A l’heure de l’urgence climatique, la loi se fait parfois trop lente, ou trop tiède au goût des militants écologistes, qui décident alors de ne plus chercher à l’utiliser mais à s’en affranchir, en optant pour la désobéissance civile. Depuis les plateaux du Larzac jusqu’à Sainte Soline, la France a été le terrain de nombreux mouvements désobéissants pour protéger l’environnement. La politiste Sylvie Ollitrault, directrice de recherche à l’EHESP retrace cet historique. On découvre alors comment la désobéissance civile climatique s’est continuellement réinventée face à la reconnaissance de l’urgence mais aussi, paradoxalement, à l’accroissement du climatoscepticime et de la répression.
La désobéissance civile climatique : les États face à un nouveau défi démocratique
Sylvie Ollitrault, École des hautes études en santé publique (EHESP)Le 28 août 1963, Martin Luther King prononçait son célèbre discours à la suite d’une marche à Washington pour les droits civiques des Noirs américains, dont l’histoire a gardé la formule « I have a dream ». La mémoire collective a principalement conservé des images de marches, de boycotts de bus voire d’occupations illégales d’espaces d’exclusion des personnes dites de couleur de cette pratique de la désobéissance civile. Une expression forgée par le philosophe précurseur de l’écologie Henry David Thoreau qui renvoie à des registres de mobilisations variées allant du refus d’appliquer la loi à celle de la transgresser voire à l’interpeller pour montrer son caractère injuste.
Mais pour les acteurs de ces mouvements, pour ces personnes revendiquant leur citoyenneté pour pratiquer des illégalismes sans recourir à une remise en cause du récit démocratique, la désobéissance civile, avant de fournir de possibles symboles marquants, s’appuie d’abord sur un corpus de pensée et de théories qui les autorisent, aux yeux de l’opinion publique, d’enfreindre la loi en toute conscience, de s’opposer avec leur détermination voire de se mettre en danger tout en acceptant la répression.
La pratique de la désobéissance civile contemporaine des écologistes s’inscrit clairement dans cette lignée de « I have a dream ». Car il s’agit de faire advenir un monde nouveau, de pousser les lignes du récit démocratique en le renouvelant par de nouvelles générations, de nouveaux enjeux. Le caractère idéaliste voire révolutionnaire de transformation est au cœur de la pratique même si, en France, cet aspect-là a longtemps pu seulement renvoyer à des épisodes de « violence » ou de recours à des actions de confrontations, avec par exemple la vague d’attentats anarchistes à la fin du XIXe siècle ou l’extrême gauche des années 1970.
Mais à l’heure où les effets du dérèglement climatiques sont de plus en plus tangibles, et où l’inaction des gouvernants est de plus en plus pointée du doigt, en quoi la désobéissance civile peut-elle ou non permettre de mobiliser en faveur du climat ? Sous fond de crise sociale et démocratique, avec une abstention croissante et des institutions malmenées, on voit les militants climatiques interpeller via divers biais les pouvoirs étatiques.
Le mouvement de désobéissance civile est un canal d’action et d’expression possible, qui demeure cependant au carrefour d’un risque de répression d’une part, et de banalisation d’autre part. Depuis son émergence, jusqu’aux rassemblements récents et l’organisation des Soulèvements de la Terre, la désobéissance civile climatique a, de surcroît, dû se réinventer face à un contexte paradoxal mêlant la reconnaissance de l’urgence, l’accroissement du climatoscepticisme et de la répression. Voyons comment nous en sommes arrivés là.
De la « paix verte » à la génération Climat en colère
La désobéissance civile en France a connu ses premières armes sur le plateau du Larzac dans les années 1970, même si les militants parlaient alors plutôt de résistance civile. Cette lutte locale, dont le soutien dépassera rapidement les frontières nationales, est née du refus de voir l’extension d’un camp militaire sur plateau du Larzac qui risquait notamment de provoquer l’expropriation d’un certain nombre de paysans et s’achèvera par l’abandon du projet d’extension avec l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir, en 1981.
Une des premières applications de la désobéissance civile de cette lutte fut l’abandon du service militaire, à une époque où l’objection de conscience, c’est-à-dire le refus de faire son service militaire ou de rejoindre des conflits n’était pas reconnue, et où la question de la désobéissance civile rejoignait celle de l’éthique humaniste face à des États qui réclamaient de leurs citoyens masculins le prix du sang.
