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Combien y a-t-il d’espèces vivant sur Terre ? 

Qu’est-ce que les amitiés entre animaux nous enseignent sur l’idée d’espèce ?

Combien y a-t-il d’espèces sur Terre ? Une question simple à laquelle il est difficile de répondre et qui occupe les naturalistes depuis des siècles, nous rappelle Maxime Pauwels (Université de Lille), spécialiste en écologie des populations. Une interrogation pour évaluer l’incroyable diversité du vivant et prendre la mesure de son déclin. L’ethnobiologiste Meredith Root-Bernstein (MNHN) sonde la façon dont les animaux se perçoivent les uns les autres et s’est intéressée aux amitiés interespèces.

Plus de 2 millions d’espèces vivantes ont été recensées depuis le XVIe siècle. SarahVan/Shutterstock

Combien y a-t-il d’espèces sur la planète ? La réponse n’est pas si simple

Maxime Pauwels, Université de Lille

Pour prendre la mesure de la diversité du vivant, mais aussi de la perte de biodiversité, connaître le nombre d’espèces qu’il y a sur notre planète semble crucial. Mais répondre à cette question est bien plus compliqué qu’il n’y paraît.


Après les nombreuses expéditions naturalistes, qui, du XVIe au XIXe siècle, ont parcouru la planète à la découverte de l’extraordinaire diversité des espèces qui l’habitent, la question du nombre exact d’espèces existant sur la planète semblait secondaire. Mais depuis le début du XXIe siècle, avec l’accélération des effets délétères des activités humaines sur l’environnement, et la prise de conscience d’un déclin de la biodiversité, elle est de nouveau discutée. Sur une Terre malade, où les espèces disparaîtraient à un taux trop important, connaître exactement le nombre d’espèces présentes à la surface de la planète, c’est comme se donner les moyens d’une prise de la température planétaire. Et préciser à quelle ampleur et à quelle vitesse ce nombre varie, c’est comme évaluer la gravité d’un symptôme de la crise écologique. Suivre le nombre exact d’espèces sur la planète est pourtant un défi à plus d’un titre

Un défi de taille : lister des millions voire des milliards d’espèces

Carl von Linné. National Portrait Gallery

Au XVIIIe siècle, le naturaliste suédois Carl von Linné invente la taxonomie : la science qui décrit et classe la diversité du vivant en groupes (les taxons) et leur donne un nom. La classification est hiérarchique, et l’unité la plus petite est l’espèce. Dans ses ouvrages célèbres Systema naturae et Species plantarum, Linné classe et nomme environ 12 000 espèces d’animaux et de plantes. Un travail exhaustif sur toutes les espèces connues de l’époque qui était alors réalisable par un seul auteur, même si les historiens nous rappellent qu’il était aidé.

Au début du XXe siècle, l’expédition naturaliste Santo 2006 ouvre le programme de redécouverte de la nature « La planète revisitée » porté par le Muséum national d’histoire naturelle. Objectif : faire l’inventaire exhaustif de la diversité en espèces dans plusieurs régions du monde. L’expédition revient de l’île d’Espiritu Santo, seulement 4 000 km2 de superficie dans l’archipel de Vanuatu dans l’océan Pacifique, avec un inventaire de déjà environ 10 000 espèces. Presque autant que Linné ! Et il aura fallu plus de 150 scientifiques du monde entier, avec l’aide de 100 personnels de soutien et accompagnateurs, séjournant cinq mois sur l’île, pour y parvenir.

L’arboglisseur, un aérostat conçu pour accéder à la canopée, a été utilisé par Pro-Natura pour recenser la biodiversité des forêts tropicales, notamment à l’occasion de l’expédition scientifique sur l’île d’Espiritu Santo (Vanuatu), en 2006.

