Pour le journaliste Fabrice Nicolino, il n’y a pas de doutes. Il estime que le contenu de son nouveau livre est « explosif ». Après ses enquêtes retentissantes sur les pesticides, l’industrie de la viande ou encore le mouvement écologiste, il a tenté de comprendre pourquoi la mobilisation contre le dérèglement climatique avait échoué jusqu’à présent. Pourquoi tant de sommets de la terre, de réunions et tribunes, de COP 1 à 27 ? « J’ai cherché et j’ai trouvé la preuve que rien ne serait tenté, car rien ne pourrait l’être » affirme le journaliste qui a accordé à Cdurable.info un entretien. « Il ne s’agit nullement d’un complot mais d’un vaste simulacre. ».
Fabrice Nicolino, un journaliste engagé qui bouscule les transnationales
Fabrice Nicolino a accordé à Cdurable.info un entretien à l’occasion de la sortie de son nouveau livre « Le grand sabotage climatique » en librairie le 20 septembre aux éditions Les Liens qui Libèrent. « Pour moi, c’est un livre à part parce qu’il parle de la question la plus importante de toutes aujourd’hui : le dérèglement climatique » nous confie Fabrice Nicolino. « Il donne une explication à l’inertie de la société et des institutions ». Fabrice Nicolino est « incontestablement l’homme de plusieurs vies ». Dans un portrait que lui consacrait Libération en 2018, on apprend que ses convictions écologistes sont très anciennes. A 17 ans à peine, il se pointe sur le Larzac, traîne ses guêtres dans les manifs antinucléaires et antiracistes. Journaliste, il écrit sur la crise climatique – premier papier en février 1989 -, l’effondrement de la biodiversité, la raréfaction de l’eau disponible. Fabrice Nicolino a collaboré avec les rédactions de Politis, du Canard Enchaîné, de Géo, de Télérama, de Terre Sauvage et de La Croix. Depuis 2010, ce « vieux briscard » signe dans Charlie Hebdo des articles sur l’écologie. Le 7 janvier 2015, il participe à la conférence de la rédaction dans les locaux de Charlie. Il est grièvement blessé au moment de l’attentat terroriste. Essayiste, Fabrice Nicolino est notamment l’auteur avec François Veillerette du best-seller Pesticides, révélations sur un scandale français, ou encore de Bidoche : l’industrie de la viande menace le monde.- Entretien réalisé par Cyrille Souche pour Cdurable.info
« Le dérèglement en cours s’explique en bonne partie par la prolifération d’objets inutiles dont la production et l’élimination menacent de mort les principaux écosystèmes. Arrêtons de répéter sans jamais agir, qu’il faut changer notre façon de vivre et de consommer. L’heure est arrivé de mettre concrètement en cause la voiture individuelle, les écrans plats, les iPhone, le plastique, l’élevage industriel, le numérique et ses déchets électroniques, les innombrables colifichets (jouets, chaussures) venus de Chine ou d’ailleurs, les turbines centrales avion, TGV, vins, parfums… N’est-il pas pleinement absurde de croire qu’on peut avancer en confiant la direction à ceux-là mêmes qui nous ont conduit au gouffre. » (Texte à retrouver dans son intégralité sur le site du Monde).
