Le 11 janvier 2008, Josh Cohen et ses associés, avocats de la ville de Cleveland assignent en justice les 21 banques qu’ils jugent responsables des saisies immobilières qui dévastent leur ville. Mais les banques de Wall street s’opposent par tous les moyens à l’ouverture d’une procédure. Cleveland contre Wall Street raconte l’histoire d’un procès qui aurait dû avoir lieu. Présenté à la Quinzaine des réalisateurs au dernier Festival de Cannes, ce documentaire de Jean-Stéphane Bron est un procès de cinéma, dont l’histoire, les protagonistes et leurs témoignages sont bien réels…
Parmi ces véritables protagonistes, on retrouve BARBARA ANDERSON. Née à Cleveland dans une famille nombreuse, elle est une des premières femmes noires à venir s’installer avec sa famille à Slavic Village, alors dominé par une population blanche. Sa maison sera incendiée à de nombreuses reprises, jusqu’au jour où les assurances refuseront de payer. Elle doit se résoudre à emprunter. Un courtier lui vend un prêt à taux variable… Très vite, les intérêts vont grimper en flèche. Barbara ne peut plus payer, on menace de saisir sa maison. Pour la sauver, elle engage alors un combat qui va durer plusieurs années. Elle alerte l’opinion, alerte des amis, mobilise d’autres personnes autour d’elle. Dans sa rue, dans son quartier, elle devient le fer de lance du combat contre les subprimes. Autour d’elle, les maisons sont abandonnées une à une par ses voisins, incapables de rembourser leur crédit. Le quartier se vide… Slavic Village sera d’ailleurs considéré comme le ground zero de la crise des subprimes. Barbara ouvre alors un Street Club, une petite cellule militante, chargée de maintenir en état ces rues qui deviennent rapidement la proie des gangs et des dealers. Depuis plusieurs années, elle est active au sein de l’organisation militante ESOP (Empowering and Strengthening Ohio’s people) qui mène des actions directes au siège des banques pour forcer ces dernières à négocier avec les propriétaires. – L’avis de Challenges : La plupart des films sur la crise sortis jusqu’ici utilisent des formes classiques, documentaire ou fiction. Fiction documentaire ou documentaire fictionnel, « Cleveland contre Wall Street », qui emprunte à un des genres les plus canoniques du cinéma américain, le film de procès, est un joli hybride. « Joué » très sérieusement par ses vrais-faux personnages, il permet à « Main Street », l’Amérique d’en bas, de débattre des responsabilités de Wall Street, et des siennes, dans la crise immobilière, avec pour point culminant le débat et le vote d’un jury. Ou comment faire d’un sujet à la fois technique et polémique un objet de suspense…Bande annonce
Extraits
Entretien avec Jean-Stéphane Bron
Quelle est l’origine de « Cleveland contre Wall street » ?- « Dans mon précédent documentaire « Le Génie helvétique » j’ai essayé de filmer un processus démocratique, à travers les travaux d’une commission parlementaire, en charge d’une loi sur le génie génétique. Ce film montrait comment les forces économiques étaient à l’œuvre derrière le politique, comment elles l’influençaient, le fragilisaient. C’est comme ça que j’ai commencé à m’intéresser à l’économie : après avoir filmé la « démocratie en action », je me suis dit que j’allais essayer de filmer le « capitalisme en action ». C’est cette formule qui a guidé mes pas ».
- « Je ne connaissais rien à la finance, ni à l’économie. Mais j’avais le sentiment que ces forces avaient pris le pas sur toutes les autres forces, politiques, idéologiques, et que nous nous trouvions à un point de rupture. Bien sûr, je ne me doutais pas que les marchés boursiers allaient s’effondrer ! J’avais simplement l’intuition que quelque chose allait se passer. J’ai fait des recherches pendant 3 ans, effectué de nombreux voyages, pour trouver un espace où puissent s’incarner ces puissances abstraites, si volatiles, et si peu cinématographiques. Un jour, j’ai lu une brève indiquant que la ville de Cleveland portait plainte contre les banques impliquées dans l’affaire des subprimes. Deux semaines plus tard, j’étais sur place. Six mois plus tard, la crise est arrivée, avec la chute de Lehman Brothers, l’effondrement de la bourse américaine, la contamination au reste du monde. Au même moment, j’ai fait la connaissance de Josh Cohen et de Barbara Anderson. Ces deux rencontres ont été déterminantes. Je trouve qu’ils personnifient vraiment cette ville, son esprit de résistance… Cleveland s’attaquant à Wall Street, c’est l’éternelle histoire de David contre Goliath ».