Le nombre total d’espèces connues a en effet largement augmenté. En 2024, la liste de toutes les espèces connues compte 2 153 938 espèces. Ce sont majoritairement des animaux invertébrés, avec 1 489 932 espèces, dont majoritairement des insectes avec 1 053 578 espèces. Les animaux vertébrés comptent (seulement) 75 923 espèces, les végétaux 425 679 espèces, les champignons 157 648 espèces. Les compter toutes est devenu un défi, nécessitant un travail forcément collectif, impliquant des spécialistes des différentes catégories.

Cette liste mondiale, qui témoigne déjà de l’extraordinaire diversité des espèces, est pourtant incomplète : de l’avis général, une part importante des espèces peuplant la biosphère est toujours inconnue. Il en existerait beaucoup plus. Les estimations récentes du nombre total d’espèces existantes oscillent entre 8 millions et plusieurs milliards. Ainsi, les espèces d’invertébrés existantes seraient 3 à 100 fois plus nombreuses que celles déjà décrites ! Il pourrait exister près de 4 millions d’espèces de champignons ! Alors qu’on connaît aujourd’hui de 10 000 à 30 000 espèces de bactéries, elles seraient des milliards ! Mais comment faire pour toutes les répertorier ?

Un défi pratique : identifier et compter les espèces que l’on n’a encore jamais vues

La méthode classique pour découvrir des espèces nouvelles lors des inventaires naturalistes, inspirée par Linné, est basée sur l’observation directe : sur le terrain, des individus sont récoltés, décrits et classés en fonction de leurs caractères morphologiques. Si la description est inédite, une espèce nouvelle est créée et nommée et sa description est publiée en référence à un spécimen type conservé en muséum. Cela demande donc un travail considérable pour ajouter une seule espèce à la liste des espèces connues. Étant donné l’écart entre le nombre des espèces connues et celui des espèces existantes, il est clair que cette approche ne suffira pas pour le compléter.

Mais deux méthodes modernes permettent d’avancer à plus grands pas.

L’une permet d’identifier les espèces sans les voir. Avec les outils de la biologie moléculaire, il est possible de compter les espèces à partir des traces ADN qu’elles laissent dans leurs habitats. C’est ce qu’on appelle l’ADN environnemental. Basée sur le séquençage de l’ensemble des fragments d’ADN que l’on trouve dans un environnement donné, cette technique, dite de barcoding, consiste à utiliser les différences génétiques entre espèces. Chaque séquence détectée à partir de l’ADN environnemental est associée à la présence d’une espèce, qu’elle soit déjà décrite ou pas.

L’autre consiste à extrapoler les connaissances déjà disponibles sur la biodiversité pour estimer un nombre d’espèces total. Certains auteurs suggèrent par exemple d’utiliser le nombre de groupes connus à des niveaux taxonomiques supérieurs à l’espèce pour estimer un nombre total d’espèces. Ainsi, si l’on connaît les nombres de classes (exemple, les mammifères), d’ordres (exemple, les Carnivores), de familles (exemple, les Canidés), et de genre (exemple Canis) d’animaux, on doit pouvoir estimer un nombre d’espèces d’animaux. D’autres auteurs suggèrent de faire l’hypothèse que toute espèce animale connue est l’hôte exclusif d’un nombre moyen de parasites ou de symbiontes animaux, inconnus, pour estimer un nombre total d’espèces animales de parasites ou de symbiontes.

Ces méthodes semblent adéquates pour mieux compter les espèces sur la planète… tant qu’on ne s’interroge pas sur ce qu’est une espèce ! Et là le problème se corse !


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Un défi théorique : finalement qu’est-ce qu’une espèce ?

Pour compter des fruits et des légumes, il faut d’abord savoir ce qu’est un fruit ou un légume. Et cela ne va pas toujours de soi. La tomate, par exemple, est un fruit pour les botanistes, un légume pour les cuisiniers. Le problème est plus complexe encore pour les espèces. Que compte-t-on exactement ? Le concept d’espèce relève en effet d’une vision idéologique de l’organisation du monde vivant. Il suggère l’existence d’unités bien séparées, les espèces… qu’il est finalement bien difficile de définir.

