« Les transformations en cours montrent que la finance durable pourrait devenir la norme, avec une économie verte dominant le paysage financier« . Le numéro d’août de Réalités Industrielles explore les différentes dimensions de la finance durable à travers quatre parties principales : les fondements de la finance durable, le cadre réglementaire et institutionnel, les banques et investisseurs institutionnels, et enfin, les défis et perspectives éthiques. Il a été coordonné par Sandrine Lemery, Présidente du conseil de surveillance du Fonds de Réserve pour les Retraites – FRR, & Laure Tabouy, Neuroscientifique et éthicienne, Université Paris-Saclay et Agence de la biomédecine.
La réglementation relative aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) en France a connu une évolution importante ces dernières années, en cohérence avec les objectifs européens en matière de finance durable.
Les règlements SFDR et MiFID2, ainsi que la directive CSRD, ont été introduits pour améliorer la transparence des produits financiers, renforcer les obligations des conseillers en investissement, et harmoniser la publication d’informations extra-financières par les entreprises. Ces mesures visent à permettre aux investisseurs de mieux identifier les produits financiers correspondant à leurs objectifs ESG, et aux entreprises de rendre compte de leurs performances de manière plus transparente.
Par ailleurs, 2023 a vu émerger en France un consensus concernant le financement de la transition climatique en France avec des besoins d’investissement climat estimés notamment par le rapport de Jean Pisani Ferry et Selma Mahfouz à un ordre de grandeur de 100 milliards d’euros par an en 2030, et la nécessité d’une forte augmentation des crédits publics pour accompagner les acteurs dans la transition.
La finance durable devient ainsi un pilier essentiel de notre économie, cherchant à intégrer des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans les décisions financières pour promouvoir un développement économique responsable.
Ce numéro de Réalités Industrielles explore les différentes dimensions de la finance durable à travers quatre parties principales : les fondements de la finance durable ; le cadre réglementaire et institutionnel ; les banques et investisseurs institutionnels ; et enfin, les défis et perspectives éthiques.
Ce numéro est coordonné par deux personnes ayant deux profils différents mais qui se sont rejointes par leur volonté de faire avancer, de manière collaborative, les réflexions sur les enjeux de la finance qui se présentent à nous en 2024.
1 – Les fondements de la finance durable
Les principes de base de la finance durable reposent sur l’intégration des critères ESG dans les pratiques financières courantes. Grégoire Postel-Vinay, membre du Conseil général de l’économie, rappelle que la question des usages moraux de l’argent est ancienne, marquée par des interdictions et des encouragements à privilégier certaines pratiques. Il met en lumière les critères de sélection des fonds éthiques et RSE et leurs évolutions, en lien avec les enjeux économiques et industriels, notamment ceux liés au changement climatique. Il souligne que ces fonds, longtemps marginaux, sont en train de devenir une réalité économique majeure, répondant aux attentes croissantes des épargnants dans un contexte où le rôle de régulateur social des États diminue.
Raphaël Trotignon, économiste chargé du pôle énergie et climat de Rexecode, analyse le rôle du « prix du carbone » comme incitation économique à la décarbonation et à la réorientation des flux financiers vers des technologies bas-carbone. En Europe, un nouveau système d’ajustement carbone aux frontières vise à compenser les effets pervers d’une tarification incomplète du carbone. Bien que cette initiative soit destinée à protéger l’industrie européenne de la concurrence déloyale, Raphaël Trotignon avertit que sa mise en œuvre pourrait paradoxalement accroître le déficit de compétitivité de l’industrie européenne, mettant en lumière les défis complexes de la régulation dans la finance durable.
Patricia Crifo, professeur à l’École polytechnique, explore l’impact des chaires de finance verte et durable dans la transformation de la recherche et de l’enseignement supérieur. Depuis deux décennies, ces chaires ont développé des plateformes collaboratives innovantes, réunissant universitaires, industriels et décideurs pour promouvoir les pratiques de finance durable. Patricia Crifo montre comment ces initiatives contribuent à transformer les dynamiques d’enseignement et de recherche grâce à des approches interdisciplinaires et à l’innovation. Ces chaires jouent un rôle important dans la formation des futurs dirigeants et professionnels capables de relever les défis de la durabilité, en catalysant un changement de paradigme vers un système financier plus résilient et inclusif.
