Ce dilemme ne vous dit peut-être rien, mais il a constitué une question centrale chez tous ceux qui veillent à la protection de la biodiversité. C’est celui du land sparing ou du land sharing.

Par Damien Beillouin et Bruno Rapidel du Cirad avec Sarah Jones du CGIAR
Depuis plus de vingt ans, un débat anime les chercheurs qui travaillent sur la protection de la biodiversité : faut-il séparer les espaces agricoles des espaces naturels, ou les faire cohabiter ? Ce débat oppose deux visions connues sous les termes anglais land sparing (épargner les terres) et land sharing (partager les terres).
Formulé au milieu des années 2000 par des chercheurs de l’Université de Cambridge, ce dilemme part d’une idée simple :
- soit on intensifie la production agricole sur des surfaces restreintes, pour préserver le reste des terres pour la nature (sparing),
- soit on intègre des pratiques plus favorables à la biodiversité directement dans les champs (sharing), par exemple via l’agriculture biologique, l’agroforestierie, ou d’autres formes de diversification des cultures.
Pourquoi opposer agriculture et biodiversité ?
Dans la logique du land sparing, agriculture et biodiversité sont pensées comme deux mondes séparés : l’un occupe l’espace productif, l’autre les zones mises à l’écart. L’agriculture y est vue comme l’adversaire du vivant. Et dans l’état actuel des pratiques, ce constat n’est pas infondé. Le rapport mondial de la Plateforme intergouvernementale pour la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) rappelait en 2019 que l’agriculture était le principal facteur de pression sur les écosystèmes, du fait de l’intensification des pratiques, de la pollution, et de la fragmentation des paysages qu’elle engendrait.
Une réalité confirmée par un rapport récent
Le rapport EAT-Lancet publié il y a quelques jours confirme cette responsabilité à une échelle plus globale. Il montre que les systèmes alimentaires figurent parmi les principaux moteurs du dépassement de plusieurs limites planétaires, notamment pour la biodiversité, l’usage des terres et les cycles de l’azote et du phosphore. Pour la première fois, ce rapport propose des « limites alimentaires sûres » qui relient directement nos modes de production et de consommation à la stabilité écologique de la planète.

EAT-LANCET
Au milieu des années 2000 et 2010, des travaux, comme ceux des zoologues anglais Rhys Green en 2005 puis Ben Phalan en 2011, concluaient ainsi que le land sparing était la meilleure stratégie pour préserver les espèces. Ces travaux ont eu un large écho, confortant l’idée que l’intensification agricole « durable » pourrait sauver la biodiversité.
Mais entre land sparing et land sharing, faut-il vraiment choisir ? Des travaux récents montrent plutôt qu’aucune de ces deux options n’est une solution miracle généralisable partout, et qu’il est de plus en plus nécessaire de dépasser l’opposition stricte entre agriculture et nature.
Quand les modèles rencontrent la réalité
Les critiques du land sparing se sont de fait accumulées au fil des années. Les modèles initiaux reposaient sur des hypothèses simplificatrices : ils ignoraient les coûts sociaux et environnementaux de l’intensification. Or, intensifier l’agriculture suppose en général des intrants (engrais, pesticides, semences améliorées), de la mécanisation lourde et des infrastructures de marché. Cela favorise souvent les grandes exploitations au détriment des petits producteurs, qui peuvent être marginalisés, expulsés ou contraints de coloniser de nouvelles terres. De plus, certaines pratiques liées à l’intensification, comme la promotion des organismes génétiquement modifiés, renforcent le contrôle de certaines grandes firmes sur la production agricole.
Ces modèles simplifiaient aussi le rôle de la biodiversité. Pourtant celle-ci fournit de nombreux services écosystémiques essentiels à l’agriculture et aux sociétés : pollinisation, régulation des ravageurs, qualité de l’eau, stockage du carbone… L’agriculture intensive maximise souvent la production alimentaire, mais peut aussi générer des risques pour la santé ou les activités humaines.

Le modèle dominant de l’agriculture conventionnelle, parfois également appelée industrielle ou intensive, est de plus en plus contesté. Ce système de production agricole, qui cherche à maximiser la production grâce au travail des machines et à des intrants divers (engrais et pesticides de synthèses, semences hybrides, carburant pour les machines, eau d’irrigation…), est décrié pour ses conséquences.
