Le CO₂ que les activités humaines rejettent en excès dans l’atmosphère est le principal responsable de la hausse actuelle des températures. Sa durée de vie d’un siècle impose de chercher à le capturer et le neutraliser. Mais comment s’y prendre ? Les solutions « naturelles » ou « puits de carbone » piègent plus de CO₂ qu’ils n’en émettent et peuvent, dans une certaine mesure, compenser nos excès. Si l’on pense au rôle des forêts, ce sont les océans qui ont absorbé 26 % des émissions de CO₂ d’origine humaine depuis 1850 et pourraient même en stocker davantage … Mais Lester Kwiatkowski (Sorbonne Université) rappelle qu’il serait périlleux de ne se reposer que sur cette stratégie. Les technologies de captage, stockage et valorisation du CO₂ sont jugées incontournables par certains mais doivent encore lever des obstacles économiques, technologiques et politiques, sur lesquels revient Adel Ben Youssef (Université Côte d’Azur).
Si les deux approches, nature et technologie, seront nécessaires, rien ne sauraient nous dispenser de poursuivre nos efforts de sobriété et de circularité pour éliminer les émissions de gaz à effet de serre à la source.
Éliminer le CO₂ grâce au puits de carbone océanique, une bonne idée ?
Lester Kwiatkowski, Sorbonne Université
Encore peu connu, le rôle des puits de carbone océaniques et continentaux est pourtant majeur dans la lutte pour atténuer le changement climatique : en absorbant d’importantes quantités de CO2 chaque année, ils contribuent en effet à ralentir la vitesse à laquelle le climat se réchauffe.
La concentration de CO2 dans l’atmosphère est passée de 285 parties par million (ppm) au début de l’ère industrielle (1850) à 417 ppm en 2022. Sans l’existence de ces puits de carbone, elle atteindrait environ 600 ppm.
Ce sont 32 % des émissions anthropiques de CO2 depuis 1850 qui ont déjà été absorbées par les plantes et les sols (appelés ensemble « puits de carbone continental »). Pour les océans, cette proportion s’éleverait à environ 26 % (« puits de carbone océanique »).
Compte tenu de la difficulté à décarboner les activités anthropiques et l’économie mondiale, renforcer ces puits de carbone naturels apparaît indispensable si l’on ne veut pas dépasser les seuils de réchauffement de 1,5 ou 2 °C.
Ces techniques, regroupées sous le terme de « Carbon Dioxide Removal » (CDR), comprennent des approches conventionnelles telles que le reboisement, ainsi que des propositions controversées visant à améliorer le puits de carbone marin (on les appelle « Marine Carbon Dioxide Removal », ou mCDR).
Dans l’océan, une capacité de stockage colossal
Une partie de l’intérêt à renforcer le puits de carbone océanique découle de l’ampleur de ce stock : l’océan contient 38 000 milliards de tonnes (ou gigatonnes, Gt) de carbone, soit 50 fois plus que l’atmosphère et 17 fois plus que le puits de carbone de la biosphère continentale.
Sa capacité de stockage s’explique par le fait que le CO2 absorbé se transforme en deux autres formes inorganiques (les ions bicarbonate (HCO3⁻) et carbonate (CO32⁻) qui représentent ensemble environ 98 % du stock de carbone océanique et n’interagissent pas avec l’atmosphère. Dans les océans, les organismes vivants ne représentent qu’une infime fraction du carbone total (0,01 %).
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Contrairement à la biosphère continentale, où le contact avec l’atmosphère est constant, les flux de CO2 entre l’atmosphère et l’océan sont pilotés par des processus physico-chimiques déterminés par le gradient de CO₂ à l’interface air-mer.
Deux propriétés chimiques de l’océan sont essentielles pour comprendre les différentes techniques de mCDR proposées :
- La première est sa capacité à stocker le carbone sous forme de carbone inorganique dissous (ou DIC) : c’est la somme des trois formes qui existent dans l’océan (CO2 + HCO3⁻ + CO32⁻).
- La seconde est l’alcalinité de l’océan, c’est-à-dire la capacité de l’eau à neutraliser les acides – soit l’équilibre entre les ions capables de céder ou recevoir un proton présents dans l’océan. C’est elle qui explique la répartition du carbone inorganique dissous entre ses trois formes possibles.
