Depuis le début de la crise énergétique, les propositions fleurissent pour détacher les prix de l’électricité de ceux du gaz. Selon Nicolas Goldberg et Antoine Guillou, l’heure n’est pas au grand retour arrière mais à cerner correctement les problèmes et à les corriger. Premier problème : les marché de gros n’envoient pas les bons signaux d’investissement. Second problème : les marchés de détail reportent sur le consommateur final la volatilité des prix de gros dont ils devraient les protéger. Pour corriger ces défaillances, il faut donner davantage de visibilité aux opérateurs, généraliser les contrats de long terme et mettre en place une régulation plus exigeante.
Depuis le début de la crise énergétique, les propositions fleurissent pour détacher les prix de l’électricité de ceux du gaz. Selon Nicolas Goldberg et Antoine Guillou, l’heure n’est pas au grand retour arrière mais à cerner correctement les problèmes et à les corriger.Par Nicolas Goldberg responsable du pôle énergie de Terra Nova Antoine Guillou Ingénieur et économiste de l’énergie et Adjoint (PS) à la Maire de ParisPour corriger ces défaillances, il faut donner davantage de visibilité aux opérateurs via des « contrats pour différence », généraliser les contrats de long terme (PPA) et mettre en place une régulation beaucoup plus exigeante à l’égard des fournisseurs sur les marchés de détail avec des règles prudentielles à respecter au même titre que pour les banques.
- Premier problème : les marché de gros font ce pour quoi ils sont faits (assurer l’équilibre entre la production et la consommation à l’instant t) mais ils n’envoient pas les bons signaux d’investissement.
- Second problème : les marchés de détail reportent sur le consommateur final la volatilité des prix de gros dont ils devraient les protéger.
Synthèse
La crise énergétique actuelle souligne une nouvelle fois l’immense dépendance de l’Europe aux énergies fossiles importées. La guerre en Ukraine illustre la vulnérabilité des économies européennes face aux tensions géopolitiques et leurs conséquences sur le prix du pétrole et du gaz, très majoritairement importés d’autres régions du monde. Au grand désarroi des entreprises et des ménages, les prix de l’énergie ont ainsi atteint ces derniers mois des niveaux extrêmement élevés et l’électricité n’a pas été épargnée. Dans le secteur électrique, ces difficultés ne sont pas seulement conjoncturelles : alors que l’Union européenne s’est fixée, à travers son Green Deal, l’ambition de s’émanciper des énergies fossiles et de baisser significativement ses émissions de CO2 (-55% d’ici 2030) puis d’atteindre la neutralité carbone en 2050 tout en préservant sa compétitivité économique, le rythme des investissements nécessaires dans la production d’électricité décarbonée est nettement insuffisant depuis des années alors que l’électricité doit prendre une place croissante dans nos mix énergétiques. La crise actuelle illustre ainsi à la fois les forces (la solidarité et la coordination entre pays, l’équilibrage du réseau au meilleur coût à chaque instant donné) et les faiblesses (absence de signaux de long terme et par conséquent insuffisance des investissements, exposition des consommateurs finaux à la volatilité des prix et notamment des énergies fossiles) des marchés de l’électricité européens, créés avec la libéralisation du secteur dans les années 1990 et ayant connu de nombreuses évolutions depuis. Une réforme d’ampleur est désormais urgente, mais il faut veiller à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Les marchés de gros européens de l’électricité permettent aujourd’hui d’assurer de manière efficiente un équilibre en temps réel entre la production et la consommation, ce qui est indispensable car l’électricité ne se stocke pas directement. Cette optimisation a été rendue possible par la multiplication des interconnexions électriques en Europe et la mise en place d’un marché commun de l’électricité, sur lequel les moyens de production utilisés sont toujours les moins coûteux parmi ceux qui sont disponibles à un instant donné (prix du CO2 inclus). Ce système devrait en théorie largement profiter au consommateur final. Las, ces marchés de gros souffrent de myopie : ils ne donnent pas suffisamment de visibilité sur les prix futurs. Dès lors, ils ne guident pas vers des investissements à long terme, ce qui peut conduire, en l’absence de toute intervention publique, à un risque de pénurie. Pire, comme le met cruellement en évidence la crise actuelle, les consommateurs finaux se retrouvent malgré eux exposés à la volatilité des prix du marché de gros, et donc bien souvent au prix du gaz fossile importé, en raison d’un marché de détail insuffisamment régulé (aucune obligation de couvertures sur les volumes vendus), parfois défaillant (faillites de fournisseurs ne s’étant pas couverts, abandon de clients…) et poursuivant de mauvais objectifs, comme celui de la répercussion des prix instantanés de l’électricité au client final plutôt que la stabilité des tarifs. De nombreuses fausses solutions ont été avancées ces derniers temps et nous semblent contre-productives (comme le « système ibérique » que nous détaillons plus loin, ou la suppression d’une supposée « règle administrative faisant que le prix de l’électricité est indexé sur le gaz »), voire dangereuses (comme la sortie pure et simple du marché européen). Face au constat que la situation n’est plus tenable pour nos industries, les Etats et l’ensemble des consommateurs, nous proposons deux catégories de mesures pour permettre de réinvestir dans notre parc de production électrique décarbonée et de protéger les consommateurs finaux de la volatilité des marchés, principalement due à la volatilité du prix des énergies fossiles :- 1) Pour les marchés de gros européens de l’électricité :
- Introduire une réforme permettant de concilier la planification des investissements et l’optimisation à court terme du système électrique. Pour cela, étendre le système de « contrats pour différence » (contracts for difference ou CfD) déjà en vigueur pour les énergies renouvelables à l’ensemble du parc de production décarbonée (sur la base d’un critère d’émissions de CO2 à respecter), existant et futur, avec un assouplissement des règles permettant de proposer des contrats de long terme[[Les contrats de long terme permettent un accord entre un producteur et un consommateur (soit directement, soit par l’intermédiaire d’un fournisseur d’énergie) sur une longue période (généralement 10 ans et plus) pour garantir une quantité livrée avec un prix encadré par un contrat, pouvant ainsi permettre une visibilité sur les prix et les volumes livrés.]] (généralement appelés Power Purchase Agreements ou PPA) ;
- Étendre la visibilité des marchés de gros au-delà de trois ans,
- Renforcer la coordination des planifications nationales sur la production d’électricité ;
- Fixer des objectifs européens de sécurité d’approvisionnement, permettant la rémunération des moyens de flexibilité décarbonés dans un cadre harmonisé.