Pour n’en citer que quelques-uns : dégradation des sols, pollution de l’environnement, effondrement de la biodiversité, émissions de gaz à effet de serre, détresse des communautés rurales, inégalités mondiales…
Il existe cependant d’autres modèles : l’agriculture biologique, l’agriculture régénérative, l’agriculture de conservation, l’agriculture climato-intelligente, la biodynamie, la permaculture ou encore l’agroécologie.
Une agriculture intensive qui appauvrit également notre résilience alimentaire
L’agriculture intensive réduit largement la diversité des espèces et des variétés cultivées, érodant ainsi la diversité génétique de notre système alimentaire et agricole. Cette réalité peut entraîner la disparition de cultures présentant des propriétés nutritionnelles uniques, des capacités d’adaptation aux aléas climatiques et d’autres valeurs potentiellement déterminantes pour le futur. La perte de ce type de biodiversité qui soutient notre système alimentaire amplifie le risque d’épidémies et d’infestations parasitaires ainsi que la vulnérabilité de la chaîne de valeur alimentaire aux chocs climatiques, commerciaux et tarifaires.
Les tentatives d’évaluation économiques montrent de fait que la valeur de ces services dépasse souvent de plusieurs fois celle des produits agricoles eux-mêmes. Par exemple, la valeur annuelle des services écosystémiques des forêts françaises surpasse largement le revenu issu de leur exploitation. Fonder les stratégies sur la seule valeur marchande des produits agricoles est donc une démarche incomplète.
Le land sparing présente également des limites face aux changements globaux. Les polluants agricoles – engrais et pesticides – ne restent pas confinés aux champs. Ils contaminent les cours d’eau et les sols, et peuvent même être transportés dans l’atmosphère, jusqu’à être détectés dans des nuages à des centaines de kilomètres des zones cultivées.
Ainsi, les zones protégées ne garantissent pas toujours la survie des espèces : par exemple, les grenouilles rousses (Rana temporaria) et les crapauds communs (Bufo bufo) déclinent dans certaines régions d’Europe, car les pesticides utilisés dans les champs voisins contaminent leurs habitats aquatiques. Les abeilles sauvages et domestiques subissent également les effets des néonicotinoïdes, réduisant la pollinisation et perturbant les services écosystémiques essentiels à l’agriculture.
De plus, l’argument central du sparing – « produire plus pour convertir moins » – ne se vérifie pas toujours. Les économistes parlent alors d’effet rebond ou « Jevons paradox » : augmenter la productivité peut accroître la rentabilité des terres agricoles, incitant à en exploiter davantage au lieu d’en libérer. Ce phénomène a été documenté dans plusieurs études, notamment en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est, où l’intensification locale de la culture de soja ou de palmier à huile a alimenté la déforestation importée.

Au fil des siècles de civilisation et de l’évolution technologique, l’agriculture s’est transformée pour répondre à des besoins de société et a progressivement influé sur l’environnement.
Par l’utilisation des sols, le façonnement des paysages et la production alimentaire, l’agriculture travaille avec le vivant et dépend de nombreux services rendus par la biodiversité.
Les milieux agricoles sont aussi des écosystèmes à part entière et les variétés potagères, fruitières, céréalières, ou espèces animales sont des constituantes de biodiversité. En parallèle, des espèces dépendent de ces milieux et apportent des services indispensables au développement de l’agriculture elle-même. Par exemple, sans insectes pollinisateurs, 65 à 95% des fruits et légumes (1) que nous mangeons n’existeraient pas.
Sans la biodiversité, et malgré toutes les technologies mécaniques et pétrochimiques, l’agriculture même moderne n’aurait pas les capacités de production, ni d’adaptation aux changements globaux. Sans la biodiversité, l’agriculture devrait traiter plus, fertiliser plus car les auxiliaires des cultures ne réguleraient plus les ravageurs et la vie du sol n’assurerait plus ses fonctions (minéralisation de la matière organique, structuration du sol…). La biodiversité est donc une compagne précieuse pour l’agriculture et vice-versa.
Mais le land sharing n’est lui non plus pas exempt de limites. Intégrer la biodiversité directement dans les champs – par exemple, à travers l’agroforesterie caféière en Amérique latine, des bandes fleuries pour les pollinisateurs en Europe, ou des haies favorisant les auxiliaires de culture – peut améliorer à la fois la production et la biodiversité.
