Le tsunami asiatique de décembre dernier a frappé plus durement les zones où les promoteurs, avec l’appui de gouvernements aveugles, avaient rayé de la carte les mangroves, ces milieux humides côtiers qui ont absorbé l’énergie des vagues géantes là où on les avait laissées. Et le 29 août dernier, Katrina a eu le champ libre en plusieurs endroits des côtes américaines du golfe du Mexique où l’industrie pétrolière avait rogné sur les marais côtiers pour construire des chenaux pour ses barges et où, comme à La Nouvelle-Orléans, on a asséché les marais et endigué de vastes superficies pour construire des quartiers entiers, où on pompe en permanence les eaux du sous-sol, enfonçant ainsi la ville d’un pouce par année.
L’ouragan Katrina, passé au niveau 5 avant de redescendre au niveau 4 juste avant de frapper la Louisiane, le Mississippi et l’Alabama, a néanmoins soulevé le niveau du golfe du Mexique de neuf mètres à certains endroits, laissant La Nouvelle-Orléans sous six mètres d’eau et noyant du coup 160 000 maisons. Plus de 80 % de la ville a été inondée. À l’heure actuelle, la surface noyée est d’environ 60 % en raison du fonctionnement d’une trentaine de pompes sur les 148 potentiellement en marche.
La vulnérabilité de la ville a été aggravée par la forme de son territoire urbain, en forme de soupière. Située à environ trois mètres sous le niveau de la mer, La Nouvelle-Orléans est coincée entre l’immense lac Pontchartrain et le fleuve Mississippi et son delta marin, mais elle est isolée de ces milieux aquatiques par des digues, telle une forteresse du Moyen Âge. La ville avait déjà subi les assauts d’un puissant ouragan. C’était en 1965, quand l’ouragan Betsy, de force 3, avait noyé une partie de la ville sous deux mètres d’eau.
Dans un article prophétique, que le président George W. Bush n’a certainement jamais lu, le National Geographic Magazine d’octobre 2004 décrivait en détail l’impact d’un ouragan de force 5 sur La Nouvelle-Orléans. À quelques détails près, on aurait pu utiliser cet article pour décrire l’effondrement des digues du lac Pontchartrain le 29 août et l’inondation de la ville. Après quelques paragraphes, le journaliste Joel K. Bourne mettait son lecteur en garde contre cette fiction : «Quand cela s’est-il produit ? En fait, ce n’est pas arrivé. Pas encore», écrivait-il.
Plusieurs autres médias avaient sonné l’alarme. Un journal local, le Times Picayune, s’est intéressé à la sécurité de la ville, surtout après le déluge de 1995, qui avait provoqué des inondations, fatales à six personnes, et causé des dommages de 500 millions de dollars. Le Congrès américain s’était ému et avait alors créé le Southeast Louisiana Urban Flood Control Project, placé sous le contrôle du US Army Corps (USAC). Son plan d’ensemble aurait exigé un investissement de 14 milliards pour ses interventions sur l’ensemble du littoral louisianais. En dix ans, l’USAC a dépensé 430 millions autour de La Nouvelle-Orléans. Au début de la guerre en Irak, il ne restait que 250 millions à investir pour rendre sécuritaire la totalité du périmètre urbain de la ville. Mais l’administration Bush a alors proposé de réduire de 80 % le financement réclamé par l’USAC.
En 2004, l’administrateur du projet, Al Naomi, a demandé d’urgence une somme de 250 000 $ parce que des digues s’étaient soudainement affaissées de plus d’un mètre du côté de Metairie, en banlieue de La Nouvelle-Orléans. Il fallait aussi 15 millions pour rehausser la digue du côté du lac Pontchartrain, précisément là où elles ont cédé il y a presque deux semaines. La certitude que les digues actuelles ne pouvaient pas résister à un ouragan de force 4 ou 5 a été clairement énoncée dans des rapports officiels. L’administration a néanmoins refusé les fonds réclamés, que le Sénat a finalement accordés cette année… pour 2006.
