Dans un rapport passé inaperçu, Olivier de Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les Droits de l’Homme, remet en question la croissance comme levier de lutte contre la pauvreté. Il démontre au contraire que cette croyance augmente les inégalités et détruit l’environnement. D’autres voies sont possibles, au-delà de la croissance, défend-il.
UN Photo/Tobin Jones Un expert de l’ONU appelle à abandonner le PIB comme indicateur de progrès.
L’approche dominante en matière de lutte contre la pauvreté repose sur une augmentation de la production économique globale (mesurée par le produit intérieur brut (PIB)), conjuguée à une redistribution postmarché au moyen d’impôts et de transferts.
Le « croissancisme » ne devrait pas nous détourner de l’impérieuse nécessité de fournir davantage de biens et de services propres à améliorer le bien-être et de réduire la production de tout ce qui est superflu, voire toxique.
Or, selon le Rapporteur spécial, on fait actuellement fausse route en se focalisant sur l’augmentation du PIB, qui n’est pas une condition préalable à la réalisation des droits humains ou à l’élimination de la pauvreté et des inégalités.
Tant que l’économie restera principalement orientée vers une maximisation des profits, elle répondra à la demande exprimée par les groupes les plus riches de la société, favorisera des formes extractives de production qui aggravent l’exclusion sociale au nom de la création de richesses et ne permettra pas aux personnes pauvres d’exercer leurs droits.
La transition d’une économie orientée par la recherche de profits vers une économie orientée par les droits humains est non seulement possible, mais elle est même nécessaire si l’on veut rester dans les limites planétaires.
Dans le présent rapport, le Rapporteur spécial explique les raisons pour lesquelles cette transition est nécessaire et ce à quoi elle pourrait ressembler1
Non, la croissance ne permet pas de lutter contre la pauvreté. C’est la conclusion du rapport publié début juillet par Olivier de Schutter, expert indépendant de l’ONU sur la pauvreté.
“Pendant des décennies, nous avons suivi la même recette éculée : faire croître l’économie d’abord, puis utiliser la richesse pour lutter contre la pauvreté. Ce n’est pas seulement malavisé, c’est dangereux. Au nom du PIB, nous poussons notre planète et ses habitants au bord du gouffre”
Rapporteur spécial de l’ONU
“C’est l’un des documents les plus importants dans l’histoire des critiques de la croissance”, commente Timothée Parrique, économiste spécialiste de la décroissance et de la postcroissance. “Il fera date dans l’histoire économique moderne, réagit également Louis Raynaud de Lage, expert Impact Social et Environnemental au sein du cabinet de conseil Bartle. Parce qu’il est le premier rapport d’une organisation internationale unanimement reconnue à dénoncer l’absurde chemin que nous avons emprunté.”
Les économies des pays riches ont connu une croissance bien au-delà de ce qui est nécessaire et pourtant, la pauvreté reste enracinée et les inégalités échappent à tout contrôle, constate Olivier de Schutter. @CCO
“Changer de cap”
Olivier de Schutter affirme que la croissance nous détourne de ce qui importe vraiment, à savoir l’élimination de la pauvreté et le bien-être de tous. La croissance “hégémonique”, pensée comme condition préalable à la création d’emplois et au financement des services publics et des politiques sociales est un “mythe” selon lui, qui conduit à la destruction de l’environnement et à une hausse des inégalités. Dans les pays riches, la croissance ne parvient en effet pas à réduire la pauvreté et les inégalités ni à créer des emplois, et elle pousse à transgresser plusieurs limites planétaires, affirme-t-il.
En outre, cette croissance a été alimentée par l’exploitation dans les pays du Sud d’une main d’œuvre bon marché et l’extraction non durable de ressources naturelles, pour produire des biens pour les pays du Nord et pour rembourser la dette extérieure. Dans les pays pauvres, où il est toujours nécessaire d’investir massivement, notamment pour la construction d’écoles et d’hôpitaux ou dans les transports ou les infrastructures électriques, la croissance peut encore être utile, mais cela nécessite de “changer de cap”, insiste Olivier de Schutter.
“Il faut abandonner le croissancisme, mirage qui nous empêche de renoncer à des modes de fonctionnement économiques qui, outre qu’ils sont inefficaces et trop gourmands en ressources, ne répondent pas aux besoins essentiels des personnes pauvres“.
“Des mesures concrètes peuvent être prises dès maintenant pour nous remettre sur la bonne voie : abandonner le PIB comme indicateur de progrès, instaurer une garantie d’emploi, mieux valoriser le travail domestique et les soins non rémunérés, augmenter les salaires minima, limiter les richesses générées par les industries destructrices”
Olivier De Schutter (Belgique) a été nommé Rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté par le Conseil des droits de l’homme à sa 43e session en mars 2020
Mouvement “Beyond growth”
Le Rapporteur spécial de l’ONU défend une économie postcroissante, qui ne rimerait ni avec austérité ni avec récession. Elle ne serait plus orientée sur la recherche des profits mais sur les droits humains et la lutte contre les inégalités en “valorisant ce qui compte” et en produisant des biens et services plus utiles sur le plan social et plus durables sur le plan écologique. Cela aurait pour avantage de répondre aux besoins des populations, de réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi de mettre fin à “la course permanente au statut par la consommation” et ainsi rompre ce cercle vicieux qui engendre toujours plus d’inégalités, d’émissions de gaz à effet de serre….
Pour cela, il a retenu cinq priorités :
1- stimuler l’économie sociale et solidaire,
2- démocratiser le travailvia la représentation syndicale notamment,
3- partager l’emploi et réduire le temps de travail,
4- lutter contre le consumérisme en interdisant par exemple la publicité et l’obsolescence programmée,
5- fournir des services de base universels (logement décent, alimentation nutritive, eau, énergie, transports, accès au numérique).
Pour financer tout cela, il propose d’augmenter la taxe sur les successions, sur le carbone et l’impôt sur la fortune ou encore de mieux lutter contre l’optimisation fiscale.
Entre avril et juin de cette année, des organisations à but non lucratif en Italie, en Autriche, au Danemark et en Irlande ont pris l’initiative de suivre les traces de la Conférence Beyond Growth 2023 du Parlement européen, qui a été pour certains le point culminant de la législature 2019-2024. Suite à son rapport, Olivier de Schutter va quant à lui mener des consultations en vue d’élaborer une feuille de route et de proposer des moyens de parvenir à l’objectif recherché.
Les Rapporteurs spéciaux, les experts indépendants et les groupes de travail font partie de ce que l’on appelle les procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme. Les procédures spéciales, le plus grand groupe d’experts indépendants du système des droits de l’homme des Nations unies, est le nom général des mécanismes indépendants d’enquête et de suivi du Conseil qui traitent soit de situations nationales spécifiques, soit de questions thématiques dans toutes les parties du monde. Les experts des procédures spéciales travaillent sur une base volontaire ; ils ne font pas partie du personnel des Nations unies et ne reçoivent pas de salaire pour leur travail. Ils sont indépendants de tout gouvernement ou organisation et travaillent à titre individuel.↩︎
Directeur de la Publication Cdurable.info depuis 2005.
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