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Les enjeux de la conférence de Paris : Penser autrement la question climatique – Natures Sciences Sociétés Vol. 23

Natures Sciences Sociétés, revue interdisciplinaire à l’interface des relations sciences/société
Natures Sciences Sociétés, revue interdisciplinaire à l’interface des relations sciences/société
À l’occasion de la conférence sur le climat qui se tiendra à Paris en décembre 2015, Natures Sciences Sociétés, revue interdisciplinaire à l’interface des relations sciences/société, édite un numéro spécial intitulé : « Les enjeux de la conférence de Paris : Penser autrement la question climatique ». L’idée centrale qui structure ce numéro est que la réussite de cette conférence ne tiendra pas seulement à la bonne ou mauvaise volonté des 195 États présents, mais aussi à la capacité de changer en profondeur les façons dont à la fois les scientifiques (en particulier climatologues et économistes) et les responsables politiques ont historiquement « cadré » (et parfois enfermé) la problématique climatique. Vingt-trois ans après la signature de la convention de Rio, il est en effet évident que ce cadre d’action a montré ses limites et ce numéro tente de proposer les différentes voies de son possible dépassement – en mobilisant les recherches les plus récentes. Après l’analyse d’un quart de siècle de relations entre science et politique sur les questions de climat, et des orientations déjà discernables dans l’accord de Paris en cours de discussion, les différents articles abordent l’essentiel des débats qui portent aujourd’hui sur ces dépassements indispensables : les limites de « l’exceptionnalisme climatique » mis en avant dans les négociations internationales ; le choix des outils économiques et l’impasse du protocole de Kyoto ; les relations avec la problématique du développement, trop longtemps oubliée… et que n’épuise pas la question – naturellement majeure – des aides financières accordées par les pays développés aux politiques climatiques des pays du Sud ; la marginalisation du local et le caractère déterminant d’une articulation efficace entre local, national et global ; les difficultés à intégrer la thématique de l’adaptation – face à laquelle il y a eu initialement un biais analytique ; la sous-estimation des temporalités qui sont au cœur des enjeux climatiques. Et enfin, l’importance écrasante accordée aux dynamiques d’offre énergétique, aux dépens des approches en termes de consommation ou de modes de vie. Mais aussi, dans ce domaine des stratégies énergétiques, le poids énorme de la contrainte représentée par l’utilisation du charbon, en particulier en Chine et dans beaucoup des économies émergentes. S’ajoutent à cela de nombreux comptes rendus d’ouvrages ou de colloques. C’est à travers ce numéro spécial qu’un regard à la fois ouvert et renouvelé sur la question climatique est proposé à l’occasion de la conférence de Paris, illustrant la vocation interdisciplinaire de NSS. Numéro spécial en libre accès sur le site de Natures Sciences Sociétés – www.nss-journal.org

Éditorial

Le climat : une question de temps Que la conférence de Paris – à laquelle ce numéro de NSS est consacré – soit un succès ou un échec, l’année 2015 marquera, de toute façon, une étape importante dans les politiques climatiques : la fin possible d’une certaine forme dépassée de négociation globale, ou l’amorce d’une nouvelle dynamique. Mais 2015 n’est pas seulement le moment d’une conférence majeure. C’est aussi une date qui a une signification symbolique particulière, puisqu’elle se situe exactement à mi-chemin entre le moment où la question climatique a véritablement émergé dans le débat public – avec la première conférence mondiale de 1980 [[L’année 1980 est aussi marquée par la publication, à la demande du président Carter, du rapport Global 2000 qui met sur l’agenda politique plusieurs des problèmes globaux repris à la conférence de Rio.]] – et l’échéance de 2050, considérée communément comme l’horizon des efforts à réaliser en matière de réduction des gaz à effet de serre. C’est donc aussi un moment privilégié pour mesurer le chemin parcouru – réduit – et l’ampleur de ce qu’il reste à faire. À une période où l’attentisme pouvait encore trouver une justification rationnelle succède désormais une autre où le temps va devenir un facteur déterminant. L’expérience historique montre que les réponses des sociétés aux défis environnementaux auxquels elles étaient confrontées ont presque toujours été relativement lentes, « chaque époque s’attachant à résoudre les problèmes qui étaient ceux de la période précédente en étant constamment en retard d’une guerre » [[Theys, J., 1982, in Barré, R., Godet, M., Les Nouvelles Frontières de l’environnement, Paris, Economica, chapitre 2, p. 69.]]