« Il y a un aspect de démence, au sens de folie, qui fait qu’on s’en fout »
Fabrice Nicolino : J’ai parlé de mettre en cause cette prolifération d’objets matériels. C’est une évidence que si il n’y a pas de réflexion là-dessus, si il n’y a pas une mise en cause de ce système que j’ai déjà qualifié de diabolique, on ne peut pas avancer. Ce n’est pas possible. Je veux dire que c’est une machine de guerre contre les écosystèmes dont nous sommes en partie responsables. Moi, j’utilise un ordinateur qui a certainement été assemblé en Chine avec toutes les conséquences que ça implique. Pour moi, on vit une époque de guerre. C’est pas un mot que j’utilise avec plaisir, ni avec exagération. C’est une guerre qui n’est pas déclarée, de tous contre tous. Contrairement aux guerres du passé – où il y avait deux ennemis qui se tapaient sur la gueule à coups de bombes et de machines de guerre- le front de cette guerre passe à l’intérieur de nous même. On est tous acteurs et aussi responsables. Bien sûr, pas au même niveau que ceux qui prennent les décisions, que les grandes compagnies et que Maurice Strong et Stephan Schmidheiny. Mais nous sommes des acteurs impliqués. C’est comme un déchirement intérieur qui implique une action sur nous-mêmes sincère. Une sincérité sur ce que nous sommes nous-mêmes devenus. Des accros démentiels. Il y a un aspect de démence, au sens de folie, de maladie mentale fulgurante, qui fait qu’on s’en fout. Le plus important c’est de pouvoir continuer à consommer des choses qui nous détruisent peu à peu. Donc c’est un moment terrible. Je suis désolé de dire ça. Ce monde est tragique et il faut mettre en cause les objets que nous sommes prêts à défendre comme un droit. Le droit d’avoir des téléphones portables, de rouler dans des bagnoles à cinquante mille euros et cetera … Et voilà, on en est à ce point de l’histoire. Soit on blablatera jusqu’à la dernière minute, jusqu’au dernier jour, soit on participe à créer une opinion ou une masse critique dans la société. Quand cette masse critique de refus des simulacres aura grandi suffisamment, elle sera susceptible de faire basculer l’opinion publique et d’engager la société toute entière. Je ne crois pas à la possibilité de convaincre tout le monde, un par un, par un acte magique. Mais l’histoire nous l’a montré, parfois dans d’horribles conditions, des minorités décidées et clairvoyantes peuvent entraîner une société tout entière.Maurice Strong, à l’origine du PNUE, le Janus à deux visages
Cyrille – Cdurable.info : Dans votre livre il y a un personnage qui revient souvent c’est Maurice Strong, le fameux Janus à deux visages comme vous le décrivez. A la fois fondateur du Programme des Nations Unies pour l’Environnement et organisateur du Sommet de la Terre de Rio en 1992. C’est l’inventeur du fameux « développement durable », il est à l’origine de la conférence de Kyoto et même de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature. C’est quand même incroyable que ce personnage, intimement lié comme vous le démontrez à l’industrie pétrolière, soit aussi le chef d’orchestre du mouvement planétaire pour sauver le climat. Vous avez une explication ? Fabrice Nicolino : Oui, c’est hallucinant. Cela dépasse l’entendement, presque l’imagination. En écrivant cela j’ai moi-même des poussées d’incrédulité. Je me disais « Oh là, mais attends, je suis en train de déconner complètement. Qu’est ce que c’est que cette histoire de fou ? Je redescends sur terre. Quelle est la vérité ? Quelle est la réalité ? » Malheureusement la vérité est sans explication. Maurice Strong a été pendant trente ans le personnage central mondial de la supposée lutte contre le dérèglement climatique et en même temps, pas avant ou après, il dirigeait ou créait des sociétés pétrolières. Avez-vous été surpris par son ranch, cette énorme propriété qu’il avait aux Etats Unis et où il a monté une magouille épouvantable pour vendre de l’eau de sa nappe phréatique aux îles voisine, Las Vegas ou ailleurs … Il y a eu une bataille juridique qui a duré dix ans engagée par la communauté indienne locale, des écologistes, des