordées pendant le tournage sont intéressantes si on rentre dans le détail mais un film de deux heures n’est pas le lieu approprié pour rentrer dans le détails des montants compensatoires, des rounds de négociations du Gatt et des techniques culturales simplifiées… d’autant que je voulais faire un film généraliste qui articule le plus d’aspects du problème possible. … Il y a donc eu une première phase de montage où on a essayé de rendre justice à toutes les thématiques. Mais j’avais un problème pour passer d’un savoir à un autre : à la fois des problèmes de durée, des problèmes de technicité et des problèmes de liaison des parties entre elles. La première construction du film c’était, produire, nourrir, échanger et on essayait de classer les problèmes à l’intérieur de cette division. Mais j’étais gêné par l’aspect systématique, ce n’était pas le film que je voulais faire : je voulais un film avec des petites unités qui se reflètent et qui, chacune, exprime l’ensemble du problème. Je ne voulais pas un film système mais un film perspectiviste. Le film semble être construit en deux parties : d’abord une série de témoignages bruts, puis une articulation des savoirs en vue d’un discours… Effectivement, il y a une différence qui est formelle : d’abord une première partie fondée sur la juxtaposition et une seconde partie plus chorale. Chaque interview d’agriculteur a été pensée comme un petit film en soi. Le motif de la haie est apparu comme le moyen le plus élégant et efficace de dire le plus de choses possibles de façon compréhensible, ce qui n’allait pas de soi au départ. En parlant de la haie, on avait un motif qui réapparaissait de séquence en séquence mais traité dans des perspectives différentes. Ce motif fait avancer le récit… mais on aurait pu prendre un autre objet. Le tournage du film n’a pas été conçu autour de la haie. D’un point de vue agronomique, la problématique du travail du sol, de l’abandon du labour, des techniques de semis sous couvert, est plus importante que celle de la haie et du bois raméal mais c’est trop délicat d’aborder ces questions tant les gens ne connaissent plus rien à l’agriculture. J’ai donc préféré parfois l’anecdotique à l’essentiel mais au nom d’exigences supérieures qui sont celles de la lisibilité générale du propos. – Militez-vous pour l’agriculture bio ? En fait, le film milite pour le complexité contre l’uniformité. Dans le dernière partie, il est vrai que la part belle est faite à des exploitants bio, mais le film ne milite pas spécialement pour le bio. Il milite pour une agriculture de qualité. Si j’avais pu amener le film à un degré de complexité supérieur, le bio aurait laissé de la place à d’autres démarches qualitatives, les AOC, les labels, et à d’autres méthodes agronomiques, la biodynamie, le non labour etc… Il y a plusieurs façons de faire de l’agriculture intelligente. Mais il est vrai que j’ai appris beaucoup en faisant le film et, à travailler ces questions, on devient écolo de raison. Les agriculteurs, bio ou pas bio, sont tous conscients du problème : la pollution des nappes, la fragilité des sols, l’érosion de la biodiversité. Mais le problème ne se réduit pas à la question de l’utilisation de la chimie ou non, il y a aussi la question du nombre d’agriculteurs et du devenir de l’espace rural ! La question soulevée par le film est celle de l’incitation politique : il est plus que temps de changer la nature de l’incitation et de redonner à l’agriculture une dimension environnementale certes, mais aussi sociale et territoriale. – Un sentiment nostalgique parcourt le film, un récit sur la disparition prend progressivement forme… Je souhaitais interroger les catégories avec lesquelles on appréhende la chose agricole et réfléchir sur la nostalgie comme l’une de ces catégories. Je n’ai pas cherché à faire un film nostalgique mais l’idée était de ne pas chercher à s’abstraire de cette nostalgie-là, sur laquelle il me semblait nécessaire d’opérer un mouvement réflexif. C’est prendre au sérieux une phrase comme « C’était mieux avant ». Comme le dit Pierre Bergounioux, on peut en venir à se demander si la déploration n’est pas de tout temps, si ce n’est pas un invariant, ou si au contraire il y a eu un réel virage au XIXe s., avec l’industrialisation, qui aurait fait disparaître certains fondamentaux de nos sociétés. Je voulais aussi faire un film sur l’agriculture parce que j’étais ulcéré par les représentations dominantes de l’agriculture dans les médias : d’un côté, la stigmatisation, la dramatisation et les crises ; et de l’autre, le journal de 13 heures, le folklore et le passéisme. N’en déplaise à Tony Blair, l’agriculture n’est pas une relique du passé. Propos recueillis le 17 novembre 2009Revue de presse
– Bakchich.info : Avec Le Temps des Grâces, Dominique Marchais réalise un tour de France des campagnes françaises et dresse un état accablant de l’agriculture moderne. Tour à tour, agriculteurs, éleveurs, microbiologistes, chercheurs, fonctionnaires, ainsi que l’excellent écrivain Pierre Bergounioux, apportent leur pierre à l’édifice de ce plaidoyer pour l’écologie. – Libération : […] Une savante dialectique de l’ordre et du désordre, du chaos (la forêt préhistorique) et de la discipline (le champ humanisé), se révèle peu à peu dans cette vertigineuse enquête sur le destin de nos sols et de ceux (les paysans) qui en avaient la garde. L’hybris technique frappe dès les années 50 un monde agricole qui pense pouvoir enfin échapper par le progrès à l’ingratitude d’un sort millénaire de bête de somme. Tracteurs et engrais chimiques décuplent le rendement ; phosphates, insecticides et autres potions magiques font tripler les récoltes. Mais l’utopie productiviste et sa réalisation subventionnée (la PAC, politique agricole européenne) se paie aujourd’hui au prix fort. Si l’on écoute les experts interrogés par le cinéaste, quand nous baguenaudons dans nos douces campagnes en humant fleurs et fumier, nous piétinons en fait un cadavre. «Morte Terre» comme dit Murat. Le bombardement chimique sur un demi-siècle a stérilisé les sols, aboli la tourbe, détruit les équilibres fragiles de l’écosystème. Résultat : non seulement les paysages deviennent moches mais en plus on mange mal. Comme dans le Mondovino de Jonathan Nossiter (en 2004), le film plaide pour le respect des spécificités multiples des terroirs français contre des logiques de standardisation qui ne sont même plus rentables. Bien sûr, le Temps des grâces peut se voir de multiples manières (l’agriculture à la dérive comme symptôme d’un malaise dans la civilisation plus général) ; du moins peut-on dire qu’il possède un dernière partie assez agressive, fiévreuse, à forte capacité d’interpellation des pouvoirs publics et des citoyens. Le film a donc vocation à être vu mais aussi largement débattu.
Le temps des grâces : un regard engagé sur l’agriculture française
L’état des lieux est en effet passionnant.
À mon sens, les témoignages les plus édifiants sont ceux des microbiologistes Claude et Lydia Bourguignon. Leur discours me rappelle celui d’un agronome colombien que j’avais rencontré l’an dernier. Il avait réussi à augmenter le rendement d’une petite plantation de bananes en supprimant les pesticides, et en ménageant des travées pour faire entrer la lumière et faire revenir champignons, vers et bactéries qui grouillaient dès qu’on grattait un peu.
Le sol, finalement, est au commencement et à la base de l’agriculture et de l’alimentation. À l’autre bout de la chaîne, il y a le goût et l’éducation au goût, à laquelle s’intéresse aussi Marc Dufumier, qui voit dans les cantines scolaires le meilleur moyen de sensibiliser les futurs citoyens aux immenses enjeux de notre l’alimentation.