Dans l’approche naturaliste classique, ce sont les différences visuelles qui permettent de distinguer une espèce d’une autre. Cette approche adhère au concept dit « morphologique » de l’espèce. Soit, mais à partir de quel niveau de différence morphologique peut-on conclure que des individus appartiennent à des espèces différentes ? Il n’y a pas de règles.

En comparaison, le concept « biologique » de l’espèce met l’accent sur l’intégrité génétique de groupes d’individus entre lesquels les échanges génétiques sont empêchés par des barrières à la reproduction sexuée. Soit, mais faudrait-il toujours observer les résultats de croisements pour conclure que des individus appartiennent à des espèces différentes ? C’est bien entendu impossible lors d’expéditions naturalistes, quand les cas indécis se présentent par dizaines, voire plus.

Le concept « évolutif » envisage les espèces comme des entités évoluant séparément les unes des autres. D’après ce concept, une espèce est une lignée généalogique parents-descendants isolée d’autres lignées du même type. Ce qui se passe dans une lignée est indépendant de ce qui se passe dans les autres. C’est le concept le plus inclusif. Soit, mais comment le teste-t-on, notamment quand on ne connaît pas l’histoire des individus de la génération actuelle ? En passant par des études génétiques, couteuses et parfois difficiles à mettre en œuvre.

Ces concepts concurrents divisent la communauté scientifique. Pour les biologistes de terrain, les concepts biologique et évolutif, trop théoriques, sont inopérants. Pour les microbiologistes, intéressés par des organismes unicellulaires qui ne présentent que très peu de caractères visibles (même au microscope), mais qui échangent du matériel génétique par conjugaison bactérienne, les concepts morphologique et biologique sont inadaptés.

Ces concepts sont généralement compatibles : des groupes génétiquement isolés devraient évoluer indépendamment et diverger morphologiquement. Mais des exceptions soulignent leur incomplétude. On connaît par exemple des couples d’espèces, dites cryptiques, qui sont morphologiquement indiscernables mais qui évoluent indépendamment. En France, on a ainsi récemment découvert qu’il existait deux espèces cryptiques de taupes : la taupe d’Europe, que l’on pensait autrefois seule et répartie sur toute la France et en Europe, et la taupe aquitaine, qui a finalement été reconnue comme une autre espèce, au sud et à l’ouest de la Loire.

Maxime Pauwels, Enseignant-chercheur en écologie et évolution, Université de Lille

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


À ce jour, environ 2 millions d’espèces ont été inventoriées mais on estime qu’il en existe entre 8 et 20 millions !

Muséum national d’Histoire naturelle
Arbre du vivant d’aujourd’hui. Cette figure est une phylogénie : elle montre des degrés relatifs de cousinage. Ainsi, l’araignée est plus apparentée au crabe qu’à l’escargot, et le crocodile est plus apparenté à la mésange qu’au lézard. Quelques dates sont signalées à l’aide de lettres pour fournir une idée de la chronologie de l’apparition des caractères qui définissent les branches. © MNHN – G. Lecointre, J.-F. Dejouannet, repris par l’AFDEC

Langur gris touffu (Semnopithecus priam) caressant un écureuil géant (Ratufa macroura) dans le parc national de Yala au Sri Lanka. Senthi Aathavan Senthilverl/Wikimedia, CC BY

Qu’est-ce que les amitiés entre animaux nous enseignent sur l’idée d’espèce ?

Meredith Root-Bernstein, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Qu’est-ce qu’une espèce ? par Meredith Root-Bernstein, éditions Humensciences.

Qu’est-ce qu’une espèce ? En s’attaquant à cette question bien plus ardue qu’il n’y paraît, l’ethnobiologiste et écologue Meredith Root-Bernstein développe dans son livre de nombreuses réflexions sur cette notion qui touche autant à la taxonomie scientifique qu’aux cultures auxquelles nous appartenons et à nos visions du vivant. Elle y interroge notamment la variation des classifications établies dans les différentes langues, l’évolution de la notion d’espèce avec les avancées scientifiques, la façon dont ces classifications influent la protection du vivant. Voici un extrait du chapitre consacré à la question de la distinction des espèces entre elles, où Meredith Root-Bernstein s’attarde sur les cas d’amitié interespèce.