pêcheurs, des communautés locales qui ne voulaient pas perdre leur précieuse eau. Finalement le gouvernement fédéral américain y a mis un terme en disant que vider la nappe phréatique, là où voulait le faire Armstrong, c’était détruire les écosystèmes fragiles de la région. Ce projet a été stoppé mais donne une idée de l’invraisemblable comportement de cet homme qui en même temps incarnait la bagarre mondiale pour sauver la planète. Quelle est l’explication ? J’ai du mal à croire à la duplicité totale, ça m’échappe encore. J’ai évoqué la haute figure morale et politique de George Orwell avec ce livre 1984, dans lequel il évoque le phénomène de la double pensée. Pour moi c’est une clé. Certains ont réfléchi à cette cohabitation dans un esprit humain de choses parfaitement contradictoires. La psychanalyse s’y est intéressée aussi. L’esprit humain est capable de supporter la présence en lui de choses qui se contredisent totalement. La double pensée dans l’univers totalitaire d’Orwell est effrayant. Dans cette société, arrivent à cohabiter, coexister à l’intérieur de chacun des pensées contradictoires qui ne peuvent être ensemble. C’est pareil avec Maurice Strong. J’ai du mal à penser qu’il a été seulement un salaud. Je l’ai traité de salaud, au sens sartrien, à la fin d’un chapitre. Mais je pense qu’il y avait une part de sincérité chez cet homme. C’est impossible qu’il en ait été autrement. Ca lui faisait sans doute plaisir de penser qu’on pouvait tout concilier. Que ce qu’il faisait n’était pas si mauvais que ça et que de toute façon il serait pardonné. C’est un peu comme le système des indulgences au Moyen Age ou à la Renaissance : dans l’église catholique où on faisait le « mal », on pouvait in fine obtenir des indulgences de l’église. S’il avait une part de sincérité, il reste un mystère. Et il y a plusieurs mystères dans cette histoire que je n’ai pas réussi à élucider. Il y en a un qui est spectaculaire. En 1970, Maurice Strong est inconnu. Il n’a jamais bougé un demi orteil pour la protection de la nature. C’est un homme qui fait du business dans le pétrole. Et il se trouve que l’ONU commence à être un peu secouée en 1970, il y a le Jour de la Terre en Avril 1970 aux Etats-Unis où 10% de la population américaine aurait manifesté pour la Terre. L’ONU envisage de faire une conférence sur la planète, ou l’environnement à l’époque, l’écologie viendra plus tard. Et de manière inexplicable, l’ONU se tourne vers Maurice Strong, incroyable non ? On se tourne pour organiser cet événement vers quelqu’un qui n’a aucun rapport avec le sujet, qui n’a aucune lettre de créance à faire valoir, qui n’a jamais agi dans un autre domaine que l’industrie pétrolière, qui n’a jamais agi pour l’ONU et qui est inconnu. Et on lui dit Monsieur Strong bienvenue ! Vous allez organiser une réunion internationale à Stockholm en 1972. C’est impossible à croire, présenté de la sorte ! C’est pourtant la version officielle. J’espère que d’autres journalistes chercheront et trouveront l’explication. Si on veut faire une conférence mondiale sur l’état de la terre et des écosystèmes, on va chercher quelqu’un qui s’y connaît, au moins un peu. On ne va pas chercher Maurice Strong. Mais l’autre personnage inouï de cette histoire c’est le Suisse allemand Stephan Schmidheiny. Maurice Strong, est chargé d’organiser le Sommet de la Terre de Rio en 1992, il est est sous-secrétaire général de l’ONU ! Donc avec une autorité mondiale, il va organiser le Sommet de la Terre. Et qui va-t-il choisir comme bras droit ? Stephan Schmidheiny, un industriel de l’amiante. A 24 ans, il devient l’héritier de la filière amiante de l’empire industriel familial avec la marque Eternit. L’amiante était conditionnée d’une manière telle que des milliers d’ouvriers sont morts en Italie.Transition écologique, économie verte… ce que cachent ces mots de la novlangue