- « « Le Génie helvétique » était une sorte de thriller politique. « Cleveland contre Wall Street » est l’occasion de revisiter le film de procès, où de manière très classique s’affrontent les forces du Bien et du Mal. Les procès servent en général à établir des faits, de manière incontestable. Ils éclairent aussi les événements antérieurs en posant une question simple : « que s’est-il passé ? ». Ici, on se situe davantage dans une enquête, où l’on remonte petit à petit une chaîne de responsabilité. Une chaîne qui ne dit pas LA vérité – les origines de cette crise sont infiniment complexes – mais UNE vérité, celles de ces sept témoins ».
- « Quand j’ai compris que le procès réel n’aurait pas lieu, je me suis dit que c’était une chance. Cela me permettait d’ordonner les choses selon mon désir. En se dérobant, la réalité m’ouvrait le champ du cinéma… »
- « Même si il y a une part de mise en scène évidente, le film se situe clairement dans le registre du documentaire : mes protagonistes ne jouent pas un rôle, ils ne se sont pas mués en « acteurs ». Ils ne disent pas un texte, ils expriment leur vérité. Ils témoignent. Et puis rien n’était prévu, écrit ou répété : je découvrais les témoignages au moment où nous tournions. Tout comme j’ai découvert le verdict en filmant les délibérations… »
- « Cette histoire de subprime, peu de gens y ont réellement compris quelque chose… Mon envie était de rendre cela intelligible, en explorant les racines du mal, qui ne sont ni techniques, ni financières. Il me fallait pour cela des personnages très définis, des types, intéressants en soi, mais qui incarnent aussi quelque chose de plus large, des rouages de la société, des idées. J’ai voulu faire se rejoindre sur la « scène » du tribunal des effets et des causes : d’un côté, un homme qui va perdre sa maison, de l’autre, un idéo- logue de la dérégulation des marchés. Il y a bien entendu une dimension métaphorique à ce procès qui se déroule sous les yeux d’un personnage bien particulier : Barbara Anderson. « The lady in red », cette dame en rouge, incarne pour moi une certaine idée de résistance, de révolte ».
- « Pendant près d’une année, dans l’attente du «vrai» procès, j’ai effectué de nombreux voyages à Cleveland, j’ai beaucoup tourné en petite équipe. Cela m’a permis de rencontrer beaucoup de monde, de connaître la ville. Ceci m’a été très utile pour trouver les membres du jury et cela m’a aussi laissé du temps pour recruter les témoins. Le tournage proprement dit a pris trois semaines. Parfois, il y avait plus de 70 personnes sur le plateau. D’un point de vue logistique, c’était aussi lourd qu’une fiction, il y avait des feuilles de services, des horaires de tournage, une cantine… Et en même temps, je mesurais la fragilité extrême de toute cette entreprise. Je n’étais même pas sûr que les témoins viendraient. Deux semaines avant le début du tournage, je n’avais pas encore de famille prête à venir témoigner. Il fallait du courage pour oser venir affronter le regard des autres dans ce tribunal. Perdre sa maison est associé à un sentiment de honte ».
- « Oui, je voulais que quand l’avocat Josh Cohen demande : « Êtes-vous sur le point de perdre votre maison ? » Que le témoin réponde : « Oui ». Et que cela soit vrai… Faire coïncider cette vérité-là, ce présent, avec la réalité toujours mouvante d’un tournage n’était pas simple ».
- « Est-ce-que vous cherchez une forme qui les rendrait indissociables ? Non, je ne crois pas. « Cleveland contre Wall Street » s’inscrit dans le champ du documentaire, même si son dispositif formel est nourri par les outils de la fiction. Mais il est vrai que je trouve intéressant quand fiction et documentaire s’inspirent l’un l’autre pour explorer de nouveaux territoires. Il me semble que c’est ce cinéma des frontières qui parle le mieux de notre époque, et qui est capable de se réapproprier les questions politiques ».
Cleveland contre Wall Street
et tous ces acteurs anonymes profiteront ils des retombées du film? ou seront ils victimes une seconde fois du système?