Cependant, ces pratiques ne suffisent pas toujours à protéger les espèces. Certaines espèces très spécialisées, comme les oiseaux forestiers de la forêt humide du Costa Rica ou certaines abeilles sauvages européennes, ont besoin de grands habitats continus ou de corridors connectés entre les zones naturelles pour survivre : des bandes fleuries ou quelques arbres isolés dans les champs ne leur apportent pas ce dont elles ont besoin.
Autre limite souvent pointée : la productivité. Les critiques du land sharing se sont concentrées sur le fait que les pratiques favorables à la biodiversité – comme l’agroforesterie, les haies ou les bandes fleuries – peuvent réduire légèrement les rendements agricoles par hectare. Si ces rendements ne suffisent pas à couvrir les besoins alimentaires ou économiques, cela pourrait théoriquement pousser à exploiter davantage de surface agricole, réduisant ainsi l’espace disponible pour la nature. Par exemple, certaines études en Europe centrale montrent que l’intégration de bandes fleuries ou de haies peut diminuer de 5 % à 10 % la surface cultivable productive. Dans ce cas, si les agriculteurs compensent en étendant leurs cultures sur d’autres terres, le gain pour la biodiversité pourrait être annulé.
Enfin, le succès du sharing dépend fortement de l’adhésion et de la capacité des agriculteurs à appliquer ces pratiques. Sans soutien technique, économique ou incitatif, les bandes fleuries ou l’agroforesterie peuvent être abandonnées après quelques années, et l’impact sur la biodiversité disparaît.

Il est là, sous nos pieds. Dans notre vie quotidienne on le regarde à peine, et pourtant, il ne s’agit rien de moins que du plus grand stock de carbone des écosystèmes terrestres. Ce palmarès ne revient en effet pas aux forêts, ni à l’atmosphère mais bel et bien aux sols. On trouve environ 2400 milliards de tonnes de carbone dans les deux premiers mètres de profondeur sous la terre, soit trois fois plus que ce que l’on trouve dans l’atmosphère.
Un débat qui s’enrichit
Aujourd’hui, la recherche montre que sparing et sharing ne sont pas des solutions exclusives, mais deux pôles d’un continuum d’options. Selon les contextes, les deux approches peuvent se combiner. Protéger des zones à haute valeur écologique reste essentiel, mais il est tout aussi crucial de rendre les paysages agricoles plus accueillants pour la biodiversité et d’aménager des corridors écologiques entre zones protégées trop petites pour assurer seules la survie de certaines espèces.
Par exemple, une étude récente souligne que de 20 % à 25 % au moins d’habitat semi-naturel par kilomètre carré sont nécessaires dans les paysages modifiés par l’être humain pour maintenir les contributions de la nature aux populations humaines. En deçà de 10 %, la plupart des bénéfices fournis par la nature sont presque complètement perdus.
Mais œuvrer à des pratiques agricoles hospitalières pour la biodiversité ne signifie pas qu’il faille renoncer à améliorer les rendements. Cela ne signifie pas non plus que « tout ne se résout pas à l’échelle de la parcelle ou de la ferme ».
Dans certaines régions, maintenir une productivité suffisante est nécessaire pour réduire la pression sur les terres. L’enjeu est donc de l’inscrire dans une stratégie multifonctionnelle, combinant protection d’espaces naturels, diversification agricole et politiques alimentaires.
L’agroécologie propose des pratiques concrètes : associer cultures et arbres, maintenir haies et prairies, ou diversifier les rotations. Ces actions soutiennent à la fois la production et les services écosystémiques essentiels, comme la pollinisation, la régulation des ravageurs et la fertilité des sols. Par exemple, introduire des bandes fleuries ou des haies favorise les prédateurs naturels des insectes nuisibles : dans certaines cultures maraîchères européennes, cela a permis de réduire jusqu’à 30 % l’incidence des ravageurs tout en maintenant les rendements.
L’Agence régionale de la biodiversité en Île-de-France vous invite à découvrir son clip vidéo sur les relations entre agriculture et biodiversité.
À l’inverse, l’agriculture intensive peut parfois voir ses rendements diminuer : l’usage répété de pesticides favorise la résistance des ravageurs, et les systèmes monoculturaux sont plus vulnérables aux aléas climatiques, comme la sécheresse ou les vagues de chaleur. L’agriculture de conservation, qui limite le labour et favorise le développement de couvertures végétales, peut ainsi augmenter la production tout en préservant la santé des sols, alors que le labour intensif et l’usage accru d’intrants conduisent souvent à une dégradation progressive du sol.