Cyrille – Cdurable.info : Vous décrivez cela très bien dans le livre. Au-delà des personnages qui ont pris le contrôle de cette démarche « transnationale », vous démontez un à un ces mots de la novlangue. Par exemple, l’éco-efficience qui est censé être un concept coopératif. La neutralité carbone, la transition énergétique ou même l’économie ou croissante verte. Et encore la géo-ingénierie qui croit pouvoir régler les problèmes climatiques par les nouvelles technologies, que ce soit des parasols en orbite, des peintures et autres produits chimiques pour forcer la pluie. Ces mots cachent tous pour vous un simulacre d’action par la double pensée : pour permettre aux transnationales de continuer à se développer et prospérer financièrement, en limitant et réduisant, au mieux, leurs impacts écologiques et sociaux ? Fabrice Nicolino : Ce qu’on appelle la géo-ingénierie est un fantasme. C’est un simulacre pour deux raisons. D’une part, parce que ça n’avance pas du tout. C’est dérisoire en terme d’argent investi et ces effets d’annonce sont du bluff. D’autre part, les solutions évoquées sont grotesques jusqu’au ridicule ça fait rire tout simplement. Cyrille – Cdurable.info : Quand on lit la définition de l’éco-efficience par ce fameux Conseil d’Entreprises pour le Développement Durable, dont vous écrivez dans le livre tout le tout le bien que vous pensez : « Cela consiste à offrir des biens et des services à des prix compétitifs qui répondent aux besoins des hommes en leur apportant une qualité de vie tout en réduisant progressivement les impacts environnementaux et la qualité et la quantité de ressources naturelles nécessaires tout au long du de vie des produits pour atteindre finalement un niveau qui soit en harmonie avec ce que peut supporter durablement la planète. » Qui peut ne pas être d’accord ? Fabrice Nicolino : C’est juste un travail de communicant. Je sais pas si vous connaissez cette expression. Moi elle me fait toujours rire, c’est : « si ma tante en avait, on l’appellerait mon oncle ». Et bien, c’est un peu ça. Tout ça c’est du vent, de la communication publicitaire. Mais il n’y a pas de ressources illimitées. Vous connaissez l’histoire du jour du dépassement. Même si le calcul est horriblement compliqué et controversé, il est sûr et certain qu’on tape chaque année un peu plus dans ce qu’on appelle le capital naturel de la terre. C’est ce que la Terre est capable d’offrir chaque année. Les ressources ne suffisent pas à notre consommation effrénées d’objets inutiles. La vérité c’est qu’avec huit milliards d’humains, il y a qu’une voie possible. On peut appeler ça la sobriété si on a envie d’être gentil mais moi j’appellerais ça plus volontiers pauvreté. Pauvreté digne et pauvreté qui exclut la misère. Je me battrai jusqu’au dernier moment contre l’idée même de misère. En fait elle est imposée à des milliards d’humains sur cette terre. Non à la misère mais oui à la pauvreté. Une pauvreté consentie, basée sur l’acceptation des limites des écosystèmes et de ce qu’ils peuvent donner. Assurément oui, vous m’avez bien lu c’est Blanche Neige et les 7 nains. C’est un dessin animé de Disney, cela n’a jamais eu l’ombre d’une réalité. Cyrille – Cdurable.info : Vous citez par exemple en 2001, Corporate Social Observer, observateurs indépendants qui disent en bref que « les entreprises et leurs groupes de pression ont perfectionné leurs compétences en matière de greenwashing, convainquant les gouvernements et les organismes mondiaux de leur permettre d’opérer de manière de moins en moins réglementée sur le marché mondial ». Ils ont réussi à imposer la primauté des accords de libre échange sur les traités environnementaux et sociaux. On le sait donc depuis vingt ans, c’est écrit, vous l’avez démontré. Vous dénoncez aussi tous ces mots, transition énergétique ou écologique, neutralité carbone … Ces termes de novlangue qui permettent de dire des choses, sans les préciser, tout en les laissant floues et en laissant à chacun la responsabilité de ses espoirs et rêves. Vous posez une question importante au sujet des forums pour le climat, où on associe les très grandes entreprises en parlant de « coopération avec les transnationales plutôt que de confrontation » : peut-on réellement coopérer avec les transnationales ? Je vais vous citer parce que j’ai bien aimé la manière de poser cette question.Fabrice