La journaliste scientifique américaine Jennifer Holland a recueilli une centaine d’histoires d’amitié entre des animaux d’espèces différentes. Beaucoup de ces histoires lient deux animaux orphelins, qui deviennent amis pour la vie dans un centre de soins. Parfois, vous pouvez vous demander si les animaux ne se trompent pas : un capybara ressemble un peu à un cheval miniature… Est-ce qu’ils pensent être de la même espèce ? Mais force est de constater que les différences physiques majeures ne semblent pas avoir d’importance.

Des histoires d’amitié entre hamster et serpent, tortue et chiot

Personnellement, je préfère les histoires avec les reptiles, peut-être car nous n’imaginons pas qu’un reptile puisse former un lien affectif. Une tortue sillonnée (Centrochelys sulcata) appelée Crouton, négligée par ses propriétaires et se retrouvant dans un refuge animal, a rencontré un groupe de chiots dogues de Bordeaux. Elle a commencé à se mettre au milieu d’eux, probablement attirée au début par leur chaleur, même si elle avait sa propre couverture électrique où elle pouvait se chauffer tranquillement.

Avec le temps, elle s’est liée à un chiot en particulier, Guppy, et tous deux se blottissaient l’un contre l’autre, restant amis pour la vie. Un serpent japonais (Elaphe climacophora) dans un zoo refusait de manger car son métabolisme était faible. Son soigneur, voulant le tenter, a mis un hamster du Daghestan (Mesocricetus raddei) dans son enclos. Non seulement le serpent ne l’a pas mangé, mais il l’a laissé monter sur lui en le poussant à s’enfoncer dans ses anneaux, et a suffisamment gagné sa confiance pour qu’ils dorment ensemble. Ils se frottaient le visage ou le hamster mettait ses petites pattes sur le serpent. Ils ont continué à vivre ensemble et le serpent ne l’a jamais mangé, acceptant plutôt un régime de rongeurs morts. Ce serpent n’était pas né en captivité et savait donc sûrement manger des animaux vivants. Ce n’est pas l’unique exemple d’un prédateur qui devient ami ou prend soin d’une proie qu’il rencontre quand il n’a pas faim.

La plupart des histoires de ce type entre deux animaux non humains surviennent en captivité. Mais cela ne veut pas dire que ce n’est pas naturel ou que cela ne peut pas nous renseigner sur le comportement naturel des animaux. En captivité, les probabilités que la relation soit observée et documentée sont beaucoup plus élevées, ce qui crée une distorsion dans les rapports. De plus, en captivité, l’opportunité de rester ensemble est garantie. Dans la nature, un hamster qui n’est pas mangé va probablement s’enfuir et les chances qu’une tortue reste amie avec un chiot peuvent être moindres car le chiot pourrait changer de territoire. Pourtant, ces événements peuvent arriver dans la nature.


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Que peut-on observer chez des animaux en liberté ?

Chez les cétacés, les dauphins communs à bec court (Delphinus delphis), les grands dauphins (Tursiops truncatus), les dauphins à bosse de l’océan Indien (Sousa plumbea), les dauphins à bosse du Pacifique (Sousa chinensis) et les orques (Orcinus orca) ont tous été observés adoptant et prenant soin de bébés cétacés d’autres espèces. En 2019, des scientifiques ont observé un grand dauphin femelle allaitant son propre petit ainsi que le petit d’un dauphin d’Électre (Peponocephala electra) en même temps. En 2022, une autre équipe a vu un dauphin à bosse de l’océan Indien femelle allaitant un grand dauphin de l’océan Indien bébé (Tursiops aduncus) à une occasion, et un dauphin commun à bec court bébé à une autre. En 2023, une orque femelle a été observée « portant » un [autre cétacé, un] globicéphale commun bébé (Globicephala melas) dans l’eau, c’est-à-dire le laissant nager à côté d’elle, là où la résistance de l’eau est réduite pour le bébé tandis que cela augmente l’effort de l’adulte. Dans ce cas, l’individu se comportant comme une mère ne semblait pas être allaitante, et le bébé a disparu quelques jours après.