. Mais en matière de climat – sauf à se résigner au « tout adaptation » ou à accepter les risques de la géo-ingénierie – la stratégie qui consiste à reporter sur les générations suivantes l’effort de rattrapage à faire n’est pas une facilité ouverte : c’est de ce qui sera fait ici et maintenant, d’abord dans les dix ans et ensuite d’ici 2050, que dépendra pour de très nombreuses générations le climat à venir. Désormais le temps compte et il va compter de plus en plus lourd dans les années prochaines. Paradoxalement, cette dimension du temps « laissé à l’action » n’a jusqu’à présent occupé qu’une place relativement réduite, aussi bien dans les travaux scientifiques que dans les politiques publiques. Malgré des exceptions remarquables mais insuffisamment remarquées [[On peut citer, parmi beaucoup d’autres, les travaux sur le budget carbone publiés en 2009 dans la revue Nature par Meinhausen et al. qui mettaient très clairement en évidence l’importance d’atteindre un pic d’émissions de GES avant 2020-2025.]], le message des scientifiques s’est beaucoup plus attaché à expliciter les causes et les effets possibles du changement climatique ou à suggérer de manière générale le type d’action à entreprendre qu’à faire comprendre de manière précise et concrète les dynamiques temporelles des phénomènes et les conditions de réalisation dans le temps des objectifs qu’ils proposaient. Peu d’échos ont été donnés aux controverses portant sur l’échéancier ou même le réalisme d’une stabilisation à moins de 2 °C degrés du réchauffement à l’horizon 2100, toujours considéré comme accessible à chaque rapport successif du GIEC [[Par exemple, selon les travaux publiés en 2008 par l’Académie des sciences américaines (Ramanathan et Ferg, vol. 105), le stock de gaz à effet de serre accumulé dans l’atmosphère en 2005 engagerait déjà un réchauffement de 2,4 °C à l’horizon 2100.]]. Le temps n’est pas oublié, mais confiné dans des « boîtes noires », avec comme conséquence de donner parfois une vision déformée des réalités, comme le fait de caractériser l’évolution des gaz à effet de serre essentiellement en termes de flux. Le souci d’aboutir à des préconisations facilement compréhensibles conduit à ne pas accorder toute l’importance qu’elles méritent aux temporalités sociales ou physiques des phénomènes étudiés – aux bifurcations, aux inerties, aux effets de seuil ou cumulatifs, aux irréversibilités, aux dynamiques d’apprentissage ou d’adaptation, aux problèmes de stock, etc. Tout cela a naturellement des répercussions dans les politiques publiques et l’action collective – dans lesquelles les contraintes et les opportunités liées au temps, la notion de délai [[Semal, L., Villalba, B., 2013. L’obsolescence de la durée : la politique peut-elle continuer à disqualifier le délai ?, in Vivien, F.-D., Lepart, J., Marty, P. (Eds), L’Évaluation de la durabilité, Versailles, Éditions Quae.]], les spécificités très diverses des dynamiques sociales, économiques, démocratiques, écologiques, etc. ont beaucoup de difficulté à être prises en compte sérieusement. Même si le concept de transition s’impose peu à peu, il n’y a souvent qu’un lien virtuel entre les actions qui sont lancées et les objectifs précis fixés par les scientifiques à l’horizon 2050 – faute d’une attention suffisante aux chemins réalistes pour y parvenir [[Sur cette notion de chemin réaliste de transition, voir Theys, J., Vidalenc, E., 2014. Repenser les villes dans la société post-carbone, Paris, Ministère de l’Écologie et Ademe.]]