Nicolino : C’est une question clé. En réalité, c’est une question qui concerne tout le mouvement de protection de la nature. J’ai fait un livre sur ces mouvements financés par les transnationales. A commencer par le WWF qui a un truc pourri. Pardonnez-moi le mot mais c’est vrai, les directeurs du WWF International ont des salaires de patrons. Est-ce qu’il faut faire affaire avec les transnationales ? C’est ce qu’on a fait que je sache. Je veux dire jugeons les résultats. Parce qu’il y en a marre de parler dans le vide. On a un recul de 50 ans depuis Stockholm. Quel est le résultat de cette coopération entre le supposé mouvement de protection de la nature et les transnationales au bout de cinquante ans d’efforts vaillants et merveilleux à tout en tout point ? Le résultat est que la planète est en feu au sens propre. La raison la plus simple voudrait qu’au moins on s’interroge sur cette stratégie qui a conduit au désastre. Cyrille – Cdurable.info : Je vous cite « Pourquoi la presse aura-t-elle été à ce point aveugle ? Pour ce qui concerne la France, aucun journal n’a jamais critiqué l’incroyable faillite de la soi-disant mobilisation climatique ? » Comment est-ce possible ? La presse est censée être indépendante en France. Et si les médias font leur travail, ils ont la possibilité de constater la même chose que vous. Sauf à être pris dans les mêmes filets, se faire avoir par la double pensée ou tout simplement avoir un financement qui nécessite de ne pas taper sur les actionnaires ? Fabrice Nicolino : J’ai pas l’explication générale qui emporterait tout et qui nous permettrait d’y voir plus clair. Pour moi, c’est une énigme. C’est angoissant. Lamentable, la manière dont la presse a rendu compte de la COP 21 de 2015 à Paris. C’est à pleurer. Je cite dans le livre que quelques jours avant j’ai réussi à faire passer passer une tribune dans Le Monde où je disais que « la COP de Paris sera un désastre et bien entendu on le présentera comme un triomphe de la société humaine ». C’est exactement ça qui s’est passé. La presse voulait croire qu’enfin surgissait une solution. Elle a organisé une désinformation massive du public au lieu de poser les vraies questions. Il y a un truc incroyable. Une partie très majoritaire de la communauté scientifique qui s’occupe du climat ne cesse de répéter, à qui veut l’entendre, que les choses sont beaucoup plus graves que ce qu’on en dit. Et qu’est ce qu’en dit le GIEC ? Car le GIEC est une sorte de conglomérat de scientifiques mais où les états sont représentés. Il faut discuter le moindre mot, chaque virgule. Chaque rapport est une construction bureaucratique. Il y a d’une part le travail des scientifiques et d’autre part, ce qui en sort après passage à la « moulinette » des états. La situation est beaucoup plus grave que ce qui est écrit et la presse n’en a dit mot. Mais cela commence à changer. Il faut dire qu’il y a des contre-exemples notables aujourd’hui. Par exemple, Le Monde et certains de ses journalistes, au premier rang desquels Stéphane Foucard. Il faut reconnaître que là il y a eu un changement tout à fait important. Mais au bout de combien d’années ? Et je cite l’exemple du Point qui est libéral en France. Il a donné une tribune hebdomadaire à Claude Allègre au moment où il délirait sur le climat. Il avait son rond de serviette au Point et à L’Express. Une tribune dans ces journaux à grand tirage, qui influencent une partie notable des décideurs comme on dit. Quand Allègre a publié son bouquin « l’imposture climatique », des mecs épouvantables comme comme Luc Ferry et Le Figaro lui ont ouvert leurs portes pour dire d’incroyables sottises, d’incroyables mensonges. Quelle est l’explication ? J’aimerais la connaître. Parce que en fait dans la presse écologiste, on l’a pas vu. Moi je tiens encore de temps en temps un blog qui s’appelle Planète sans visa. J’ai parlé de Maurice Strong il ya plus de dix ans. Enfin pas comme je le fais là mais quand même ! J’ai parlé de ça mais cela n’intéressait personne, y compris dans la presse écologiste. Allez regarder les journaux qui tournent autour de l’écologie. Non