- 2) Sur le marché de détail, dont dépendent la majorité des consommateurs finaux, il est nécessaire de renforcer la régulation en instaurant un système de règles prudentielles applicables aux fournisseurs d’électricité :
- Le contrôle à intervalles réguliers du taux de couverture des fournisseurs au regard de leur portefeuille par la Commission de Régulation de l’Energie (CRE), à évaluer en fonction de leurs actifs disponibles. Ces couvertures chez les fournisseurs pourraient être assurées par des contrats de long terme (PPA), une trésorerie suffisante dédiée, des moyens de production détenus en propre, éventuellement couverts par un soutien public. Des « stress tests » réguliers pourraient être réalisés pour évaluer la capacité des fournisseurs à supporter une variation brutale des prix de marché et éviter les défauts en cascade ou les répercussions délétères de la volatilité des marchés de gros sur les consommateurs finaux que nous avons pu constater cette année. Des sanctions progressives, voire des retraits d’agrément à la fourniture pourraient être envisagées en cas de non-respect de ces normes de couverture ;
- La réforme du système de fournisseur de dernier recours, dont le financement devrait être mutualisé entre tous les fournisseurs (comme une assurance puisqu’au final, c’est bien de cela qu’il s’agit) ;
- L’assouplissement des règles sur les contrats de long terme à destination des consommateurs directs (en permettant en particulier aux clients professionnels les plus consommateurs de s’engager au-delà de trois ans) ou de regroupements de fournisseurs pour fourniture aux clients finaux. Ces contrats de long terme, alliés aux règles prudentielles évoquées plus haut limitant la spéculation, devront permettre aux consommateurs de profiter de ces prix de long terme plutôt que d’être exposés aux aléas du marché.
INTRODUCTION
Vingt-cinq ans après la première directive visant à construire un marché européen de l’électricité harmonisé, les marchés de gros de l’électricité ont atteint une relative maturité. Ils sont interconnectés physiquement et économiquement dans les différents pays européens grâce à deux composantes : le développement des réseaux de transport d’électricité, permettant une interconnexion physique de plus en plus grande entre les réseaux électriques nationaux, et la construction progressive du marché européen de l’électricité, matérialisé notamment par des bourses de l’électricité. Ces dernières sont des places de marché sur lesquelles différents acteurs peuvent acheter ou vendre des quantités d’électricité, quelle qu’en soit l’origine, permettant ainsi une optimisation économique des moyens de production électrique à l’échelle européenne pour garantir l’équilibre entre la production et la consommation à chaque instant. Pourtant, ces marchés de gros se retrouvent aujourd’hui dans la tourmente en raison des prix excessifs qui s’y forment et de la volatilité à laquelle sont ensuite exposés les consommateurs sur le marché de détail (dont dépendent la grande majorité des consommateurs, qui ne s’approvisionnent pas directement sur les bourses de l’électricité, mais souscrivent un contrat auprès d’un fournisseur, qui lui-même s’approvisionne sur le marché de gros[[En France, il est désormais possible de choisir parmi environ 80 fournisseurs d’électricité comme EDF, Engie, TotalEnergies, ENI, ekWateur, Alpiq, Enercoop, Ilek, Octopus Energy… Ces opérateurs sont des fournisseurs en concurrence sur un marché de détail où ils doivent capter des clients, entreprises comme particuliers, pour leur vendre un approvisionnement en électricité et le cas échéant des services complémentaires, en plus de l’envoi périodique d’une facture témoignant de l’électricité consommée.]]). Depuis mi-2021, les prix sur les marchés de gros européens atteignent pour plusieurs raisons des niveaux très élevés, ce qui a conduit la France en octobre 2021 à mettre en place un bouclier tarifaire pour limiter les hausses de facture pour les consommateurs. Face à cette tourmente énergétique et à ses conséquences, il serait tentant d’ignorer le message envoyé par ces marchés de gros et de casser le thermomètre pour ne pas voir le triple mal dont souffre l’Union européenne en la matière : une dépendance trop forte au gaz fossile pour équilibrer son réseau électrique, un sous-investissement dans la production électrique en raison de la myopie des marchés de gros et un marché de détail insuffisamment régulé (aucune obligation de couvertures sur les volumes vendus), parfois défaillant (faillites de fournisseurs ne s’étant pas couverts, abandon de clients…) et poursuivant