Une synthèse de 95 méta-analyses, couvrant plus de 5 000 expériences à travers le monde, montre que ces pratiques augmentent en moyenne la biodiversité de 24 % et la production de 14 %. De manière complémentaire, 764 comparaisons dans 18 pays indiquent que des rendements équivalents ou supérieurs à ceux de l’agriculture conventionnelle sont souvent possibles, même si cela dépend du contexte et des pratiques adoptées.
Les baisses de production restent généralement limitées et sont fréquemment compensées par d’autres bénéfices écosystémiques. Autrement dit, diversifier les cultures est réalisable et peut être gagnant-gagnant dans de nombreux cas, mais il n’existe pas de solution universelle.
Enfin, les politiques agricoles doivent dépasser la seule logique du rendement pour inclure des indicateurs de bien-être humain, d’équité sociale et de résilience écologique. Cela suppose d’impliquer les agriculteurs et les communautés locales dans la définition des priorités, plutôt que d’imposer des modèles dits « universels ».
Dans une étude que nous avons publiée en 2025, nous avons voulu dépasser le faux dilemme entre intensification et partage. Nous montrons que se focaliser uniquement sur les rendements agricoles est une impasse : cela occulte les coûts cachés des systèmes alimentaires (estimés à plus de 10 000 milliards de dollars, ou 8,6 milliards d’euros, en 2020 en équivalent pouvoir d’achat).
Par exemple, les systèmes agricoles actuels utilisent de grandes quantités d’eau, qui peuvent limiter et polluer l’accès à l’eau potable des personnes, générant des coûts qui sont imputés à d’autres secteurs, comme celui de la santé. De la même manière, ces systèmes agricoles produisent de plus en plus de situations de malnutrition, de famine ou d’obésité, qui ont des coûts énormes pour les sociétés qui doivent les assumer. D’autres coûts sur les écosystèmes (par émission de gaz à effet de serre, par exemple) doivent également être pris en compte.
Nos travaux soulignent qu’une approche centrée sur le rendement risque d’accélérer la perte de biodiversité et d’agrobiodiversité, tout en renforçant la dépendance des petits producteurs aux intrants et aux grandes firmes. Or les transitions agricoles ne sont pas de simples choix techniques. Ce sont des processus socio-écologiques, qui engagent des questions de pouvoir, de justice et de culture. On les observe, par exemple, dans les zones dites de frontière agricole, où des populations autochtones, ou premières nations, sont déplacées par les porteurs de nouveaux modèles techniques, avec toutes les conséquences sociales engendrées par ces déplacements.

L’instant était qualifié d’historique par Ursula von der Leyen, elle-même. En décembre 2022, la présidente de la Commission européenne se félicitait de l’accord de Kunming-Montréal sur la biodiversité, dont la protection, soulignait-elle, est capitale à l’heure où « la moitié du PIB mondial dépend des services écosystémiques ». Les objectifs de ce traité étaient aussi précis qu’ambitieux : la protection de 30 % des zones terrestres et marines mondiales et la restauration de 30 % des écosystèmes dégradés.
Un an et demi plus tard, à l’échelle européenne, le report de mesures phares (4 % de terres arables en jachère, interdiction du glyphosate, diminution de l’usage des pesticides…) semble cependant sonner le glas d’une telle ambition. De quoi nous interroger : si les enjeux de protection de la biodiversité sont colossaux, les politiques qui la concernent sont-elles condamnées à cet incessant mouvement d’avancées trop rapidement qualifiées d’historiques et de reculs ? Comment comprendre de tels rétropédalages ?
Un tournant pour la science et les politiques
Le débat entre land sparing et land sharing a eu le mérite d’ouvrir une réflexion structurante sur les liens entre agriculture et biodiversité. Mais les solutions ne passent pas par des choix binaires. La réalité impose de penser la durabilité à travers des solutions hybrides et contextualisées qui intègrent les dimensions écologiques, sociales et économiques.
En fin de compte, la question n’est pas seulement « Comment produire plus avec moins », mais « Comment produire mieux, avec et pour la biodiversité ». C’est ce changement de perspective qui peut réellement orienter les transitions agricoles vers des systèmes à la fois productifs, justes et respectueux du vivant.
Damien Beillouin, Docteur en agronomie, Cirad; Bruno Rapidel, Chercheur en agronomie, PhD, HDR, Cirad et Sarah Jones, Chercheur en agroécologie, CGIAR
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