rien. Ils préfèrent croire au père Noël. Cyrille – Cdurable.info : Vous citez la définition : « Les solutions fondées sur la nature consistent à protéger, gérer de manière durable et restaurer des écosystèmes naturels ou modifiés pour relever directement les défis de société de manière efficace et adaptative, en particulier face au dérèglement climatique ». On a compris que chacun peut projeter ce qu’il veut : compensation écologique, neutralité carbone, transition … Mais c’est vrai qu’à partir du moment où on n’a plus la possibilité de s’accorder sur un mot qu’est ce qui nous reste ? Quels que soit les mots utilisés, vous les dégommer les unes après les autres. Pour vous toutes ces formules créées en reprenant des poncifs, c’est pour nous enfumer ? Fabrice Nicolino : Non, c’est pas seulement des poncifs. Je suis totalement convaincu que c’est fait pour enfumer. Ce sont des formules vides de sens, personne ne sait ce que ça veut dire. Personne n’a démontré que c’est vrai puisque de toute façon personne ne sait ce que ça veut dire. Et donc on enfume la société comme on enfume une ruche d’abeilles.« Comment d’un côté mettre en cause des activités industrielles qui d’évidence ruinent climat et biodiversité d’une part et de l’autre accroître encore la gentille coopération avec les transnationales ? »
« Le développement durable, c’est le point de départ du crime, si j’ose dire »
Cyrille – Cdurable.info : Vous citez l’une des définitions officielles de la transition écologique : « Une évolution vers un nouveau modèle économique et social, un modèle de développement durable qui renouvelle nos façons de consommer, de produire, de travailler, de vivre ensemble pour répondre aux grands enjeux environnementaux, ceux du changement climatique, de la rareté des ressources, de la perte de la biodiversité, de la mythification, des risques sanitaires environnementaux ». La encore, on est tous d’accord. Fabrice Nicolino : Il faut arrêter la poursuite de cette fumisterie. Le développement durable a été une trouvaille géniale. Je gage que c’est Maurice Strong qui a mis au point cette formule. En tout cas c’est lui qui l’a propagée au niveau mondial. Ça c’est une certitude. Cela a donné un livre qui a été traduit dans le monde entier, « Notre avenir à tous ». Et au coeur de ce livre, des choses intéressantes côtoient des contradictions phénoménales. Et il y a cette expression fétiche de développement durable. Le « développement durable », c’est le point de départ du crime, si j’ose dire. Parce que chacun peut y voir ce qu’il a envie d’y voir. Ceux qui croient au Père Noël se disent c’est merveilleux, on va se développer, mais ça va, ça va se passer dans de très bonnes conditions. Mais en vérité, ça fonctionne comme un piège sémantique. Brusquement tout le monde est d’accord. Les écologistes, les entreprises, le gouvernement… Ah voilà, c’est la grande fraternité humaine !On est tous d’accord. Mais dans l’esprit de ceux qui tiennent le manche, développement durable veut dire le développement continue durablement. Il est appelé à durer. Et on continue comme avant. On va continuer à se développer de manière durable. Le développement durable n’a jamais eu de concrétisation autre qu’un schéma. J’en parle dans le livre du schémas sur le développement durable avec la partie environnement, la partie économie et la partie humain. C’est la même matrice pour toutes ces expressions. Il faut arrêter de croire à ces foutaises et s’interroger. En cinquante ans de recul, tant de choses se sont effondrées. A Rio, en 1992 comme à Johannesburg en 2002, il représentait la fine fleur de l’industrie transnationale. J’ai un bouquin qui n’a pas été traduit en français, c’est dommage d’ailleurs, « Walking the Talk: The Business Case for Sustainable Development » est une étude de cas de ce qu’est le business pour le développement durable. C’est un bouquin qui a été écrit par Stephan Schmidheiny et deux autres personnages : Charles O. Holliday, Jr était à l’époque le patron de Dupont, fleuron de l’agrochimie américaine et Philip Watts qui était le patron de Royal Deutsch Shell. Ces