2 – Le cadre réglementaire et institutionnel
Le cadre réglementaire et institutionnel est fondamental pour structurer et orienter la finance durable. François Guy Trébulle, doyen honoraire de l’École de Droit de la Sorbonne, professeur de droit à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, se penche sur la question de l’accompagnement juridique de la finance durable. Il souligne que ce cadre passe par des textes spécifiques, principalement d’origine européenne, mais aussi par une intégration des facteurs de durabilité dans l’ensemble du droit applicable aux entreprises. François Guy Trébulle rappelle que la loi Pacte de 2019 a réécrit l’article 1833 du Code civil, stipulant que les entreprises doivent être gérées en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux. Cette intégration juridique est essentielle pour que la durabilité ne reste pas un concept vague, mais devienne une réalité contraignante pour toutes les entreprises.
Alexandre Montay, délégué général du Mouvement des entreprises de taille intermédiaires (M-ETI), souligne que si la création du concept d’ETI en France a permis de mieux prendre en compte leurs particularités, alors qu’elles contribuent pour environ un tiers à la richesse nationale, il n’en est pas encore de même au niveau européen. Il plaide pour qu’il en soit ainsi et pour que le puissant flux normatif européen lié au Pacte Vert prenne en compte les spécificités des mid-caps, afin de ne pas dégrader leur compétitivité et par effet d’éviction de les mettre sur le bord du chemin de financements et de marchés porteurs au profit de productions dans des pays moins contraignants du point de vue environnemental. Il souhaite ainsi, dans l’intérêt même des objectifs environnementaux, que l’impératif de proportionnalité s’impose aux normes de durabilité.
Patrick de Cambourg, président du Sustainability Board de l’EFRAG, aborde l’importance de l’information de durabilité comme un second pilier de l’information normée des entreprises. Il explique que bien que l’information financière ait atteint un bon niveau de maturité, elle présente des limites importantes.
Patrick de Cambourg plaide pour une information de durabilité qui couvre les impacts, risques et opportunités des entreprises en matière ESG. Cette transition de l’auto-régulation vers des politiques publiques souligne le besoin croissant de transparence et de responsabilité dans la communication des entreprises.
Michèle Pappalardo, présidente du label ISR (Investissement socialement responsable), discute de l’évolution du label ISR créé en 2016 pour encourager les démarches de finance durable. Initialement ambitieux, le label a dû être révisé en 2023 pour renforcer son exigence et sa crédibilité. Cette révision impose aux fonds labellisés de s’adapter à des critères plus stricts, assurant ainsi aux investisseurs et épargnants la réalité des pratiques de finance durable.
Michèle Pappalardo souligne que cette évolution est essentielle pour maintenir la confiance des investisseurs et des épargnants, et pour permettre à la place financière française de continuer à jouer un rôle majeur dans le développement de la finance durable.
Emmanuelle Assouan, directrice générale de la Stabilité financière et des Opérations de la Banque de France, présente le Network of Central Banks and Financial Supervisors for Greening the Financial System (NGFS), une coalition lancée en 2017 pour verdir le système financier. Le NGFS compte aujourd’hui 150 membres et représente près de 90 % du PIB mondial et des émissions de gaz à effet de serre.
Emmanuelle Assouan explique que le NGFS vise à mieux comprendre les interdépendances entre le système financier et la nature, intégrant de fait les risques climatiques et environnementaux dans les missions des banques centrales et superviseurs financiers.
Éric Lombard, directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations, expose le rôle de cette institution dans la finance verte. Éric Lombard souligne que la Caisse des Dépôts, grâce à son modèle unique alliant métiers de prêteur, investisseur et opérateur, est bien positionnée et mobilise 100 Mds€ sur les cinq prochaines années des flux financiers nécessaires à la transformation écologique. Les nouvelles opportunités offertes par la taxonomie européenne et la directive CSRD permettront de mieux cibler les investissements verts, renforçant ainsi l’ambition du Groupe.
Marie-Anne Barbat Layani, présidente de l’AMF, examine l’importance de la régulation pour promouvoir un écosystème financier durable. Elle met en avant le rôle crucial de la Place financière de Paris dans la finance durable et l’importance d’un tandem entre innovation de marché et régulation publique. L’AMF est pleinement mobilisée pour garantir la transparence et la protection des investisseurs, assurant ainsi la crédibilité des produits financiers verts.