Un premier rapport publié en 2002, intitulé Coastal Erosion, Storm and Flood Damages, faisait état d’une augmentation fulgurante des primes d’assurance en raison de la disparition des marais côtiers, principaux amortisseurs contre les vagues géantes générées par un ouragan, ainsi que de la fréquence et de la puissance croissante des tornades et des ouragans, que plusieurs attribuent désormais au phénomène croissant des changements climatiques.
«Pourquoi quelqu’un irait-il s’établir dans une ville située à un endroit sous le niveau de la mer, victime d’inondations annuelles, dans un endroit aussi chaud et suffocant qu’une jungle tropicale, soumis aux maladies infectieuses et qui fait face à l’anéantissement s’il est un jour frappé par un ouragan ? Et pourquoi, soyons francs, quelqu’un s’acharnerait-il à sauver cette ville ?», demande Walter Williams dans la présentation de son film Une histoire naturelle de La Nouvelle-Orléans, sorti il y a deux ans.
Les vastes marais du delta du Mississippi auraient pu amortir davantage et mieux dissiper la puissance de la vague de sept mètres qui a frappé le secteur de la paroisse Saint Bernard, où un bris majeur s’est produit dans les digues.
Pour le Dr Klaus Jacob, un scientifique du Lamont-Doherty Earth Observatory de l’université Columbia, «nous avons toujours présenté dans nos cours le cas de La Nouvelle-Orléans comme l’exemple parfait d’une ville non viable. C’est un fait indéniable».
D’abord construit sous le régime français sur le plus haut talus du secteur, le Quartier français demeurait un endroit logique. Ce qui l’était moins, c’était d’agrandir cette ville aux dépens des marais voisins afin de ne pas subir d’inondations de façon cyclique. Après une inondation exceptionnelle en 1927, on a malgré tout décidé d’endiguer tous les quartiers et de pomper en permanence cet espace urbain pour le garder au sec. Mais depuis lors, la ville s’enfonce. Son sous-sol, qu’on assèche par pompage, s’affaisse sous le poids des édifices situés sur un fond spongieux toujours imbibé d’eau en profondeur, sous les remblais. D’ailleurs, à La Nouvelle-Orléans, on n’enterre pas les morts : on place les cercueils dans des mausolées hors sol, qui laissent échapper des bruits bizarres, à l’origine des histoires de fantômes qui ont rendu la ville célèbre.
À l’extérieur de la ville, dans les marais du delta du Mississippi, on observe le contraire. La nature veille : l’érosion du bassin versant apporte chaque année plusieurs centimètres de nouveaux sédiments, ce qui compense le compactage des sols toujours spongieux en profondeur.
Ces apports en sédiments et en nutriments alimentaient les marais et maintenaient leur végétation au-dessus du niveau de l’eau. Mais là où les digues ont été érigées, les alluvions ne peuvent plus compenser cet enfoncement, ce qui explique que les sols asséchés et les digues s’enfoncent sans cesse, devenant ainsi un facteur aggravant du problème qu’elles sont pourtant censées combattre.
Si la mégestion environnementale des milieux humides du delta du sixième fleuve en importance de la planète par son débit — 2980 m3 par seconde, soit trois fois celui du Saint-Laurent — explique la fragilité de La Nouvelle-Orléans, cette ville est aussi aux prises avec de nouveaux problèmes de nature environnementale.
Les eaux qui la noient maintenant depuis plus d’une semaine contiennent dix fois plus de coliformes que les normes de l’EPA pour le contact cutané. On y trouve des bactéries E. coli, potentiellement mortelles, de fortes concentrations de plomb d’origine inconnue, des hydrocarbures (le mazout et l’essence des voitures et des stations-service noyées) ainsi que des milliers de produits chimiques non identifiés, non évalués, dilués par l’eau lorsqu’elle a atteint le contenu des maisons, des commerces et des entreprises. Heureusement, le sud de la ville, où se trouve le secteur de l’industrie chimique, a été épargné par les inondations. Néanmoins, la plupart des 140 usines de produits chimiques, réparties entre La Nouvelle-Orléans et Baton Rouge, ont toutes accusé des dommages et des pertes en raison des vents puissants, mais dans une mesure toujours inconnue à ce jour.
