Si la mobilisation contre les mégabassines semble marquer une rupture dans le militantisme écologiste en France, Sainte-Soline expose au grand jour des tendances déjà à l’œuvre dans les mobilisations écologistes récentes et contribue à les renforcer, selon Lucien Thabourey, Sociologie du militantisme écologiste à Sciences Po. Depuis l’abandon du projet de Notre-Dame-des-Landes en 2018, l’attention médiatique portée aux mobilisations écologistes s’est déplacée vers les marches, grèves et actions de désobéissance civile pour le climat. Les événements de Sainte-Soline marquent une triple rupture par rapport aux dynamiques récentes du militantisme écologiste.
Lucien Thabourey, Sciences PoLes images impressionnantes et les décomptes de blessés qui nous sont parvenus de Sainte-Soline dans le département des Deux-Sèvres fin mars 2023 ont participé à ancrer la lutte contre les mégabassines dans la contestation sociale en cours contre la réforme des retraites.
Si cette mobilisation est susceptible de représenter une évolution importante pour les mouvements écologistes français, cet épisode ne saurait cependant être réduit au contexte politique immédiat et à une irruption soudaine de violence. Sainte-Soline expose en effet au grand jour des tendances déjà à l’œuvre dans les mobilisations écologistes récentes et contribue à les renforcer.
Depuis l’abandon du projet de Notre-Dame-des-Landes par le gouvernement d’Édouard Philippe en 2018, l’attention médiatique portée aux mobilisations écologistes s’est déplacée vers les marches, grèves et actions de désobéissance civile pour le climat menées par des milliers de personnes en Europe et à travers le monde.
À première vue, les événements de Sainte-Soline marquent une triple rupture par rapport aux dynamiques récentes du militantisme écologiste.
Des marches pour le climat à l’atteinte aux biens
La stratégie choisie témoigne d’abord d’une « relocalisation » : en déplaçant la contestation des pavés parisiens vers la terre solinoise, l’objectif n’est plus d’interpeller l’opinion publique sur l’inaction des dirigeants politiques, mais de dénoncer un projet local d’accaparement des ressources en eau dans un contexte de sécheresse historique, l’eau étant pompée dans les nappes phréatiques en hiver puis utilisée, en été, par un nombre restreint d’agriculteurs.
Ensuite, les efforts déployés par les opposants au projet renouent avec la stratégie du nombre : plusieurs milliers de personnes étaient présentes dans les Deux-Sèvres alors que les dernières actions d’Extinction Rebellion n’ont mobilisé, à titre de comparaison, que quelques dizaines d’activistes.
Enfin, la composition et la diversité tactique des cortèges (certains s’étaient préparés à « impacter concrètement » le projet tandis que d’autres souhaitaient s’en tenir à une procession symbolique) témoignent d’une ouverture de la part de mouvements qui, depuis plusieurs décennies, affichent leur attachement à une « non-violence » stricte.
Ces éléments semblent rapprocher la mobilisation de Sainte-Soline de la stratégie des zones à défendre (ZAD). Elle s’en distingue néanmoins par son caractère circonstancié (un week-end contre plusieurs années) et multisite (l’objectif étant de se déplacer de projet en projet).
L’aboutissement de précédentes mobilisations
Plutôt qu’un changement de cap radical, Sainte-Soline concrétise des tendances déjà présentes au sein des mobilisations écologistes récentes. Les éléments de continuité se retrouvent tout d’abord du point de vue des effectifs militants et des organisations ayant répondu à l’appel à manifester.
On a ainsi pu identifier, dans les Deux-Sèvres, des militantes et militants qui ont connu leur premier engagement à l’occasion des marches pour le climat et des actions de désobéissance civile organisées ou soutenues par des mouvements tels Greenpeace, Alternatiba ou Extinction Rebellion.
D’abord portées par l’espoir que leurs actions pourraient trouver un débouché politique, notamment à travers la Convention citoyenne pour le climat ou les élections de 2022 lors desquelles Jean-Luc Mélenchon a concentré leur vote, les jeunes générations mobilisées ont fait l’expérience de l’inertie climatique du gouvernement français.