Loin d’être anecdotique, cette réalité rappelle combien l’écologie française et nord-américaine, avec, outre-Atlantique, un pareil refus d’être enrôlé pour la guerre du Vietnam est né autant de la volonté de protéger la nature que de l’exigence morale de ne pas attenter à la vie humaine. Parmi les premiers militants de l’ONG Greenpeace, on retrouve ainsi des quakers (puritains fondateurs d’un mouvement pacifiste et non violent) et étudiants refusant de se battre pour des guerres lointaines à l’heure de la nucléarisation des moyens de destruction.
L’exigence morale d’une paix verte (green peace en anglais) surgit ainsi de ce lien fait entre le vivant et l’humain. Dans cette dynamique, il n’est pas étonnant de voir l’écologie choisir peu à peu des moyens de pression de la non-violence et se distancer ainsi des groupes plus révolutionnaires recourant à des actions plus violentes voire ou s’y opposant pas frontalement comme les maoïstes qui utilisaient l’opportunité du service militaire pour soit créer des comités de soldats, soit se socialiser aux maniements des armes.
La désobéissance civile a ensuite réémergé au moment des vagues d’altermondialisme de la fin des années 1990 pour contester contre les OGM puis contre l’exploitation des gaz de schiste en insistant, cette fois-ci, sur la protection de la biodiversité ou du vivant. Dans cette époque post-effondrement du bloc soviétique, les écologistes se sont attachés à rappeler les limites du récit néo-libéral et de la brevetabilité du vivant ou encore, se sont appliqués à mettre les paysans au cœur de l’activité agricole face aux grands groupes, à expliciter les effets néfastes pour l’environnement de l’exploitation du gaz de schiste.
Comme pour le Larzac, l’émergence de ces luttes est souvent le fruit d’un engagement local, via par exemple une opposition à des projets futurs, en Ardèche par exemple avec des projets d’extraction de gaz de schiste, avant d’émerger comme une question de société. Les actions de certains militants (fauchage de champs d’OGM, « démontage » du McDonald’s de Millau) ont pu être sanctionnées par la loi, mais l’interdiction de l’exploitation du gaz de schiste sur le territoire français, validée par le Conseil constitutionnel en 2014, et l’interdiction de la première génération d’OGM en France ont pu permettre aux figures de ces luttes de considérer leur combat et leurs moyens comme légitimes et utiles.
Ces dernières années, la génération des années 2020 et la figure de Greta Thunberg ont de nouveau convoqué la notion de désobéissance civile pour lutter contre le dérèglement climatique, en dérangeant au passage autant les États, les groupes multinationaux voire, depuis 2022, à force de coups médiatiques, de rassemblements ou de menace de sabotage.
Sommes-nous ainsi passés d’une écologie qui voulait éviter le pire à celle qui veut gérer la catastrophe annoncée et reconnue par les États en y employant tous les moyens ?
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La génération Climat, exigence écologiste et impatience démocratique
Par commodité, nous appellerons la génération Climat celle qui a suivi les appels à la grève scolaire de Greta Thunberg de la fin des années 2010 et qui a été socialisée au développement durable et aux problèmes environnementaux dès leur enfance. Une génération qui a ensuite pu grandir et s’informer sur le dérèglement climatique au gré de la publication, de plus en plus médiatique, des rapports successifs du GIEC et de divers ONG. Sous ces influences, le cadre des luttes environnementales a pu sensiblement évoluer en se focalisant sur le dérèglement climatique comme un problème global qui rend par exemple vain de protéger telle ou telle espèce ou espace, si, en parallèle, le climat ou la planète se trouve dans un tel état que l’ensemble de l’écosystème serait irrémédiablement modifié ou en péril.
Si cette mobilisation a débuté avant l’arrivée du Covid-19, ses militants ont cependant tâché, durant la pandémie, et les mois de mise à l’arrêt total de notre système social, de maintenir le cap de l’alerte maximale sur les questions de réchauffement climatique, et de réfléchir au « monde d’après » sans pourtant réussir à ce que le système redémarre en y incluant centralement cette préoccupation dite de « survie » de la planète et ses effets sur les populations les plus vulnérables.
Dans un contexte de plus en plus inquiétant, la désobéissance civile a pu d’abord être pratiquée dans le registre de l’alerte. On peut y rassembler les manifestations d’Extinction Rebellion, les perturbations de Dernière Rénovation ou encore les actions directes médiatiques de Just Stop Oil. Au-delà de leurs actions symboliques, les écologistes ont également commencé à s’organiser en réseau, avec des interconnexions transnationales comme les Soulèvements de la Terre.
Leurs discours réclament, dès lors d’être entendus, écoutés au nom de victimes du Climat présentes voire futures et expriment une impatience à l’égard des élus, des institutions qui ne prendraient pas les mesures adaptées à l’enjeu mondial. Dans le temps comme dans l’espace, les enjeux de ces luttes s’éloignent de seules questions locales et revendiquent de façon explicite la nécessité d’un changement de paradigme global.
