C’est notamment sur Facebook que Hamma Hammami, porte-parole du Parti Communiste des Ouvriers de Tunisie (PCOT) et ancien directeur du journal interdit Alternatives appelait, le 11 janvier dernier, au "départ de Ben Ali, la dissolution des institutions fantoches du régime actuel et la mise en place d’un gouvernement national provisoire chargé d’organiser des élections libres et transparentes". Malgré son arrestation ou celle du blogger Hamadi Kaloutcha et les tentatives de censure menées par le pouvoir, c’est bien l’utilisation des réseaux sociaux qui a permis le succès de cette "révolution de jasmin". Grâce à internet, "on découvre une société civile vivante, en marge des partis politiques", confirme Souhayr Belhassen, présidente de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), ONG basée à Paris. "Internet a servi d’instrument de mobilisation de la société civile. C’est un moyen de communication qui a une vitesse qui dépasse celle des autorités", ajoute Mme Belhassen, elle-même tunisienne, établissant un parallèle avec la Birmanie ou l’Iran après l’élection contestée du président Mahmoud Ahmadinejad. "Je suis fier d’être Tunisien, c’est la première révolution numérique, c’est la première révolution pacifiste", résumait hier soir sur i>Télé l’un des jeunes manifestants devant l’ambassade de Tunisie à Paris. "On est un peuple uni et il faut maintenant restaurer une vraie démocratie."
Aujourd’hui, bien des incertitudes demeurent, bien des menaces pèsent encore sur le sort du peuple tunisien. Mais au moins, son futur est entre ses mains. Et il le doit à lui seul.
L’étrange silence français
Car ce qui est marquant dans ces événements, c’est l’absence presque totale de réactions des gouvernements étrangers à l’image de la France. Cependant, quand il s’agit de condamner l’Iran, Nicolas Sarkozy est parmi les premiers présents. Le 29 décembre dernier, l’Elysée publiait un communiqué dans lequel le président français déclarait : "Depuis le vote du 12 juin 2009, le peuple iranien réclame pacifiquement le droit de s’exprimer librement, et celui de choisir son destin. Comme à chaque fois qu’un peuple réclame la liberté et la justice, la France est à ses côtés". Dans ce communiqué, l’Elysée demandait "l’arrêt des violences, la libération de tous les opposants emprisonnés et le respect des droits de l’homme". Même position concernant la situation en Côte d’Ivoire. Maurice Szafran le souligne cette semaine dans Marianne : "Quand le despote Gbagbo a perpétué un coup d’Etat en Côte-d’Ivoire, Nicolas Sarkozy l’a condamné. Vite, haut et fort. Nous aurions apprécié qu’il se démarque avec autant de célérité de Ben Ali, que le président rappelle, à propos de la Tunisie aussi, les vertus et les règles démocratiques. Il a choisi de rester coi..."
Alors, force est de constater lorsqu’un peuple est réprimé par un régime ami, la France est étrangement silencieuse. Pendant plus de vingt ans, de nombreuses ONG comme Amnesty international ou la FIDH ont dénoncé les multiples violations des droits de l’homme commises par le régime policier de Ben Ali (exécution d’opposants, tortures, interdiction de mouvements d’opposition, censure des médias etc…). Pire, alors que l’ancien ambassadeur des Etats-Unis en Tunisie n’hésitait pas à qualifier la famille de Ben Ali de "mafieuse", la ministre des affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie a encore refusé cette semaine de condamner la Tunisie car la France n’a pas à se poser en "donneur de leçons". Ses propos frisent le ridicule quand elle ajoute : "Plutôt que de lancer des anathèmes, je crois que notre devoir est de faire une analyse sereine et objective de la situation."
Le fait que la Tunisie ait été un partenaire économique et un allié dans la lutte contre le terrorisme ne peut justifier de telles "maladresses". Un sentiment partagé par la presse française qui stigmatise, ce samedi, le silence des autorités françaises.