. Cela traduit aussi, bien évidemment, la difficulté dans les démocraties modernes et les économies mondialisées d’aujourd’hui de gérer la béance croissante entre des sociétés de plus en plus dominées par le court terme… et le long terme – qui n’exclut pas l’éventualité de basculements brutaux – des évolutions écologiques et des transitions à conduire dans la durée. Aboutir à des engagements contraignants en matière d’émission de gaz à effet de serre et dégager les financements indispensables pour le climat – comme l’ambitionne la conférence de Paris – sera un pas important dans le difficile chemin qui reste à parcourir. Mais ce qui est en jeu aujourd’hui va au-delà de ces mesures attendues. Dans la perspective de temps contraint et d’urgence que nous avons évoquée, la conférence de Paris doit aussi être l’occasion de questionner et sans doute de changer en profondeur les représentations, les imaginaires et les façons dont à la fois les scientifiques et les responsables politiques ont historiquement « cadré » (et parfois enfermé) la problématique climatique. Presque tous les articles publiés dans ce numéro en invoquent la nécessité – et proposent des pistes pour aller dans ce sens. Aucune, cependant, nous semble-t-il, ne pourra faire l’économie d’une réflexion complémentaire sur la meilleure manière de remettre la question des temporalités – physiques, sociales, politiques, etc. – à la place centrale où elle doit être. Il faut revenir sur ce qui s’est passé – ou pas – depuis trente-cinq ans, les progrès qui ont été faits, les opportunités qui n’ont pas été saisies, les impasses qui ont été empruntées, les prudences scientifiques qui ont parfois été excessives. S’interroger sur les façons de mieux faire comprendre au public cet emboîtement des temps, difficile à concevoir, entre celui de la vie ou de la météo quotidiennes et celui des siècles ou millénaires à venir – avec, entre les deux, des évolutions irréversibles ; et surtout proposer des « histoires positives du futur » intégrant la priorité climatique. Réinvestir, dans toutes les disciplines concernées – des sciences du climat à l’urbanisme, la sociologie, l’écologie, les sciences de l’ingénieur, la science politique, etc. – la dimension dynamique des phénomènes – en faisant de la question des temporalités une opportunité pour un débat multidisciplinaire renouvelé. Et, enfin, réduire les barrières qui rendent aujourd’hui très difficile, aussi bien dans la décision que dans le débat démocratique, l’articulation des urgences à court terme, des plans à moyen terme et de l’action à très long terme – un défi en période de crise que ni l’injonction au « développement durable » ni la notion de transition ne suffisent à affronter efficacement. Ce qui commence par accorder une priorité absolue à la prévention des irréversibilités majeures – comme celles consistant à aller au-delà de 10 à 30 % d’exploitation des réserves fossiles existantes [[Il y a un consensus à la fois du GIEC et de l’Agence internationale de l’énergie pour dire que pour respecter l’objectif de limitation du réchauffement à 2 °C, il ne faudrait pas exploiter à l’horizon 2050 plus de 30 % des réserves prouvées exploitables de combustibles fossiles, et, globalement 10 % des réserves totales. Sur les conséquences d’une telle limite par zone de production, voir l’article publié en janvier 2015 par C. McGlade et P. Ekins dans la revue Nature]] ou à laisser se poursuivre un étalement urbain incontrôlé. Et par l’adoption aussi rapide que possible d’une perspective claire qui est celle d’un quota mondial d’émission commun par habitant en 2050 (correspondant au facteur 4). « Supposons, disait Thomas Huxley à la fin du XIXe siècle, qu’il soit établi que la vie et la fortune de chacun dépendent de la capacité à gagner ou perdre une partie d’échecs. Ne pensez-vous pas que nous considérerions tous comme un devoir élémentaire d’apprendre les noms et les mouvements des pièces de ce jeu ? » Dans ce « bagage » indispensable face aux enjeux climatiques nous avons voulu rappeler la nécessité de mettre en priorité l’intelligence des temporalités – les notions de délai et de chemin, d’inertie, d’irréversibilité, de vitesse, d’apprentissage, de rupture, d’intégration des échelles de temps, etc. Mais nous n’oublions pas que la partie est jouée, outre par la nature, par beaucoup d’autres acteurs que les scientifiques – les États, les entreprises, la société civile, les opinions publiques, les organisations internationales, etc. Ce sont d’abord eux qu’il faut convaincre, avant que les évolutions climatiques ne s’accélèrent et ne deviennent incontrôlables. Jacques Theys

Introduction.

