Le Kanem est l’une des vingt trois (23) régions du Tchad selon le dernier recensement général de la population de 2011 et compte 354 603 habitants. Situé au nord du lac Tchad, cette région a historiquement abrité l’empire du Kanem-Bornou, et a permis longtemps des échanges entre les populations du sud et nord du Sahara ARDITI C. (2003). Y ont habité des populations qui ont toujours vécu de l’agriculture, du commerce et de l’élevage. Cette région sahélienne qui jouxte le Sahara, malgré la dureté du climat, a historiquement été arrosée par les pluies qui ont permis aux populations de faire perdurer leurs modes de production et de consommation.
Si à l’échelle mondiale le changement climatique et ses conséquences ne souffrent d’aucune contestation, de nos jours et sur cette partie du Tchad, il reste le principal facteur de l’avancée du désert même si l’action de l’homme s’inscrit indiscutablement comme son accélérateur majeur, ne serait ce que par le fait qu’il y vit en puisant toutes ses ressources de la nature. Depuis quelques décennies, à cause de la sécheresse récurrente dans la région du Kanem, les populations doivent leur survie à l’assistance alimentaire des agences du système des nations unies comme le Programme Alimentaire Mondial (PAM) et le Fonds des Nations pour l’Enfance (UNICEF), les ONGs humanitaires comme Action Contre la Faim (ACF) et le gouvernement du Tchad.
Les populations de cette région sont convaincues que pour y vivre et faire face à leurs besoins et ceux du bétail, ils doivent recourir à la culture irriguée (agriculture, arboriculture et maraichage). Car la région du Kanem dispose de nombreux Ouadis, ces lits de cours d’eaux asséchés, devenus depuis des dépressions qui résistent à l’action de la sécheresse, où les terres sont arables et propices à l’agriculture, à l’arboriculture et au maraîchage.
Pour exploiter d’une part ces Ouadis et briser l’image d’assistés sur le plan alimentaire et de l’autre faire face aux besoins en foins des animaux, les populations ont besoin des puits plus profonds pour accéder aux nappes souterraines, des charrues pour labourer les terres arables des Ouadis, des motopompes pour puiser les eaux souterraines, du carburant pour faire fonctionner les motopompes, de l’assistance technique pour aménager les parcelles irrigables et lancer les pépinières indispensables à l’arboriculture.
Des expérimentations sur la faisabilité des activités précitées ont été faites par le Fonds des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) ou le Fonds International pour le Développement Agricole (FIDA), il ne reste que la vulgarisation à l’échelle des communautés.
Tous ces besoins ne peuvent être satisfaits que par des fonds qui sont hors de portée des communautés. Les problèmes liés à la rareté des pluies pour faire perdurer l’agriculture saisonnière, du pâturage naturel pour le bétail conjugué à celui des fonds pour entreprendre une culture irriguée restent une équation entière à résoudre.
Les banques ne peuvent accorder des crédits à ces populations rurales parce qu’ils ne remplissent pas les conditions d’octroie des crédits conformément à la réglementation bancaire en vigueur.
Réputée pour ses services en faveur des populations exclues du système financier formel, la micro finance reste une des voies, sinon la principale, pour résoudre les problèmes des populations. C’est dans ce contexte et à la lumière des institutions de micro finance que nous essayerons de croiser Care et Développement Durable.
Dans leur approche d’aide aux populations du Kanem exclues du circuit financier formel, les institutions de micro finance permettent ainsi à celles-ci de répondre aux problèmes qui s’inscrivent au cœur du développement durable et dont les fondements sont à la racine du Care.
Si le développement durable, au sens du rapport Brundtland, doit être apprécié dans le contexte du Kanem par un développement qui puisse permettre à la population de subvenir à ses besoins tout en laissant la possibilité à ses descendants de pourvoir aux leurs, le contexte climatique mondial, marqué là par la désertification et la sécheresse, compromet naturellement leur présence dans la région ou les condamnent à une dépendance continue de l’aide alimentaire des organisations humanitaires ou de celle du gouvernement.
Ce constat amer est renforcé par ailleurs par la permanente menace d’ensablement des Ouadis qui, en l’absence d’une action conséquente d’adaptation, se réduisent en peau de chagrin. Conséquence, privés de végétation les bétails périront et faute de cultures pérennes de denrées alimentaires, la migration de cette population vers le sud ne fera que s’accentuer, amplifiant ainsi la pression humaine déjà importante dans cette région du Tchad.
Une des conséquences de cette migration pourrait être l’amplification des conflits autours de l’accès aux terres cultivables, aux pâturages et à l’eau. Malgré la ferme volonté des populations à s’adapter à cette nouvelle donne climatique par le développement de la culture irriguée, qui permettrait de produire à partir des terres arables des Ouadis et des eaux souterraines abondantes dans cette région, l’absence de fonds permettant de recourir aux moyens relativement modernes, transforme cette ferme volonté en un vœu pieux.
