Warren Buffett et Bill Gates, respectivement deuxième et troisième plus grosse fortune mondiale d’après le magazine Forbes, ont lancé officiellement le 4 août la campagne Giving Pledge (« la promesse de don »). 40 milliardaires américains se sont déjà engagés à donner au moins la moitié de leur fortune, de leur vivant ou après leur mort, pour les bonnes œuvres. L’esprit de cette entreprise est de mettre en valeur ceux qui donnent et de créer ainsi une émulation incitant encore plus de personnes à devenir philanthrope. Est-ce que Liliane Betancourt et nos autres milliardaires français pourraient suivre le même engagement ? Il y a peu de chances …
115 milliards de dollars. Voilà ce que vaut la promesse de dons des 40 milliardaires américains qui ont répondu à l’appel de Bill Gates et Warren Buffett. Et ce n’est que le début. Sachant que les 400 Américains les plus riches possèdent 1 200 milliards de dollars, Bill Gates et Warren Buffett espèrent, en les convainquant d’en verser la moitié, récolter environ 600 milliards de dollars (454 milliards d’euros). Soit l’équivalent d’un quart du produit intérieur brut de la France. La « révolution du philanthrocapitalisme » a commencé en 2006 quand Gates et Buffett, qui disposent de respectivement à 53 et 47 milliards de dollars, se sont publiquement engagés à léguer 99% de leur richesse à de bonnes œuvres. Le mouvement a fait des émules : Bono, Angelina Jolie et Brad Pitt sont parmi les plus connus. Il faut dire que l’exaltation américaine du self-made-man s’y prête. Ceux qui ont construit leur puissance tout seul considèrent souvent l’héritage comme un frein à la création de nouvelles richesses. Ainsi, en 2009, la philanthropie a rapporté 300 milliards de dollars. « Nous espérons que les États-Unis, qui sont la société la plus généreuse sur Terre, deviendront encore plus généreux avec le temps, a expliqué Warren Buffett. Nous espérons que cette générosité ne sera pas seulement plus grande, mais aussi plus intelligente. » Le « peer pressure », une arme redoutable En juin, les philanthropes décident de passer à la vitesse supérieure avec l’initiative « Giving Pledge ». L’idée est simple : ils demandent directement à leur pairs de les imiter et de s’engager à verser au moins la moitié de leur fortune à une œuvre caritative, de leur vivant ou après leur mort. Le « peer pressure » joue à fond. Car en publiant la liste de ceux qui acceptent, ils mettent les autres dans une position pour le moins inconfortable. Michael Corkery, le blogueur du Wall Street Journal, ne s’est d’ailleurs pas privé de citer quelques uns des riches récalcitrants, en se concentrant surtout sur le secteur financier. Il fait ainsi remarquer que George Soros, dont la fortune est estimée à 11 milliards de dollars, ne figure pas dans la liste. John Paulson, le célèbre gérant du hedge fund qui a su tirer profit de la crise des subprimes et de l’effondrement de l’immobilier, non plus. L’autre nom connu qui brille par son absence est celui de Maurice Greenberg, l’ancien PDG d’AIG. Les milliardaires veulent améliorer leur image Le problème avec cette « liste noire », c’est que ce n’est pas parce qu’ils ne se sont pas engagés auprès de Gates et Buffett qu’ils n’ont pas été généreux. Paul Tudor Jones, par exemple, a quand même fondé le Robin Hood Foundation qui s’applique à lutter contre la pauvreté à New York. En tout cas, l’approche a le mérite d’être efficace. En à peine un mois et demi, près de 40 milliardaires se sont engagés. Parmi eux, le fondateur de CNN Ted Turner, le maire de New York Michael Bloomberg, le co-fondateur d’Oracle Larry Ellison ou encore le réalisateur George Lucas. La liste complète des milliardaires et leurs lettres peuvent être consultées sur www.thegivingpledge.org. « Depuis la récession, les Américains riches sont à la recherche de nouveaux symboles de prestige, explique le blogueur Robert Franck du Wealth Report. Les yachts, jets privés et villas au bord de la mer sont tellement 2007. Etre assez riche et généreux pour avoir son nom dans la liste « Giving Pledge » pourrait rapidement devenir l’ultime badge de prestige ». Au-delà de cet aspect lié à l’image, les dons pourraient se traduire