La théorie de l’élimination directe du carbone
Les approches qui veulent renforcer les puits de carbone marins se concentrent sur la réduction de la concentration de CO2 dans les eaux de surface, afin d’amplifier le flux de carbone en provenance de l’atmosphère.
Pour y parvenir, il est possible de réduire la concentration de carbone inorganique dissous, par exemple en augmentant la quantité d’organismes marins pratiquant la photosynthèse, comme le phytoplancton ou les macroalgues.
On peut également y parvenir en augmentant l’alcalinité de l’eau de mer. On peut par exemple ajouter de la soude. Au final, cela permettrait d’augmenter la part de carbone inorganique dissoute sous forme de bicarbonate et de carbonate.
En théorie, chacune de ces approches permettrait d’augmenter les quantités de carbone stocké dans les océans :
- Soit en augmentant les flux dans les régions océaniques qui absorbent le CO2 atmosphérique (par exemple, l’Atlantique Nord et l’océan Austral),
- Soit en diminuant les flux dans les régions où le dégazage de CO₂ dans l’atmosphère se produit (par exemple, le Pacifique équatorial).
Une efficacité sous conditions
Les simulations numériques pour les propositions de mCDR précedentes ont néanmoins mis en lumière plusieurs contraintes physico-chimiques et biologiques. Elles ont revu leur potentiel à la baisse.
L’amélioration de l’absorption biologique du carbone inorganique dissous, à travers par exemple la culture d’algues, semble prometteuse. Mais son efficacité varie énormément d’une région à l’autre et ne produit souvent pas les résultats attendus en termes d’élimination du carbone.
Contrairement au puits de carbone continental, où une augmentation de la production primaire nette de carbone entraîne une réduction équivalente du CO2 atmosphérique, ce n’est pas le cas dans les océans.
- D’abord parce que le carbone inorganique dissous dans l’eau par des processus biologiques ne réduit pas toujours les concentrations de CO2 dans l’eau.
- Et d’autre part parce que la circulation des masses d’eau signifie que les temps de résidence de l’eau de mer de surface sont souvent insuffisants pour maximiser le transfert de CO2 de l’atmosphère vers l’océan.
Dans les simulations globales réalisées, seuls 70 à 80 % du carbone inorganique dissous capturé par d’hypothétiques fermes de macroalgues sont effectivement remplacés par du carbone provenant de l’atmosphère.
Cette part peut même descendre à moins de 60 % lorsque les simulations prennent en compte les nutriments que doivent absorber les algues et les impacts sur le phytoplancton marin naturel, qui contribue également à réduire les concentrations de CO₂ dans la partie supérieure de l’océan.
Surveillance, reporting et vérification : un casse-tête
La plus grande difficulté concernant le recours aux techniques de mCDR réside probablement dans la surveillance, le reporting et la vérification de l’augmentation du stockage de carbone dans l’océan dans le monde réel.
C’est pourtant une condition préalable avant l’attribution de crédits carbone, l’intégration dans les contributions déterminées au niveau national (ou CDN, NDC en anglais, qui représentent les engagements des États dans le cadre de l’accord de Paris, ndlr), ou même l’actualisation des stocks de carbone à l’échelle mondiale.
Il n’est pas surprenant que l’eau de mer se déplace et que des actions comme la culture d’algues ou l’alcalinisation à un endroit donné puissent influencer l’absorption et le stockage du carbone océanique à des centaines de kilomètres de là.
Ces effets à distance, ainsi que la dissociation entre les flux de CO2 air-mer en surface et le stockage du carbone dans l’océan en profondeur (contrairement à ce qui se produit sur terre) signifient que des réseaux d’observation étendus, des traceurs d’échanges gazeux et des simulations numériques seront probablement nécessaires pour permettre un tel ce suivi.
Même dans ces conditions, tout accroissement du stockage de carbone en mer serait une goutte d’eau dans l’océan, étant donné la quantité de carbone qui y est naturellement présente, et serait donc extrêmement difficile à quantifier.
Et dans la réalité ?
Reste la question : quelle quantité de carbone ces méthodes pourraient-elles extraire de l’atmosphère et quelles pourraient en être les implications ?
L’augmentation de l’alcalinité des océans à l’aide d’un minéral alcalin abondant tel que l’olivine a été estimée, dans le meilleur des cas, à un accroissement du stockage de carbone dans l’océan d’environ un Gt de CO2 par Gt d’olivine ajoutée.