Libération se gausse du "grotesque successeur du grand Bourguiba, flic en chef de l’un des régimes les plus féroces de la région, (qui) n’était qu’un pleutre, et quand le peuple insurgé lui a signifié son congé, il est parti la queue basse". "Ce régime était en toc, et tous ceux qui l’ont tenu à bout de bras au nom d’une realpolitik des imbéciles doivent maintenant expliquer pourquoi celui qu’ils tenaient pour un rempart solide contre les islamistes est tombé comme un château de cartes", poursuit-il. "Il y a un parfum de 1830 dans cette chute d’un fantoche renversé par des gavroches, dans cette révolution à la française au coeur du Maghreb, dans ces trois glorieuses déclenchées par Internet et les militants des droits de l’homme, avec un Charles X au cheveux teints qui monte en avion comme jadis on fuyait en calèche", écrit encore Libération.
Encore plus critique, Jean-Michel Helvig dans La République des Pyrénées relève que la révolution tunisienne se sera faite "sans la France, la France de l’Elysée, du Quai d’Orsay où la ministre des Affaires étrangères en exercice voulait apporter au régime Ben Ali le soutien de son savoir-faire "sécuritaire", et c’est en cela que les atermoiements des Mitterrand (Frédéric), Le Roux, Baroin, Alliot-Marie, Fillon, sans parler du silence de Sarkozy, pèseront lourd dans la balance. La honte. Paris a raté le coche."
Même sentiment de "honte" dans l’éditorial de Jacques Camus, dans La République du centre qui critique "le regard incroyablement neutre de la France". "Cela a tout de même duré 23 longues années, marquées par un silence dont nous devrions avoir honte", s’indigne-t-il.
L’Humanité se réjouit que "la Tunisie brise ses chaînes" : "Le sang de nouveau versé, ajouté au miel des mots, a cimenté la colère. La brèche ouverte est devenue capitulation en rase campagne. L’état d’urgence n’y changera rien."

Enfin, Pierre Rousselin, du Figaro comme beaucoup d’autres éditorialistes, redoute une "transition politique délicate", après le départ du président Ben Ali. "Il va falloir beaucoup de sang-froid pour rétablir le calme dans les rues et ramener le débat à la sphère politique dans un pays où l’opinion a été laminée", estime-t-il en évoquant le souvenir de la chute du shah d’Iran, un précédent qui "doit inciter à la plus grande prudence".
Le risque d’infiltration islamiste, apparemment redouté par le Figaro existe-t-il vraiment ? C’est l’une des questions posées par Daniel Schneidermann du site @rretsurimages.net
: "Sur la révolution tunisienne en marche la télévision française nous a raconté -tardivement- une histoire trop simple : celle de jeunes "chômeurs diplômés", en révolte contre "le régime Ben Ali". Mais comme d’habitude, la réalité est bien plus complexe". Découvrez ci-dessous cette émission de 90 minutes, enregistrée ce 14 janvier 2011 avant que Ben Ali s’exile, exceptionnellement en libre accès. Avec la présidente de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, Soulayr Belhassen, d’origine tunisienne, Neila Latrous, blogueuse franco-tunisienne, qui a écrit un post plutôt pro Ben Ali sur le blog Comptoir. Sélim Ben Hassen, avocat, président du mouvement de jeunes opposants Byrsa, et Jean-Pierre Tuquoi, du service étranger du Monde, spécialiste du Maghreb :
La tardive réponse française
La présidence française a publié hier dans la soirée un communiqué laconique dans laquelle elle prend acte de la "transition constitutionnelle" annoncée par le Premier ministre tunisien, Mohamed Ghannouchi. "Seul le dialogue peut apporter une solution démocratique et durable à la crise actuelle", a ajouté la présidence française. "La France se tient aux côtés du peuple tunisien dans cette période décisive." Paris a également annoncé qu’il refusait le président en fuite sur son territoire.