Les enjeux de la conférence de Paris. Penser autrement la question climatique Catherine Aubertin, Michel Damian, Michel Magny, Claude Millier, Jacques Theys, Sébastien Treyer Les contributions de ce dossier sont centrées sur les négociations qui se dérouleront à Paris en décembre 2015 lors de la COP 21 [[Conférence des parties de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques.]]. Elles questionnent les représentations qui ont conduit au cadrage initial de la question climatique et invitent à décaler notre regard, à changer nos approches pour permettre d’explorer de nouveaux chemins face aux enjeux du changement climatique. La Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique a construit le réchauffement climatique comme un problème de pollution, une « externalité » comptabilisée au moyen d’une unité unique équivalant à une tonne d’émissions de CO2, que les mécanismes de marché pouvaient réduire à moindre coût. Un accord multilatéral global portant sur des objectifs de réduction devait s’imposer à tous les États, tout en tenant compte des « responsabilités communes mais différenciées ». Ce cadre a montré ses limites et, vingt-trois ans après la signature de la Convention, les émissions de gaz à effet de serre n’ont jamais été aussi importantes, alors que le décalage est patent entre, d’un côté, la production de faits scientifiques et les recommandations du GIEC et, de l’autre, l’enlisement des négociations, les actions des États et la prise en compte par les sociétés de la question climatique. La construction progressive d’une forme de confiance entre États, préalable à l’action conjointe, ne se fait qu’avec une lenteur qui contraste très fortement avec l’impératif d’urgence souligné par le GIEC ; les politiques climatiques des gouvernements sont de plus en plus nombreuses au Nord comme au Sud, mais elles semblent encore bien timides ; beaucoup d’actions collectives ou à l’échelle locale montrent l’engagement de plus en plus fréquent de citoyens ou de mouvements sociaux pour prendre en charge la question climatique, mais ils ne semblent pas être à l’échelle des défis tels qu’exposés par les scientifiques. Entre le diagnostic d’urgence d’une action globale coordonnée et la mise en mouvement très lente d’actions hétérogènes se pose la question du message que la science doit porter aujourd’hui pour cadrer les réflexions politiques et stratégiques, au-delà de la mise à l’agenda ; ce qui exige des traductions et des débats de type « sciences en sociétés » appliqués aux caractéristiques très spécifiques du fait climatique. Nous ne sommes plus dans une phase de sensibilisation, mais dans une période où désormais la question essentielle est celle d’une bonne articulation entre la recherche et les orientations ou les moyens de l’action. La revue Natures Sciences Sociétés à la fois par son ambition interdisciplinaire et son attention portée à l’interface sciences/sociétés est un lieu où cette question prend une résonance particulière. Les auteurs qui ont répondu à notre appel à propositions [[NSS s’invite aux débats de la conférence de Paris sur les changements climatiques, Natures Sciences Sociétés, 22, 1.]] font partie de cette communauté de chercheurs en sciences sociales qui s’engagent dans les débats sur le changement climatique, et acceptent de ne pas s’en tenir qu’à une forme d’extériorité critique. Ils sont forces de réflexion pour apporter des éclairages à ces débats, et de propositions pour imaginer un autre cadrage des enjeux, des problèmes et des solutions, une autre relation entre sciences et sociétés. Ils s’interrogent sur ce que le changement climatique, comme objet de négociation, dit de nos sociétés. Ils interprètent comment ses composantes matérielles et objectives s’articulent à ses composantes culturelles, symboliques et subjectives. Le déroulé des négociations, avec ses jeux géopolitiques et la construction des normes et outils, fournit de nombreux objets de recherche pour les sciences sociales, que cela soit en histoire des sciences, en relations internationales, en économie, en géographie. Les contributions réunies ici rendent compte de quelques-unes des principales analyses critiques de la construction du cadrage du problème climatique : – la logique des négociations (Amy Dahan et Hélène Guillemot), – les choix des outils économiques (Michel Damian, Mehdi Abbas et Pierre Berthaud ; Christophe Cassen, Céline Guivarch et Franck Lecocq), – les relations avec la problématique du développement (Sandrine Mathy), – l’articulation des échelles globales et locales (Hervé Brédif, François Bertrand et Martine Tabeaud), – la montée en puissance de l’adaptation (Guillaume Simonet), – la faible prise en compte de la consommation (Ghislain Dubois et Jean-Paul Ceron), – les relations Nord-Sud (Moïse Tsayem, Roger Ngoufo et Paul Tchawa). Certes, on peut regretter que des sujets d’importance majeure comme les grandes villes, l’agriculture et les littoraux par exemple, ou des points de vue, comme celui des sciences juridiques, n’aient pas pu figurer dans ce numéro, nécessairement limité, mais la diversité des angles et des objets montre bien l’ampleur des chantiers ouverts sur de nombreux fronts. On trouvera d’abord dans toutes les contributions une critique du « modèle linéaire » subordonnant l’action à la connaissance : la science fournit des diagnostics et des faits au politique qui s’appuie sur ces connaissances pour développer des solutions (Dahan et Guillemot ; Tsayem et al.). Toutes les analyses montrent au contraire une coproduction des normes et des stratégies, des préconisations politiques de la part des scientifiques, une circulation des savoirs entre les sphères de la recherche et de la décision, et, tant bien que mal, entre l’échelle globale et l’échelle locale. Il s’agit de désenclaver les politiques climatiques en mettant fin à l’exceptionnalisme climatique : le risque climatique considéré comme ne ressemblant à aucun autre et plus menaçant que tous les autres. En l’érigeant en problème environnemental ultime, les négociations ont établi une sorte de mur coupe-feu entre le climat et les autres questions qu’affrontent nos sociétés. Exceptionnelle menace, il aurait à lui seul suffi à changer le cours des autres décisions de nos sociétés. Après le constat de l’incapacité de la conférence de Copenhague à décréter un tel changement, et le retour vers les difficiles arbitrages nationaux pour mettre en place des politiques climatiques, le changement climatique apparaît clairement aujourd’hui comme un problème géopolitique, économique, énergétique, de commerce international, autant qu’un problème environnemental. Le mode d’articulation entre gouvernance globale, politiques nationales et initiatives locales est donc au cœur de la question climatique. Le modèle top-down où il revient aux seuls États – s’accordant ou non entre eux – de prendre des décisions est bousculé. Il n’est plus question d’un partage du fardeau négocié dans le cadre d’un traité international contraignant : la conférence accueillera les propositions de « contributions nationalement déterminées », avec des règles pour l’Accord qui sera certainement signé à Paris déjà préemptées, pour l’essentiel, par le G2 États-Unis/Chine (Damian et al.). Un des enjeux majeurs de la conférence de Paris est donc de redéfinir, dans le cadre multilatéral, meilleur garant aujourd’hui d’une légitimité internationale, les règles et principes qui permettront de coordonner ces actions nationales, pour éviter qu’elles soient trop disparates et trop peu ambitieuses. Un phénomène construit comme mondial tel que le changement climatique a du mal à prendre en compte la diversité des situations locales et peine à considérer la dimension socioéconomique globale des initiatives à engager sur le terrain, au-delà du secteur de l’énergie qui a beaucoup focalisé l’attention des économistes du climat. Le mécanisme de Réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts tropicales (REDD) illustre ainsi le difficile passage d’un outil négocié sur la scène internationale à son application opérationnelle locale dans de délicates relations entre un Nord industriel et un Sud forestier (Tsayem et al.). Lié ou non aux politiques nationales, le niveau local s’organise et les approches territoriales donnent une autre vision de l’expertise et de l’action (Brédif et al.). Les politiques climatiques doivent aussi trouver de nouvelles formes de légitimation. La vision climato-centrée a en effet placé en haut de la hiérarchie des priorités la réduction des émissions de gaz à effet de serre avant les enjeux du développement, de santé, d’emploi, de sortie de la pauvreté (Mathy). Nous savons pourtant que les politiques qui ont un impact sur les réductions des GES ne peuvent être dissociées d’autres enjeux nationaux, régionaux, locaux et qu’elles nécessiteront des arbitrages avec d’autres enjeux, comme celui des droits des pays à exploiter leurs ressources naturelles, y compris leurs rentes charbonnières ou pétrolières [[Voir le Regard de J.-M. Martin dans ce numéro.]]