Si l’on voulait accroître l’absorption du carbone atmosphérique par les océans de 1 Gt de CO2 par an (ce qui représente une augmentation d’environ 10 % par rapport au puits océanique en 2023), il faudrait donc transporter 1 Gt d’olivine vers les régions océaniques d’intérêts, soit 13 fois le poids de la pêche marine mondiale actuelle !
Compte tenu des émissions humaines actuelles, qui sont de 40 Gt de CO₂ par an, et de la nécessité d’atteindre des émissions nettes nulles au cours des prochaines décennies pour stabiliser le réchauffement à un niveau acceptable, l’élimination du dioxyde de carbone par les techniques de mCDR ne pourra pas se substituer à des réductions drastiques des émissions. Cette élimination pourrait permettre cependant de compenser des émissions résiduelles dans des secteurs difficiles à décarboner.
Lester Kwiatkowski, Research scientist, CNRS, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Capturer, stocker et utiliser le carbone par la technologie : option sérieuse pour le climat ?
Adel Ben Youssef, Université Côte d’Azur
Face à un changement climatique plus sévère qu’attendu, atteindre les objectifs de l’accord de Paris – c’est-à-dire limiter le réchauffement climatique à moins de 2 °C, idéalement 1,5 °C à l’horizon 2100 – impliquera sans doute d’utiliser toutes les options technologiques possibles à ce jour.
L’Agence internationale de l’énergie (AIE) est, sur le sujet, formelle : plusieurs solutions existent d’ores et déjà, il convient désormais de les mettre en pratique à grande échelle.
Parmi ces options se distingue celle du captage, du stockage et de la réutilisation du dioxyde de carbone (CCUS en anglais). Elle pourrait participer à hauteur de 19 % aux réductions des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050.
Sans cela, le coût de la tonne de CO2 augmenterait de 70 % au même horizon, estime l’AIE. D’une solution théorique il y a quelques années, cette technologie est devenue l’une des options les plus prometteuses pour combattre le changement climatique. Le principal frein étant son coût élevé.
De façon très simplifiée, il existe de nos jours trois techniques de capture et de séparation du CO2 :
- la capture post-combustion (après le processus de production),
- la capture pré-combustion (avant le processus de production)
- et la combustion d’oxygène-combustible.
Ces trois technologies sont employées aujourd’hui par diverses industries et la tendance est à leur généralisation dans le monde.
En 2023, 392 installations commerciales de CCUS étaient recensées dans le monde, avec une capacité moyenne totale de captage de CO₂ de 361 Mtpa. La plupart des usines qui ont mis en œuvre la technologie CCUS sont basées en Amérique du Nord, en Europe et en Asie de l’Est et Pacifique, qui représentent respectivement 63 %, 22 % et 9 % de la capacité de captage mondiale.
Mais la technologie suscite de l’intérêt dans le monde entier et en particulier dans les pays émergents. Revenons donc sur l’état de développement des CCUS, leur potentiel mais également les principaux défis à venir.
Des technologies coûteuses
Les technologies CCUS sont au centre d’enjeux économiques majeurs. D’une part, l’analyse coût-bénéfice est défavorable en raison d’une tarification carbone encore trop faible. D’autre part, la rentabilité des investissements est incertaine, retenant ainsi les investissements à grande échelle. Enfin, des incertitudes sur les externalités environnementales limitent l’engagement des parties prenantes.
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Ces technologies ont en effet des coûts encore élevés. Moderniser des installations existantes et les doter de capacités CCUS est coûteux en raison de la nature sur mesure de l’intégration technologique requise pour chaque industrie et pour chaque entreprise.
Malgré cela, investir dans ces technologies est jugé crucial pour atteindre les objectifs climatiques à long terme. À mesure que nous nous approchons de 2030 (date à laquelle la plupart des engagements des contributions domestiques déterminées au niveau national doivent être respectés), la nécessité de ces options s’impose.
Faisabilité économique
Sur le terrain du financement des CCUS, la dynamique de marché est encore faible. Certes, le financement privé pour les start-up utilisant le CO2 a bondi, atteignant près d’un milliard de dollars dans la dernière décennie. Mais il reste insuffisant pour combler l’écart entre les plans actuels et les niveaux de déploiement requis pour une transition plus véloce vers le net zéro. Le pipeline mondial de CCUS, bien qu’en expansion rapide, est confronté à un déficit important de financement à grande échelle.