par des rentrées de fonds colossales pour les organismes caritatifs. A en croire un éditorial du Guardian, « si les milliardaires se mettent à suivre l’exemple de Bill Gates, leurs dons pourraient changer le monde ». Les mauvaises langues argueront qu’il ne s’agit pour l’instant que d’un engagement moral qui ne les oblige en rien légalement. « Certes, précise Aurore LARTIGUE dans La Croix, mais se dédire risquerait de leur coûter cher en termes d’image. Et ces milliardaires jugent peut-être nécessaire de redorer leur blason, sérieusement terni par la crise financière qui a plongé dans la crise des dizaines de millions d’Américains ».Pourquoi l’exemple américain a peu de chances d’être repris en France
L’engagement public de ces quarante milliardaires américains à verser la moitié de leur fortune à des organisations caritatives a peu de chances de se produire en France, même si les mentalités et la législation ont évolué au cours des dernières années. Les « grandes fortunes qui ont bon cœur sont bien plus présentes aux Etats-Unis qu’en France, c’est une tradition anglo-saxonne« , remarque Valérie Daher, directrice de la communication d’Action contre la faim (ACF). « On imagine mal Bernard Arnault (patron du groupe de luxe LVMH, première fortune de France) ou Gérard Mulliez (groupe Auchan, deuxième fortune) faire la même chose », poursuit-elle. « Je ne suis pas sûre que l’exemple des grandes fortunes américaines soit suivi en France, car nous n’avons pas le même rapport à l’argent », renchérit Marie-Charlotte Brun, responsable du marketing et des dons à Médecins sans frontières (MSF). « L’argent n’est pas un sujet tabou aux États-Unis », souligne-t-elle. De fait, un fossé culturel sépare la France des États-Unis au sujet du « charity-business ». Outre-Atlantique, le don fait partie de la norme, voire de l’obligation sociale pour les plus aisés, et s’en trouve d’autant plus médiatisé. « La culture est différente », explique Agnès Lamoureux, directrice de la communication à la Fondation de France. « En France, il y a une grande générosité, mais ça se fait dans la discrétion par rapport aux États-Unis où le rapport à l’argent et à la fortune n’est pas du tout le même. » « Et puis, c’est la culture anglo-saxonne », poursuit-elle, « où l’État est moins présent et donc la tradition de redonner à la société est quelque chose de plus courant qu’en France. » A titre d’exemple, elle indique que la Fondation de France a récemment reçu un legs de 130 millions d’euros d’une généreuse donatrice sans héritier, ce qui est « exceptionnel », relève-t-elle. Or, les fortunes de Bill Gates et Warren Buffet, les initiateurs du « giving-pledge », sont respectivement évaluées à 53 et 47 milliards de dollars, ce qui porterait le montant de leur don commun à 50 milliards de dollars s’ils tiennent promesse. Par ailleurs, alors que les Américains donnent leur argent pour financer les hôpitaux, les écoles ou simplement les parcs publics, il est acquis en France que c’est l’État qui est chargé de la redistribution sociale, souligne Monique Pinçon-Charlot, sociologue et coauteure avec Michel Pinçon du livre « Les Ghettos du Gotha », paru au Seuil. « La France est un pays républicain où la solidarité citoyenne, à travers l’impôt, donne à l’État la responsabilité de répartir les richesses accumulées dans les familles les plus riches au bénéfice de celles qui n’ont pas cette chance », relève la sociologue. Enfin, elle estime que les milliardaires américains qui ont pris cet engagement « vont retirer un capital social qui n’a pas de prix, c’est-à-dire une reconnaissance de leur place dans la société, dans la classe dominante ». Alors qu’en France, cette reconnaissance de « l’excellence sociale » passe en grande partie par l’appartenance à des dynasties de grandes familles fortunées, ce « qu’on ne peut pas acheter ». Reste que « la philanthropie se développe » dans l’Hexagone depuis plusieurs années, grâce notamment à une législation fiscale plus favorable, observe Agnès Lamoureux. Et que malgré une culture de la discrétion plus prégnante en France, les donateurs hésitent moins désormais à faire apposer une plaque rappelant leur don, assure-t-elle.