Plusieurs sites d’enfouissement de La Nouvelle-Orléans, actifs ou inactifs, enrichissent aujourd’hui cette véritable potion de sorcière. L’impossibilité physique et financière de traiter les milliards de litres d’eaux fétides qu’on pompe pour assécher la ville pourrait bien constituer une véritable bombe à retardement environnementale, racontait à CNN la semaine dernière Harold Zeliger, un toxicologue de la Floride. Ces contaminants, dont la toxicité est élevée en raison du mélange de très nombreux produits, sont rejetés directement dans les eaux du golfe du Mexique, où plusieurs puits de pétrole débranchés par Katrina déversent eux-mêmes leurs contaminants. Les poissons et crustacés du golfe, dont dépendent les pêcheries locales, pourraient bien être contaminés à leur tour.
L’eau qu’on rejettera pendant deux à trois mois, prévoit-on, a la couleur d’un vieux thé dans lequel un processus de décomposition aurait commencé et qui, de plus, dégage une odeur d’hydrocarbures. À certains endroits, l’eau sent le soufre. Sans parler des débris qui encombrent toutes les mares, y compris des cadavres humains auxquels les crocodiles, entrés dans la ville, font un sort qui rendra l’identification de centaines de corps totalement impossible même si la police a installé des émetteurs sur plusieurs cadavres.
Par ailleurs, les bactéries et moisissures toxiques que contiennent ces eaux contaminées rendent probablement impossible la réutilisation des 160 000 maisons inondées : «La plupart devront être démolies», a ajouté M. Zeliger en entrevue.
Le Mississippi, qui draine presque 40 % du territoire des États-Unis, était déjà reconnu comme un des fleuves les plus pollués du pays. Les fermiers de son immense bassin versant, qui remonte jusqu’au Canada, y déversent en moyenne 21 milliards de livres d’engrais chaque année et 283 millions de livres de pesticides. C’est ce qui a valu à toute une zone côtière de 8000 milles carrés de la Louisiane le nom de «zone morte».
Dans les trois États touchés par Katrina, plus de 100 usines de filtration d’eau potable sont paralysées et les mots d’ordre de faire bouillir sont en vigueur partout où il n’y a pas d’évacuation.
Cette catastrophe environnementale, qui se préparait depuis 75 ans, soulève une question majeure sans précédent : doit-on raser La Nouvelle-Orléans, désormais contaminée sur 80 % de sa surface, et la reconstruire ailleurs ? Ou doit-on plutôt tenter le coup de la reconstruire en sachant que sa situation s’aggravera en raison de son enfoncement constant, de son inévitable agrandissement, qui affaiblira davantage ses défenses naturelles en forme de milieux humides, et du réchauffement climatique, qui pourrait accroître la fréquence et la puissance des ouragans locaux ?
Reconstruisons, mais sur de nouvelles bases, répond Alan Atkinson, un aménagiste urbain, sur son site Internet. Mais faisons-le en hauteur et en restaurant une grande partie des amortisseurs naturels autour de la ville, ce qui commande de délimiter clairement les zones à développer. Abandonnons la ville, comme on l’a fait pour l’Atlantide, lui répond Jamaïs Cascio, car La Nouvelle-Orléans continuera de s’enfoncer. C’est un pari perdu d’avance si on ajoute l’inévitable effet conjugué des changements climatiques. Aussi bien jeter aujourd’hui les digues par terre et laisser le Mississippi remplir les marais pour reconstituer les protections naturelles de territoires plus sécuritaires, à l’intérieur des terres.