Une alternative aux petits gestes
Par ailleurs, la dénonciation des intérêts économiques derrière les projets de mégabassines prolonge les efforts déployés jusqu’ici par les mouvements écologistes pour proposer une alternative à l’injonction aux « petits gestes » adressée aux individus en niant la dimension collective des problématiques environnementales, comme le décrit très bien la sociologue Sophie Dubuisson-Quellier.
L’exemple d’Extinction Rebellion est parlant : tout en mettant dès le début l’accent sur un principe de « non-culpabilisation » des individus, le mouvement de désobéissance civile, connu pour ses blocages massifs à Londres et à Paris en 2019, a progressivement modifié son discours : d’une sensibilisation du public à l’urgence climatique, il est passé à la dénonciation de l’inaction climatique de l’État et des grandes entreprises.
Convergence militante
Du point de vue stratégique, la mobilisation de Sainte-Soline renoue efficacement avec les fondamentaux de la désobéissance civile, laquelle consiste à prendre à témoin l’opinion publique au travers d’actions illégales (la manifestation était interdite) dont la répression permet de souligner l’écart entre la justesse de la cause défendue et l’inflexibilité des acteurs publics. Ce contraste a ainsi permis aux manifestants de dénoncer unanimement la présence de trois mille policiers et gendarmes pour « défendre un trou ».
L’un des accomplissements importants de Sainte-Soline réside dans la convergence d’acteurs aux histoires et stratégies militantes différentes : élus de gauche et écologistes, ONG et associations locales, syndicats paysans, mouvements de désobéissance civile et militants autonomes. Si plusieurs tentatives de convergence avaient été menées depuis 2018, aucune n’avait encore donné lieu à un rassemblement aussi large.
Brutalité policière et solidarité de fait
Le bilan humain, qui s’élève à des dizaines de blessés, dont deux personnes dans le coma, ne manquera pas de susciter des débats internes – plusieurs mouvements ont tenu à rappeler leur attachement à la non-violence à l’issue du week-end.
Pour autant, la brutalité indiscriminée des interventions policières – qui s’est déployée bien au-delà du « bloc » restreint prêt à l’affrontement – a créé une solidarité de fait entre les participants qui se sont unis dans la dénonciation d’un gouvernement de plus en plus ouvertement hostile aux militantes et militants écologistes de tous bords.
Le discours volontariste d’une secrétaire d’État (Brune Poirson en février 2019) accueillant une délégation issue de la manifestation pour le climat et déclarant « derrière les portes de ce ministère de [la Transition écologique], vous n’avez que des alliés, pas des adversaires » semble désormais loin. La criminalisation des mouvements écologistes observée dans les discours de ces derniers mois – le ministre de l’Intérieur parlait, en octobre, d’« écoterrorisme » – a trouvé une expression concrète sur le terrain.
Elle confirme le constat d’Olivier Fillieule et de Fabien Jobard quant à la « brutalisation du maintien de l’ordre français » au-delà des groupes habituellement les plus exposés à ces violences, parmi lesquels figurent les habitants des quartiers populaires.
Des approches complémentaires
Ainsi, la mobilisation à Sainte-Soline dépasse-t-elle le contexte immédiat de la contestation de la réforme des retraites tout en la rejoignant dans la mise en évidence de l’incapacité des institutions politiques françaises à répondre aux aspirations sociales, démocratiques et écologiques d’une partie croissante de la population et de la jeunesse.
Une rigidité qui, traduite par des violences policières, a eu pour effet de souder plutôt que de diviser les acteurs présents. Il est fort à parier que ces derniers continueront à expérimenter la complémentarité de leurs approches et à chercher les moyens de contourner la répression disproportionnée dont ils ont fait l’objet à Sainte-Soline, tout en maintenant la pression sur un gouvernement qui s’est lui-même placé en première ligne.
Lucien Thabourey, Sociologie du militantisme écologiste, Sciences Po