L’accès des paysans de cette région aux microcrédits pour produire du riz et du maïs nécessaires à leur consommation, résoudrait du coup le problème de foins à base des tiges de ces cultures pour le bétail. En plus des feuilles mortes des arbres fruitiers comme les manguiers, goyaviers et citronniers que ces populations pourraient planter pour enrichir leur alimentation ainsi que des plantes de fixation des dunes. Les cultures maraîchères, faites par les femmes et dopées par les microcrédits, permettraient de diversifier les sources alimentaires de toute une région.
La micro finance ne rétablie pas seulement la vie au sein de cette population, elle permet dans le cadre de notre exemple d’effectuer des activités génératrices de revenus. Elle donne une nouvelle dimension aux échanges économiques dans cette région, rétablie la dignité de ses hommes et femmes qui ne souhaitent qu’entreprendre pour sortir du carcan d’éternels assistés. Contrairement aux banques qui fuient ces populations pauvres, la micro finance apparaît ici comme un moyen pour financer le développement durable de la région.
Parlant de l’erreur des banques, Yunus (2011) disait : « par prudence, disons qu’au moins la moitié de la population mondiale est exclue du système bancaire. Qui plus est, cette population exclue a davantage besoin que les autres de ce système bancaire, puisque c’est pour elle une question de survie ».
Poser la problématique des moyens ou de l’aide à donner à cette population du Kanem pour entreprendre et pourvoir à ses besoins, c’est s’interroger en réalité sur les fondements philosophiques du Care et du développement durable. Cette capacité à reconnaître la sollicitude de la population du Kanem dans l’expression de ses problèmes et sa volonté de les résoudre, tire son fondement dans le Care.
Une des définitions du Care qui correspond à notre contexte au Kanem et celle de B. Fischer & J. C. Tronto : « Au niveau le plus général, nous suggérons que le Care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie ».
A la lumière de cette définition, les institutions de micro finance ne répondent pas seulement à une sollicitude d’une population exclu du système financier ordinaire, mais grâce au micro crédits accordés aux populations, elles font maintenir, perpétuer et réparer l’environnement des populations du Kanem de sorte qu’ils puissent y vivre aussi bien que possible.
Dans ce contexte, les contours philosophiques du Care apparaissent clairement comme l’explique J .C.TRONTO. il s’agit d’accorder dans le cadre du Kanem une attention qui consiste à reconnaître les besoins et la nécessité de s’en occuper ; de la responsabilité qui veut qu’on intègre la dimension active de la prise en charge et non simplement comme une réponse à des obligations ; de la compétence qui prend ici une dimension morale comme perception affinée et agissante ; et enfin de la dimension processuelle qui se veut être la capacité de réponse à la vulnérabilité, venant nier le postulat de l’autonomie de l’individu pour une reconnaissance de sa dépendance radicale.
Dans ce même registre la démarche des institutions de micro finance contribue au développement durable des populations par le fait qu’elles les responsabilisent. Ceci, dans la production des aliments générateurs de revenus et la préservation de leur environnement en plantant des arbres fruitiers et fixateurs des dunes, afin qu’ils servent à la fois aux générations présentes et futures. Ces approches pour booster une région vulnérable ont été mises en exergue par plusieurs auteurs dont J.M. SERVET qui trouve qu’ils « fédèrent et organisent en réseau unique ou multiple les acteurs produisant des activités non seulement économiquement et immédiatement productives mais aussi sociales, environnementales et culturelles ».
Abordant la question de l’importance de l’homme dans le processus du développement durable, Villeneuve (1998) explique que la notion de développement répond aux aspirations de l’humain « de la même façon que les individus se développent au point de vue physique ou intellectuel, les sociétés cherchent dans leurs évolutions à se développer sur le plan économique aussi bien que culturel ».
Dans le cadre du Kanem, l’accès des populations aux microcrédits pour la réalisation de leurs projets de culture irriguées est d’une part une question de survie face à la raréfaction des pluies indispensables à la production des aliments et d’autre part, la sécheresse qui provoque les famines et déciment le bétail.
Le second registre qui mérite d’être mis en évidence est la question de la transmission du terroir aux générations futures, ce terroir du Kanem chargé d’histoire et de culture justifie dans une certaine mesure l’ingénieuse idée de recourir aux microcrédits pour changer de mode de production afin de perpétuer la vie dans cette région au bénéfice des générations futures.
Qu’il s’agisse de la survie des populations actuelles du Kanem ou de la transmission de ce terroir aux générations futures, la micro finance nous permet de retrouver cette dimension globalisante du Care et du Développement Durable qui préconise le devoir de prendre soin de la planète, des personnes et des ressources.
Bibliographie
– Arditi Claude, « Le Tchad et le monde arabe : essai d’analyse des relations commerciales de la période précoloniale à aujourd’hui », Afrique contemporaine, 2003/3 no 207, p. 185-198. DOI : 10.3917/afco.207.0185 – B. Fischer & J. C. Tronto, « Toward a Feminist Theory of Caring » in E. Abel & M. Nelson (Eds.), Circles of Care, Suny Press, Albany, 1990, pp. 36-54 – Muhammad YUNUS, (allocution d’ouverture) Banque de France • Colloque international sur la micro finance • Juillet 2011