trois là font une étude de cas sur comment l’industrie pense et fait pour le développement durable. Par exemple sur la situation du delta du Niger au Nigeria, qu’en disent-ils ? Ils en parlent comme d’une réussite. La Shell qui exploite du pétrole depuis 1954 dans le delta du Niger a provoqué une catastrophe absolument inouïe, complètement folle. Tout est détruit, tout est pollué par le pétrole. Les communautés de pêcheurs notamment, sont détruites à jamais et c’est monstrueux ce qui se passe dans l’état du Niger depuis 70 ans. Figurez-vous que ces braves gens, dont celui qui a co-organisé le sommet de Rio, racontent une autre histoire, totalement imaginaire. Comme quoi le delta du Niger grâce à la Shell est devenu quelque chose de très bien. Quand vous êtes en face de ça, qu’est ce que vous voulez dire ? Cyrille – Cdurable.info : Dans votre livre, vous citez les marchands de doutes. Vous expliquez que « pendant des décennies elles ont pu fabriquer des doutes comme on ferait des pièces usinées ». Selon vous, il ne s’agissait plus de nier l’évidence du dérèglement climatique pour les transnationales mais de noyer le débat sous une masse de mots dépourvus de sens véritable décourageant le profane par l’usage d’un jargon qui ne renvoie à aucune expérience. Il ne faut plus nier mais on va répéter en boucle les expressions vide de sens comme transition énergétique, transition écologique, économie verte, hydrogène propre ou neutralité carbone pour bercer tout le monde. J’ai une autre citation « Je profite, réclame encore et toujours plus de biens matériels alors que l’évidence c’est une folie comme pour le climat. La possession phonétique d’objets matériels qui déstructurent l’esprit rompt les liens de coopération dans une recherche jamais comblée de choses ». On revient sur l’idée de départ avec cette volonté d’avoir toujours plus d’objets qui sont produits par des transnationales qui veulent en produire toujours plus avec un système d’obsolescence programmée qui vous fait en acheter de nouveaux. Votre conclusion est assez radicale. Fabrice Nicolino : C’est la situation qui est radicale. Je me contente de dire quelque chose qui ne l’est pas tant que ça. La menace est totale et immédiate et dans ce cas on est obligé de dire que la situation est radicale. Je reconnais que c’est ferme mais radical, je ne sais pas, c’est plutôt la situation.« Il faut créer un réseau d’intelligence collective pour imaginer des formes nouvelles »
Cyrille – Cdurable.info : Radical, parce que vous partez du principe qu’ils ne feront rien. C’est l’intertitre d’un chapitre de votre conclusion. Vous rappelez qu’on est à la fois acteur et victime de cette situation. Vous évoquiez cette déchirure intérieure entre ce que je pense d’un côté et ce que je pense en même temps de l’autre par rapport à certains intérêts. Vous invitez les jeunes à une révolte totale. Selon vous, nous devons inventer des formes nouvelles, adaptées à ce que l’homme n’a jamais connu. Cette menace obsédante qu’est la crise climatique ne peut être combattue avec les armes du passé, quand on croyait les sociétés humaines impérissables. Vous vous adressez aux jeunes mais sans donner de piste d’actions. Jeunes révoltez-vous ? Fabrice Nicolino : La piste, c’est le pas qu’on fait chaque chaque chaque matin en se levant. C’est ça la piste. Ce qui est important, c’est définir le cadre dans lequel nous sommes : une impasse tragique avec un système corrompu, matériellement et financièrement. Mais aussi corrompu moralement. Ce système doit être rejeté dans sa totalité parce qu’il fonctionne sur des bases qui interdisent tout changement positif. Alors oui, révolte totale. Je m’adresse aux jeunes, parce qu’ils sont l’avenir biologique de l’espèce. A travers eux je m’adresse à tout le monde. Il s’agit d’inventer. Mais on a l’esprit maladivement engourdi. La situation est nouvelle, il faut inventer des formes nouvelles. Est-ce que la situation est neuve ? Quel est le crétin qui va venir me dire « non, la situation n’a rien de neuf ». Ben si, mon garçon. La situation est terriblement neuve puisque ce qui est en jeu