de mauvais objectifs, comme celui de la répercussion des prix instantanés de l’électricité au client final[[Cet objectif de répercussion des prix instantanés a d’ailleurs atteint un point extrême avec l’obligation pour les fournisseurs de proposer des offres « à prix coutant », c’est-à-dire avec un prix dynamique reflétant à chaque instant le prix du marché, exposant ainsi totalement le client final aux variations du marché. Sans surprise, l’ensemble des fournisseurs (comme par exemple Barry ou E.Leclerc) ayant anticipé cette évolution réglementaire en proposant une telle offre se sont retirés du marché de détail]]. Les tensions sur l’approvisionnement en gaz puis la guerre en Ukraine n’ont pas à elles seules causé ces faiblesses : elles les ont simplement révélées au grand jour. Si la guerre s’arrêtait demain, notre marché de l’électricité souffrirait toujours des mêmes défauts de conception avec une trop forte dépendance à des énergies importées, en particulier le gaz fossile, pour l’équilibrage du réseau ainsi qu’un sous-investissement dans les capacités de production électrique. Ce sont précisément ces défauts qu’il faut corriger pour équilibrer le réseau électrique de manière pérenne, réinvestir pour le climat et protéger les consommateurs. Contrairement à ce qu’affirment certains acteurs économiques et politiques[[C’est le cas du sénateur PCF Fabien Gay (https://senateurscrce.fr/activite-des-senateurs/nos-propositions-de-loi-et- de-resolution/article/sortir-l-electricite-du-marche-unique-europeen), de l’ancien candidat à la présidence du RN Louis Alliot (https://www.lexpress.fr/environnement/risques-de-coupures-d-electricite-la-france-doit-elle-sortir-du-marche-europeen_2184486.html), de représentants syndicaux ou de plusieurs observateurs économiques dont certains vantent le « système ibérique », qui n’est ni une sortie du marché, ni une solution efficace pour la France seule, comme nous le verrons plus loin dans cette note.]] sortir tout bonnement du marché européen de l’électricité serait contre-productif, et même dangereux, car il s’est révélé être un facteur de résilience indispensable en cas de crise[[Fin 2022, il a ainsi facilité de significatives importations d’électricité au meilleur prix en France pour faire face à la forte indisponibilité de son parc nucléaire.]] et son fonctionnement envoie le bon signal pour équilibrer de réseau électrique à tout moment. En effet, l’électricité ne se stockant pas (ou peu, sous d’autres formes), la production doit toujours être égale à consommation sur le réseau électrique européen. Les marchés européens de l’électricité sont structurés de façon à ce que les moyens les moins coûteux disponibles dans toute l’Europe à chaque instant soient utilisés en priorité pour assurer cet équilibre, avec des mécanismes de solidarité entre pays, très utiles à la France lors de cet hiver. Toutefois, si ce marché permet bien l’équilibre à court terme au meilleur prix, il n’envoie pas de signal suffisamment robuste à long terme pour déclencher des investissements, entraînant ainsi un sous-investissement dans la transition énergétique et mettant en risque les objectifs du Green Deal européen. Par ailleurs, le fonctionnement du marché de détail, censé jouer le rôle d’intermédiaire entre le marché de gros et les consommateurs finaux, surexpose les consommateurs aux variations des marchés de gros. Les fournisseurs devraient avoir une stratégie d’approvisionnement diversifiée et de long terme. Or, ils sont trop dépendants des variations du marché de gros sur lesquels ils s’approvisionnent, souvent sans aucune autre alternative pour acheter leurs volumes, et sont donc trop vulnérables aux pics de prix engendrés par les variations brutales du cours des énergies fossiles importées qu’ils répercutent ainsi à leurs clients au lieu de les amortir via des couvertures de long terme suffisantes. La répercussion sur les consommateurs finaux de ces prix hauts est extrêmement problématique : augmentation de la précarité énergétique, fermeture d’usines, freins à la relocalisation, effets sur le budget des Etats contraints d’adopter de coûteux boucliers tarifaires… Dès lors, comment faire pour produire les bons signaux d’investissement tout en évitant d’exposer les clients finaux, industriels ou particuliers, à la volatilité des prix, qui n’est pas anormale sur le marché de gros mais difficilement supportable sur le marché de détail ? Comment décorréler au maximum les prix de l’électricité du prix du gaz fossile ?RAPPORT COMPLET
terra-nova_rapport_decorreler-les-prix-de-l-electricite-de-ceux-du-gaz-mission-impossible_160123.pdf?p1ocn