Gabrielle Siry, experte nationale détachée à la Commission européenne, retrace l’évolution de la réglementation financière durable en Europe depuis l’Accord de Paris. Gabrielle Siry explique que l’approche de la finance durable s’est élargie de la prise en compte des risques financiers à l’évaluation de l’impact environnemental des activités financières. Elle souligne les nouveaux enjeux, tels que l’influence de la perte de biodiversité sur la stabilité financière et le déficit de couverture assurantielle contre les catastrophes naturelles en Europe.
3 – Les banques et investisseurs institutionnels
Les banques et les investisseurs institutionnels jouent un rôle crucial dans la promotion et la mise en œuvre de la finance durable. Jean-Laurent Bonnafé, administrateur directeur général de BNP Paribas, ouvre cette section en décrivant comment la banque est profondément ancrée dans la société, accompagnant ses clients dans leurs projets tout en répondant aux défis environnementaux et sociaux actuels tels que le réchauffement climatique et la perte de biodiversité. Jean-Laurent Bonnafé souligne l’importance de la transition et de la transformation, en précisant que BNP Paribas adapte ses modèles économiques et ses offres bancaires pour répondre à ces enjeux.
Il met en avant la nécessité de temps pour expérimenter et mettre en place des réglementations, tout en soulignant que la transformation vers une finance durable est un marathon, pas un sprint.
Cyril Rousseau, directeur financier de la BEI, met en lumière le rôle des obligations vertes, sociales et durables lancées par la BEI en 2007. Ces instruments financiers, désormais émis à hauteur de 600 Mds€ par an, illustrent l’évolution de la gouvernance vers des cadres réglementaires officiels. Cyril Rousseau discute de la taxonomie européenne et de ses défis d’application, en soulignant l’importance d’une approche proactive et graduelle. La BEI s’engage à soutenir des investissements verts à hauteur de 1000 Mds€ sur la décennie 2021-2030, démontrant ainsi son rôle de fer de lance dans la finance durable en Europe.
Florence Lustman, présidente de France Assureurs, aborde les enjeux et défis de la finance durable pour les assureurs. Elle explique que les assureurs sont des acteurs clés dans la lutte contre le dérèglement climatique, non seulement en protégeant contre les sinistres liés aux événements naturels, mais aussi en orientant leurs investissements vers des entreprises répondant aux critères ESG.
Florence Lustman souligne que les investissements nécessaires pour réussir la transition écologique se chiffrent en milliers de milliards d’euros, et que les assureurs jouent un rôle crucial en accompagnant la transition du « brun » vers le « vert ».
Pascal Demurger, directeur général de la MAIF, discute de la manière de faire réussir la finance durable à une époque où un mouvement anti-ESG se développe aux États-Unis. Pascal Demurger plaide pour avancer avec conviction et rationalité, sans abandonner la logique de rendement. Il souligne que l’engagement et la normalisation de la finance durable sont essentiels pour maintenir l’élan et éviter la stagnation ou la régression. La MAIF gère son portefeuille de 20 Mds€ d’actifs en respectant ces principes, démontrant qu’un équilibre entre rentabilité et impact positif est possible.
Laurence Bauduin, présidente de l’Institut des actuaires, examine le rôle des actuaires dans la finance verte. Les actuaires, experts en évaluation et gestion des risques, sont garants des équilibres à long terme du système assurantiel et financier. Laurence Bauduin explique que l’intensification des risques climatiques et géopolitiques place les actuaires en position de référence pour gérer ces nouveaux défis. Les actuaires ont notamment un rôle à jouer sur l’adaptation de certains régimes d’assurance, sur la financiarisation de l’assurance et la décarbonation des passifs d’assurance, mais également dans la collaboration avec les scientifiques d’autres disciplines pour adapter les modèles aux objectifs de l’Accord de Paris.
Margot Ursin, consultante au cabinet Leyton, aborde la nouvelle réalité du conseil financier aux entreprises dans le contexte du Pacte Vert Européen. Elle explique que les entreprises doivent jongler entre des horizons de temps à moyen et long terme pour leurs plans de transition et les actions concrètes à court terme. Les sociétés de conseil financier jouent un rôle clé en aidant les entreprises à accéder à des dispositifs de financement et à trouver des leviers pour leurs plans de transition. Margot Ursin souligne que le verdissement et la durabilité sont essentiels pour une économie compétitive et moderne.