Les animaux terrestres vivent en société aussi. Dans sa forme la plus simple, beaucoup de grands herbivores, par exemple des antilopes, broutent ensemble, de nombreuses espèces d’oiseaux s’associent pour se nourrir et, dans certains cas, les oiseaux s’associent avec les grands herbivores. Par exemple, les autruches s’associent aux gazelles en Afrique, et les nandous avec les [lamas] guanacos en Amérique du Sud. Une des raisons de ces associations est que les espèces peuvent partager la tâche de surveillance des prédateurs et comprennent les cris d’alarme de chacune.

Dans d’autres cas, les oiseaux s’associent avec des mammifères pour manger des proies qu’ils perturbent ou qu’ils laissent s’échapper. Le choucador de Meves (Lamprotornis mevesii) suit les éléphants en Afrique du Sud, attrapant les insectes perturbés par leur passage. Les grives de Gurny (Geokichla gurneyi, Cercotrichas signata et Cossipha spp.) assistent les rats-taupes (Cryptomys spp.) pour manger des insectes que ces derniers perturbent en cherchant des racines. Une grive peut passer une journée entière auprès d’un rat-taupe qui cherche à manger.

Il y a aussi des animaux qui chassent en collaborant, comme le blaireau d’Amérique (Taxidea taxus) et le coyote (Canis latrans), qui peuvent chasser par deux ou en groupe. Les blaireaux déterrent les proies et les coyotes les chassent. Dans une vidéo que vous pouvez trouver sur Internet, le coyote s’incline vers le blaireau dans une invitation au jeu, et saute à côté joyeusement. Il n’est pas certain que le blaireau comprenne le langage corporel canin, car il continue avec la même mine sérieuse et concentrée. Des vidéos montrent aussi des exemples d’agressions entre blaireaux ou entre un blaireau et un coyote, donc il y a un intérêt pour le coyote à tenter de maintenir une ambiance plutôt plaisante.

« Pourquoi les coyotes et les blaireaux collaborent ? », une vidéo du média français Brut, février 2020.

Colocataires de terrier

Il y a aussi beaucoup de cas d’animaux qui partagent les mêmes terriers. Par exemple, pendant ma thèse de doctorat sur le [rongeur] dègue du Chili (Octodon degus), qui vit en colonies dans des terriers, j’ai demandé à mes collègues de me fournir une liste de tous les animaux qu’ils avaient vus vivant ou cherchant l’abri dans les terriers des dègues. La liste incluait d’autres petits mammifères, la chevêche des terriers (Athene cunicularia) et le tourco à moustaches (Pteroptochos megapodius), des insectes et des mygales, des lézards dont Callopistes maculatus et des serpents. Je me suis souvent demandé comment ça se passe avec les serpents : ils ne mangent sûrement pas les autres hôtes du terrier, mais que se passe-t-il au-dehors ? Est-ce que le serpent reconnaît et évite de manger ses colocataires ?

Ce n’est pas du tout un cas unique. Une étude menée au nord de l’Inde montre que plusieurs animaux vivent dans les terriers des porcs-épics indiens (Hystrix indica), comme des chacals dorés (Canis aureus), des renards (Vulpes spp), des hyènes rayées (Hyaena hyaena), des chats des marais (Felis chaus), des lièvres (Lepus spp), des chauves-souris, des crapauds et des pythons indiens (Python molurus).