La faisabilité économique du CCUS doit tenir compte des coûts technologiques liés à la séparation du CO2, des coûts du transport (compresseurs et pipelines) et à l’injection. Des concentrations élevées de CO2 peuvent en outre poser des problèmes de santé et de sécurité, notamment la corrosion et la dégradation des joints des réservoirs et les impuretés présentes dans le CO2. Une évaluation approfondie de ces facteurs est donc nécessaire pour garantir la faisabilité économique des CCUS.
Pour pallier ces problèmes, des solutions politiques à ces obstacles commencent à émerger, telles que la fiscalité écologique – en particulier aux États-Unis –, la tarification du carbone, les mesures axées sur la demande et l’atténuation des risques.
Des réformes réglementaires nécessaires
Les considérations autour des CCUS sont très influencées par les politiques et les cadres fiscaux. Ces derniers ont un impact sur le niveau et les sources de financement d’investissement disponibles, l’adoption de la technologie et les délais de déploiement.
Le manque de politiques et de réglementations claires et cohérentes qui soutiennent les investissements dans le CCUS constitue un défi persistant. Tout comme l’absence de mécanismes efficaces de tarification du carbone ou d’incitations dans de nombreux pays. Il devient, dans ce contexte, difficile pour les industries de justifier les investissements initiaux importants requis pour établir une infrastructure CCUS à long terme aux échelles nécessaires.
Plusieurs pays ont mis en œuvre des politiques et des incitations pour promouvoir le CCUS, comme le crédit d’impôt américain 45Q, qui offre des incitations financières allant jusqu’à 85 dollars par tonne pour le CO2 stocké en permanence, et 60 dollars par tonne pour le CO2 utilisé pour des activités telles que la récupération assistée du pétrole (EOR) ou à d’autres fins commercialement viables, à condition qu’il existe des preuves établies que les émissions de CO2 soient réduites par les projets bénéficiant d’incitations.
Il existe en effet des risques de fuites lors du transport et du stockage du CO2, susceptibles de polluer les sols et détériorer la qualité de l’eau locale et nuire à la population locale. Ce qui affecterait aussi l’acceptation par le public de la technologie CCUS.
Les pays devraient créer des fonds spéciaux pour le CCUS, introduire des incitations économiques et des politiques fiscales préférentielles et aider les entreprises à réduire les coûts de fonctionnement du CCUS. Sans soutien gouvernemental, les projets actuels peineront à être rentables dont pousseront peu les entreprises à s’y lancer.
Un réel espoir en dépit de nombreux défis ?
Le passage à l’échelle des CCUS se heurte ainsi à plusieurs défis : économiques, politiques et technologiques. En dépit de ces obstacles, plusieurs étapes importantes ont déjà été franchies.
L’ouverture des projets Boundary Dam et Petra Nova en Amérique du Nord a prouvé la viabilité du captage du CO2 à grande échelle sur des centrales électriques alimentées aux combustibles fossiles et connectées au réseau. Les projets d’In Salah (Algérie), de Santos Basin (Brésil), d’Abu Dhabi National Oil Company (EAU), d’Uthmaniyah (Arabie saoudite) et de Jilin (Chine) illustrent que les CCUS sont possibles dans les économies émergentes.
Les estimations montrent que les émissions mondiales de dioxyde de carbone s’élevaient à 40 milliards de tonnes en 2023, dont près de 36,8 milliards de tonnes provenant des combustibles fossiles. Or, depuis 2017, la capacité des installations de CCUS a augmenté d’environ 35 % par an. Cette situation s’est accélérée en 2023 avec une augmentation de 50 % par rapport à 2022. Cela représente la plus forte augmentation depuis le début de la dynamique ascendante en 2018.
En parallèle, les initiatives pour se « préparer » au CCUS fleurissent, comme le Carbon Sequestration Leadership Forum, le Fonds de renforcement des capacités CCS de la Banque mondiale, le Global carbon capture and storage Institute et de nombreuses autres initiatives bilatérales et régionales. Il y a donc des raisons pour les partisans de ces technologies de rester optimistes.
Adel Ben Youssef, Associate professor, Université Côte d’Azur
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.