Marie Brière, responsable de la veille investisseurs et des partenariats académiques chez Amundi, discute de l’impact des investisseurs responsables. Sur la base d’une revue de littérature, elle examine la relation entre la politique de responsabilité sociale des entreprises (RSE) et leur performance financière, ainsi que l’influence des investisseurs responsables. Brière met en avant le rôle de l’engagement actionnarial, qui permet aux investisseurs d’influencer les politiques des entreprises et la société dans son ensemble. Elle souligne l’importance de comprendre l’évolution des préférences des investisseurs envers les considérations ESG.
Fanny Picard, présidente du fonds Alter Equity, clôt cette section en discutant du financement des start-ups pour la transition vers une économie inclusive et durable. Fanny Picard explique que les start-ups jouent un rôle crucial en développant des solutions innovantes aux enjeux sociaux et environnementaux. Le financement de ces start-ups, notamment par les fonds à impact, est stratégique pour réussir cette transition. Fanny Picard plaide pour un soutien accru des investisseurs institutionnels, à la fois du point de vue éthique et financier, pour favoriser une économie durable.
4 – Défis et perspectives éthiques
La finance durable ne peut se développer efficacement sans prendre en compte les défis et les perspectives éthiques. Anne-Catherine Husson-Traore, directrice générale de Novethic, discute des nuances du greenwashing ou écoblanchiment, un terme utilisé pour décrire les pratiques trompeuses des entreprises qui se présentent comme plus respectueuses de l’environnement qu’elles ne le sont réellement. Anne-Catherine Husson-Traore souligne que plus les entreprises verdissent leur communication, plus les attaques sur leurs allégations environnementales sont virulentes. Les accusations d’écoblanchiment sont fréquentes, mais tendent à regrouper des mensonges avérés, des communications exagérées et des pratiques vertes aux impacts limités. Pour la finance durable, il est crucial de distinguer ces différentes pratiques afin de maintenir la crédibilité et la confiance des investisseurs et du public.
Laure Tabouy, neuroscientifique et éthicienne à l’Université Paris-Saclay et à l’Agence de la biomédecine, aborde les questions éthiques soulevées par la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Laure Tabouy souligne l’importance d’orienter des masses considérables d’épargne pour répondre aux enjeux environnementaux, sanitaires et sociaux. Elle explique que les évolutions réglementaires actuelles, telles que la directive CSRD, rendent impératif de repenser les méthodes du monde financier et met en avant l’approche One Health qui intègre les relations complexes entre la santé humaine, animale et environnementale dans les décisions d’investissement.
L’éthique doit devenir la pierre angulaire de la finance durable, impliquant un engagement actif de la part des acteurs financier pour intégrer la durabilité dans tous les aspects de leurs activités.
Dorothée Browaeys, journaliste et auteur, spécialisée dans l’analyse des enjeux économiques et politiques de l’écologie, explore le concept de la comptabilité écologique comme moteur d’une économie éco-compatible. Elle critique les modèles économiques actuels, basés sur le PIB, qui sont aveugles à la destruction des milieux naturels.
Dorothée Browaeys propose que la comptabilité, si elle devient écologique, permette de mesurer les impacts socio-environnementaux des organisations et de promouvoir des pratiques de production respectueuses de l’environnement. En France et ailleurs, de nombreux travaux de recherche et d’expérimentation visent à intégrer le capital naturel dans les mesures de performance des organisations, préparant dès lors l’émergence de nouveaux modèles d’affaires durables en accord avec les régulations européennes du Pacte Vert.
Conclusion
Ce numéro vise à offrir une compréhension de la finance durable selon les différents points de vue de ses acteurs, en examinant ses fondements, son cadre réglementaire et institutionnel, le rôle des banques et des investisseurs institutionnels, ainsi que les défis et perspectives éthiques. Les transformations en cours montrent que la finance durable pourrait devenir la norme, avec une économie verte dominant le paysage financier. Toutefois, pour garantir le succès de cette transition, il est crucial de maintenir l’élan et l’ambition du changement, tout en prenant en compte les complexités éthiques et réglementaires inhérentes à ce domaine.