Du côté de la classe politique française les avis sont encore partagés. Jack Lang a félicité les tunisiens : "Bravo au peuple tunisien (...). C’est une heureuse et bonne nouvelle pour le peuple tunisien, qui par son courage aura réussi à vaincre la dictature. (…) Trop longtemps, une grande partie de la classe politique française a été complaisante à l’égard de Ben Ali". Rachida Dati, députée européenne UMP : "On ne peut pas rester sans réaction. Il y a eu des morts (...). Il y avait vraiment une pression, des choses qui couvaient. (...) Mais les Européens que nous sommes, il faut aussi qu’on se le rappelle : Ben Ali a joué un grand rôle dans la coopération, dans la lutte contre le terrorisme et la montée des intégrismes".
Et maintenant ?
Alors, où va la Tunisie de l’après-Ben Ali ? France Soir publie quatre scénarios imaginés par Philippe Moreau-Defarges, chercheur à l’Institut français des relations internationales, Kamel Emile Bitar, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques, Jean-François Martin, historien et spécialiste de la Tunisie, et Driss Abbassi, chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman.
– Scénario 1 : des élections anticipées. La version la plus "douce" est l’une des plus probables, veulent croire les observateurs. Toutes les forces – opposition, syndicats, intellectuels – se réunissent pour former un gouvernement d’union nationale temporaire. Celui-ci assure la transition vers une démocratie pluraliste, avant la tenue d’élections législatives et présidentielles anticipées. Mais, "aucune force de l’opposition, à elle seule, ne peut incarner une alternative crédible. Cela n’est possible que si elles œuvrent toutes main dans la main, y compris la gauche, les libéraux, les syndicalistes", estime Kamel Emile Bitar.
– Scénario 2 : le chaos. Avec le départ de Ben Ali, le peuple tunisien a remporté un premier bras de fer. Mais si le Premier ministre laisse "pourrir" la situation, le pays pourrait sombrer dans le chaos. "Les jeunes ne sont pas dupes des promesses du système Ben Ali, ils iront jusqu’au bout. Ils veulent abattre un régime. Mais toute révolution tend à dévorer ses propres enfants : si le pouvoir continue à mater par la force cette révolution, alors le bilan sera encore plus lourd", estime Kamel Emile Bitar. Si les anciens proches de Ben Ali – police, armée et parti unique – ne jouent pas le jeu démocratique, la transition sera difficile. Pour Driss Abbassi, "ceux qui se sont engagés dans le parti unique, dans la police politique, dans le but de surveiller la population, ceux qui ont profité de la corruption, sont identifiés. Le peuple se retournera contre eux. Cela peut dégénérer en guerre civile, dans un scénario à l’irakienne".
– Scénario 3 : la récupération. Faute d’alternative politique crédible, le pouvoir est confisqué, par exemple par les militaires. Autre éventualité : une personnalité, encore inconnue, s’impose à la tête du pays. "C’est d’ailleurs ainsi que Ben Ali a lui-même accédé au sommet ! Ce sont rarement ceux qui sont dans la rue qui prennent le pouvoir", note Philippe Moreau-Defarges..
– Scénario 4 : l’arrivée des islamistes. A ce stade, "les islamistes n’ont pas réussi à récupérer ce mouvement spontané, analyse Kamel Emile Bitar. Le régime Ben Ali a toujours brandi cette menace pour se maintenir, se posant en rempart. C’était peut-être vrai dans le passé. Aujourd’hui, la meilleure voie pour lutter contre les islamistes, c’est la démocratie". Selon les historiens, le haut niveau d’éducation, une tradition de laïcité et le respect du droit des femmes préservent la société tunisienne d’un risque d’islamisation radicale.
En forme de conclusion provisoire, je vais citer Maurice Szafran (à lire dans Marianne cette semaine) qui explique le silence de la France comme une forme d’aveu : "la croyance absurde en Ben Ali qui, envers et contre tout, resterait l’allié des Occidentaux. Or, c’est l’inverse : son autisme et la cupidité de son clan poussent les Tunisiens les plus désœuvrés à resserrer les rangs avec l’islamisme totalitaire. C’est le déni de démocratie qui fait son jeu. Il est inconcevable que nos élites ne l’aient pas encore saisi."