. Le concept de cobénéfices des politiques climatiques connaît ainsi un intérêt croissant, mais les cadres conceptuels, notamment dans les modélisations économiques, peinent encore à représenter cette notion de manière opérationnelle pour les politiques (Cassen et al.). Ce dossier revient par ailleurs sur la manière dont le thème de l’adaptation, à peine évoqué dans le texte de la Convention et qui reste un concept difficile à cerner, s’est inscrit à l’agenda des négociations et a gagné en force dans les rapports du GIEC, permettant à la fois un décloisonnement disciplinaire et l’expression des pays du Sud (Simonet). Si l’objectif de l’atténuation reste une trajectoire des émissions de GES qui maintiendrait l’augmentation de la température moyenne mondiale en dessous de 2 °C en 2100, l’adaptation vise à garantir des moyens d’action collective pour se préparer à un monde à +2 °C (mais à plus forte raison aussi à un monde à +3 °C, +4 °C, +5 °C ?) afin de sécuriser les systèmes humains et répondre aux demandes de justice et d’équité des pays du Sud. En privilégiant une vision macroéconomique, les politiques climatiques ont enfin souvent négligé la question des modes de vie et de leurs évolutions. L’attention portée aux modes de consommation permettrait de redonner un rôle aux initiatives locales et à la société civile, et de mieux prendre en compte des fuites carbone dans les échanges internationaux. Elle devrait conduire dans les négociations internationales à ne pas faire reposer la solution sur les seuls accords entre États fondés sur des évaluations d’émissions liées à la production, débouchant sur des marchés carbone destinés aux seuls industriels (Dubois, Ceron). Il s’agit aujourd’hui d’impliquer tous les acteurs, ONG, mouvements sociaux, communautés locales, syndicats, etc., dans le cadre de politiques multi-objectifs et de donner une plus grande place aux questions d’innovation élargie, de partenariat technologique, de solidarité, de manière de produire, de consommer. Il importe en conclusion de sortir de l’impasse d’une représentation du risque climatique focalisé sur les émissions de GES, représentation qui a montré ses limites, d’en finir avec l’exceptionnalisme climatique et le mirage d’un accord universel contraignant, sans que cela soit pour autant un prétexte pour ne pas agir. Avec les préoccupations et inquiétudes relatives au climat s’entremêlent bien d’autres risques environnementaux, d’autres enjeux liés aux questions de « développement », de pauvreté, de sécurité, mais aussi de solidarité et de réconciliations nationales que l’on peine à reconnaître ou imaginer. Il s’agit de reconsidérer dans son ensemble la question climatique, en suivant toutes les pistes qu’elle invite à explorer, en rassemblant les thèmes jusqu’alors dispersés et en redistribuant les cartes parmi les acteurs. Les articles réunis dans ce numéro spécial veulent contribuer à cet « agenda des solutions » que la conférence de Paris cherche à construire.

Sommaire

Les relations entre science et politique dans le régime climatique : à la recherche d’un nouveau modèle d’expertise ? – p. S6 – par Amy Dahan et Hélène Guillemot – Les grandes orientations de l’accord climatique de Paris 2015 – p. S19 – Michel Damian, Mehdi Abbas et Pierre Berthaud – Pour la création d’une fenêtre de financement pauvreté-adaptation-atténuation dans le Fonds Vert Climat – p. S29 – Sandrine Mathy – Les cobénéfices des politiques climatiques : un concept opérant pour les négociations climat ? – p. S41 – Christophe Cassen, Céline Guivarch et Franck Lecocq – Une brève histoire de l’adaptation : l’évolution conceptuelle au fil des rapports du GIEC (1990-2014) – p. S52 – Guillaume Simonet – Redéfinir le problème climatique par l’écoute du local : éléments de propédeutique – p. S65 – Hervé Brédif, François Bertrand et Martine Tabeaud – Consommation et modes de vie : une autre perspective sur les politiques d’atténuation du changement climatique – p. S76 – Ghislain Dubois et Jean-Paul Ceron – Du savoir vers le savoir-faire : évolution de la conception de la REDD+ et contraintes à sa mise en œuvre en Afrique centrale – p. S91 – Moïse Tsayem Demaze, Roger Ngoufo et Paul Tchawa – Comment se construit la confiance dans les sciences et les politiques du climat ? Retour sur un colloque international – p. S102 – Stefan C. Aykut – Charbon : des anathèmes aux réalités – p. S111 – Jean-Marie Martin-Amouroux – La finance au secours du climat ? La Nature entre prix et valeur – p. S117 – Étienne Espagne, Jean-Charles Hourcade and Baptiste Perrissin Fabert – Témoignage de quatre étudiants engagés pour la réussite de la COP 21 – p. S122 – Vivian Dépoues, Sabine Giguet, Aglaé Jézéquel and Yann Quilcaille – Colloques et documents : comptes rendus – p. S126 – Ouvrages en débat – p. S129 – Collection « Indisciplines » – p. S146

 

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