Mus par une dynamique de colère, d’impatience, de demandes de politiques actives, ces militants commencent à mobiliser dans le registre de la désobéissance civile non seulement le répertoire pacifique avec arrestation ou procès, mais également celui dit du désarmement, c’est-à-dire le sabotage préventif avant que les atteintes à l’environnement soient majeures et irréparables. Or, les États, garant de l’ordre public et les groupes d’intérêts mis en cause réagissent en travaillant l’opinion publique, voire en créant des catégories pour stigmatiser la mobilisation qui ciblent autant l’espace public que les propriétés privées (golf, piscine, entreprises, banques…).
L’opinion publique peut s’en étonner, car elle a en mémoire les grandes marches de Gandhi ou Martin Luther King en oubliant que la désobéissance civile a visé des intérêts privés dès sa naissance avec l’appel à boycott d’entreprise. Ainsi, par le passé, la ségrégation passait également par des espaces privés comme les bus, les cafés, les toilettes ou les magasins ; hier, José Bové s’attaquait à des enseignes mondialisées comme McDonald ou Monsanto. C’est peut-être plus finalement le contexte qui a changé, avec des États et en particulier la France, depuis les attentats de 2015, qui ont adopté des législations de plus en plus restrictives dans un souci de prévention des radicalisations au point que des militants peuvent se sentir « criminalisés », et réajuster leur militantisme dans ce contexte avec une culture du secret.
De plus, la répression de citoyens désarmés est un véritable défi des appareils d’État démocratique qui jouent sur la crête de l’autoritarisme et de l’illibéralisme. Dans ce cadre, le jeu de polarité entre contestataires désobéissants et appareil répressif se tend en faisant augmenter le coût de l’engagement du côté des manifestants et le coût de l’image et de la répression au nom de la violence légitime de l’autre. Comme un symbole de ce jeu d’équilibrisme inédit, on a ainsi pu voir en août 2023 le Conseil d’Etat désavouer une partie de l’analyse de l’État qui rangeait les Soulèvements de la Terre comme une organisation « terroriste » alors que les associations restaient confortées par la légitimité de leurs combats. Pour preuve, au nom de la sous-estimation des effets environnementaux et de l’enjeu du réchauffement climatique, le juge administratif annule des projets de retenues d’eau de substitution, dites les méga-bassines, et renforce ce paradoxe : celui d’un engagement réprimé et pourtant légitime.
Cette nouvelle désobéissance civile transnationale s’immisce ainsi au cœur d’un malentendu entre des États qui ont la volonté d’être les seuls maîtres de leur agenda concernant les mesures à prendre contre le réchauffement climatique et une génération Climat porteuse, avec des ONG et des associations, d’un sentiment d’urgence qui ne serait pas pris en compte. Une ignorance perçue également comme une injustice au vu de la non-considération de leur demande démocratique et de mesures d’intérêt général planétaire. L’Europe et les pays industrialisés se retrouvent de ce fait face à un double défi : celui d’un enjeu écologique majeur et d’un récit démocratique à réinventer dans un siècle traversé par le renouveau des pandémies et des crises environnementales mondialisées.
Why we can’t wait, traduit en Français par La Révolution non violente, est le titre d’un ouvrage de référence que Martin Luther King a écrit en prison à Birmingham et qui fait étrangement écho aux justifications de ces nouvelles causes de la Désobéissance civile. Dans ce texte publié quatre ans avant son assassinat, le militant in fine récompensé du prix Nobel de la Paix explicite l’urgence de transformation de la société américaine, l’importance de la reconnaissance d’égalité réelle des droits des populations afro-américaines. Ce sentiment d’urgence au cœur de la désobéissance civile nous le retrouvons intact dans les justifications climatiques après près de 40 ans de lutte et d’alerte. Cette bascule marque l’impatience de groupes de citoyens qui sont prêts à entrer dans l’illégalité et à accepter la répression dans un cadre qui se veut celui des droits.
Cet article s’inscrit dans le cadre d’un projet associant The Conversation France et l’AFP audio. Il a bénéficié de l’appui financier du Centre européen de journalisme, dans le cadre du programme « Solutions Journalism Accelerator » soutenu par la Fondation Bill et Melinda Gates. L’AFP et The Conversation France ont conservé leur indépendance éditoriale à chaque étape du projet.
Sylvie Ollitrault, Directrice de recherche en sciences politiques, École des hautes études en santé publique (EHESP)