Limitée au début des années 1980 à une poignée de militants, accentuée par la prise de conscience écologique au début des années 2000, la prise de pouvoir par le consommateur a pris, avec la crise économique, l’ampleur d’un phénomène social. Qui sont ces nouveaux « consommateurs » et quelles sont leurs stratégies de contournement ? Pascale Hébel, directrice du département consommation du Crédoc, décrypte cette réconciliation entre éthique et consommation, et en fait le gage d’un changement durable.
« Je suis certaine que l’émergence de cette prise de pouvoir par le consommateur modifiera la société dans les années à venir » écrit Pascale Hébel. « Réelle traduction de l’évolution de la société, l’analyse des modes de consommation est pourtant très peu valorisée dans le monde de la recherche. J’ai toujours été étonnée du regard négatif que portaient mes pairs sur le sujet jugé trop marchand qu’est la consommation. La consommation est à la fois perçue comme source de désir, de réalisation de soi, de positionnement statutaire, et cause de gaspillage, de perte de valeurs. En 2006, Dominique Desjeux, professeur d’anthropologie sociale et culturelle, interprétait ce désintérêt comme une faible valorisation des activités jugées féminines. On continue en effet de considérer les activités de production sous un angle plutôt masculin, et celles liées à la consommation – du moins celles du quotidien (les courses, la cuisine) –, sous un angle plutôt féminin. Pourtant, en tant qu’observatrice des tendances de consommation depuis vingt ans et directrice du département Consommation du Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), j’ai noté que les pratiques consommatrices étaient de véritables traductions des évolutions des modes de vie et qu’elles pouvaient profondément changer la société ». « Après des années de contestation du développement de la société de consommation, de plus en plus d’individus – dont je fais partie – mettent en place des stratégies de contournement, d’autoproduction, et donnent du sens à leur acte d’achat » poursuit Pascale Hébel. « Que ce soit par engagement, par souci de la planète, par contrainte économique, pour faire partie d’un groupe et rencontrer les autres ou par jeu, de nouvelles formes de consommation apparaissent. Le consommateur devient citoyen en changeant ses pratiques. La dichotomie souvent observée entre le citoyen et le consommateur s’estompe de plus en plus. Ce phénomène s’explique par la place importante que prend la consommation dans les actes quo- tidiens et le désengagement citoyen des jeunes générations. Au fil du temps, le désinvestissement des nouvelles générations vis-à-vis des ins- titutions les a conduites à trouver d’autres types d’actions. À chaque crise économique, l’acte de consommation devenu quotidien ouvre la voie aux revendications les plus variées. Cette réconciliation entre le salarié, le consommateur et le citoyen ne peut que conduire – j’en suis convaincue – à une amélioration du bien-être de l’individu. À l’heure d’une crise financière mettant en cause le capitalisme, il me semble que ce phénomène pourrait aussi réconcilier les citoyens avec le monde de l’entreprise ». « La transmission de cette prise de pouvoir – limitée au début des années 1980 à une poignée de militants – à une frange de la population de plus en plus importante est intéressante à constater et à étudier. Après l’impact de la prise de conscience écologique du début des années 2000, la crise économique actuelle étend largement le phénomène. Je suis certaine que cette réappropriation par le consommateur transformera la société dans les années à venir. Elle permettra à l’individu d’être cohérent et de se sentir à l’aise dans ses choix : il ne sera plus tiraillé entre l’achat d’un produit à bas prix fabriqué en Chine et celui d’un produit cher fabriqué en France. Les actions publiques peuvent accompagner ce changement profond et réguler le marché afin que les écarts de prix réels soient plus faibles. J’espère qu’elles se multiplieront. Des entreprises ont déjà modifié leurs pratiques en investissant réellement dans la responsabilité sociale » poursuit la directrice du département consommation du Crédoc. « Du consommateur militant au consommateur stratège, en passant par le consommateur écologique, peu à peu la prise de pouvoir par le consommateur s’est imposée. Aujourd’hui, les deux dernières facettes du consommateur à la fois connecté et joueur constituent les composantes structurelles qui contribueront à changer durablement la société, c’est-à-dire le « vivre ensemble », qui participera à l’amélioration du bien-être individuel et collectif » conclut Pascale Hébel. Références : La révolte des moutons de Pascale Hébel – Editions Autrement – Collection Haut et fort – Date de parution : 9 janvier 2013 – 130 pages – Prix public : 12 €