Les chercheurs et chercheuses se sont concentrées sur les porcs-épics, les chacals et les pythons. Ces espèces peuvent se croiser dans le terrier de manière non agressive, en laissant les autres entrer ou sortir et en faisant de la place mais sans interaction. Les menaces s’expriment dans le langage corporel de chaque espèce : « mouvements agités, contacts visuels, exhibition des canines et grognements (dans le cas des chacals), cliquetis et agitation des épines (dans le cas des porcs-épics), ou sifflements, souffles et frottements du corps (dans le cas des pythons) », d’après les travaux de l’équipe d’Aditi Mukherjee. En dépit de ces différents langages, il semble que les colocataires se comprennent, évitant l’agression physique dans la grande majorité des cas. Les scientifiques ont étudié dix cas d’interactions, toutes de menace, entre les chacals et les porcs-épics, et vingt-deux interactions entre chacals et pythons, dont la moitié était non agressive mais dont deux ont conduit à la morsure (les observations se font depuis l’entrée du terrier, à l’extérieur).

Les chacals avaient tendance à expulser les porcs-épics et les pythons s’ils ne s’entendaient pas. En revanche, les pythons et les porcs-épics se tolèrent, car les porcs-épics sont plus actifs à l’aube et au crépuscule, alors que les pythons sont plus actifs au milieu de la journée, et probablement à cause du fait qu’ils occupent les terriers des porcs-épics pendant une période de l’année où ils ne mangent pas. Les pythons laissent-ils les porcs-épics se blottir contre eux pendant la nuit ? Je ne crois pas que nous ayons mené les observations nécessaires pour le savoir. Mais si cela peut arriver dans un enclos entre un hamster et un serpent qui n’a pas faim, pourquoi pas dans un terrier entre un porc-épic et un python à jeun ?

Quid des liens entre animaux sauvages et humains ?

Quand j’étais enfant, je me rappelle avoir lu une histoire, que je pensais vraie (mais qui est en réalité fictionnelle), d’un enfant du XIXème siècle vivant dans une propriété coloniale dans la prairie, qui se perdait et vivait durant une année entière avec une famille de blaireaux d’Amérique dans leur terrier. Il existe beaucoup d’histoires similaires, certaines connues pour être fausses, et dont il est très difficile de vérifier les détails de manière générale. Il n’existe pas de rapport indépendant et scientifique du contexte ou de l’adoption ou de soins entre l’enfant humain et les animaux qui l’auraient aidé.

Les livres de Jennifer Holland présentent des cas avérés de liens affectifs, avec des comportements d’amitié et de soins mutuels entre des animaux (non domestiques) et des humains et humaines. Il y a aussi de nombreuses vidéos, circulant sur les réseaux sociaux et qu’il n’est pas possible de vérifier, dans lesquelles des animaux aquatiques et terrestres sollicitent de l’aide auprès des humains et humaines (qui d’abord ne les comprennent pas) pour leur enlever des hameçons, démêler les filets de pêche ou retirer les faons et cerfs des filets de buts de football et des clôtures en fil de fer. Si certaines de ces vidéos sont filmées et montées d’une manière qui pose question, je ne crois pas que la totalité de ces histoires soit fausse. Parfois, je me demande si nous sommes connus et connues chez certaines espèces comme « les êtres avec les doigts » ou « ceux avec les ciseaux ». À mon avis, penser que ces histoires d’amitié, de soin et d’aide entre des êtres humains et d’autres espèces sont essentiellement impossibles va à l’encontre de l’évidence des interactions interspécifiques en général.

Quand un hamster se blottit contre un serpent, quand un dauphin allaite le bébé d’une autre espèce ou quand une antilope attend le cri d’alarme de son compagnon oiseau, ils sont en train de traiter l’autre comme s’ils étaient de la même espèce. Ce que je veux montrer ici, c’est qu’ils adoptent des comportements qui gèrent des relations sociales, et pas les interactions de prédateur-proie, l’évitement ou la pure indifférence. Il y a donc des contextes où des espèces considèrent d’autres espèces, en dépit de leurs différences évidentes, comme si elles étaient dans le même groupe social, classées dans la catégorie « la société à laquelle j’appartiens ».

Meredith Root-Bernstein, CR CNRS en ethnobiologie, ecologie, éthologie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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