maintenant, c’est le destin du monde et de tous ses habitants, humains et non-humains. Donc bien sûr que c’est neuf. Est-ce qu’il faut dans ces conditions inventer des formes nouvelles, bien sûr, parce que les formes anciennes d’abord, nous ont conduit là, et d’autre part, elles ne elles ne savent pas, et ne peuvent pas appréhender ce qui se passe. Il y a besoin d’une recherche mais c’est aussi très excitant. Je vais prendre un exemple, un peu foireux, mais vous me pardonnerez. Je fais référence à révolution démocratique française, celle de 1789 : le fait de penser à la République en France, dans un pays de tradition monarchique, c’était révolutionnaire aussi. C’est une manière nouvelle de penser, totalement nouvelle, totalement neuve. Tout le XVIII ème siècle français a été traversé par des livres, des pensées, des heurts, des événements qui préparaient, sans qu’on le sache à l’époque, l’énorme soubresaut de 1789. Ces gens-là ont pensé un monde sur des bases différentes. Ils pensaient que la République serait meilleure que la monarchie. Eux aussi, ils se sont révoltés de manière radicale. C’était une révolte totale contre un ordre qu’ils estimaient injuste et qui avait fait son temps. La situation est beaucoup plus compliquée et bien pire qu’en 1789. Et justement, pour cette raison là, il s’agit d’ouvrir nos esprits. Il s’agit de se tendre la main. Il s’agit de bâtir une intelligence collective avec toutes les forces disponibles. Vous, moi… pourquoi pas le voisin de palier s’il est d’accord. Il faut créer un réseau d’intelligence collective pour imaginer des formes nouvelles capables de nous aider à faire face à ce qui arrive. Vous avez vu comme moi l’été incroyable qu’on a vécu ? Cyrille – Cdurable.info : Oui les dernières études montrent que le réchauffement s’accélère… Fabrice Nicolino : Ca s’accélère, c’est évident. Mais voyez l’exemple de l’Inde ou de la Chine qui payent leur « développement ». Je dis « développement » parce que ce n’est pas du tout un développement. L’Inde vient de devenir la cinquième puissance économique mondiale. Dans ce pays d’un milliard cinq cents millions d’habitants, il n’y a pas de système de santé. C’est ça le développement ? Ces pays payent leur développement avec du charbon et ils sont indifférents à ce que nous leur disons. Et d’une certaine manière, c’est justifié vu notre niveau de vie invraisemblable. C’est ça qui est vulgaire. Cyrille – Cdurable.info : Parmi toutes les initiatives dont dont vous avez entendu parler, que ce soit des réseaux, des think tanks ou des associations, y a-t-il un bourgeon qui va dans le bons sens ? Fabrice Nicolino : Écoutez, j’ai pas le nez dedans. Je suis critique, c’est ma nature. Je ne suis pas un inconditionnel, mais il me semble qu’autour des Soulèvements de la Terre, il s’est passé quelque chose qui est intéressant à regarder. Il y a un rassemblement d’énergie et pour moi, ça c’est une clé possible de l’avenir. Rassemblement d’énergie. On est réuni par un but. En l’occurrence, les Soulèvements de la Terre se mobilisent contre les méga bassines autour de Niort, moi j’applaudis. C’est peut-être un bourgeon … Mais des bourgeons il en faut plus qu’un ! Cyrille – Cdurable.info : On est à l’automne donc imaginons que ces bourgeons vont pousser au printemps. En tout cas, j’aimerais bien qu’on puisse compter sur vous pour nous éclairer à nouveau. Avec Cdurable.info on a décidé de passer de la version blog à un véritable média de solutions pour passer de la compréhension à l’action et à la coopération. Fabrice Nicolino : C’est super ! Le mot coopération, c’est un mot clé. Au dix-neuvième siècle et même au début du vingtième siècle, c’est un mot clé dans ce qu’on appelait à l’époque le mouvement ouvrier. Il faut coopérer ! Mais on a besoin de clarté. Pas d’anti-capitalisme primaire, on a besoin d’entreprises et d’entrepreneurs, mais à quelle échelle ? Je crois qu’il faut avoir le courage de dire que le système des transnationales est un système pervers. On ne peut pas transiger avec ces groupes à qui on accorde une puissance politique le plus souvent supérieures à celles des états.