Avec des vêtements lookés et de qualité, American Apparel est une «success story», la conscience sociale en plus. Emmenée par un patron fort en gueule, la griffe américaine résiste à la délocalisation et part à la conquête du monde. Emmanuelle RICHARD a rencontré pour Libération à Los Angeles Dov Charney, le fondateur de la marque American Apparel.
Ce n’est pas tous les jours qu’un chef d’entreprise dégage son pantalon pour vous montrer la couleur de son slip kangourou. Si la galanterie du geste et la puissance érotique du sous-vêtement vert gazon sont à débattre, Dov Charney, le fondateur de la marque American Apparel, est comme ça : impulsif, non conventionnel, et ouvertement fier des produits en coton de son usine de Los Angeles, devenue en l’espace de quelques années la plus grande fabrique de vêtements sur le sol des Etats-Unis. Avec environ soixante-dix boutiques ouvertes en deux ans, dont une à Paris en 2004 et deux à venir à l’automne, cet empire du tee-shirt branché et (relativement) bon marché part à la conquête du globe. Ce, sous la houlette de son fondateur à rouflaquettes de 36 ans, personnage au verbe fort, controversé, et indissociable d’une entreprise que Jack Kyser, économiste pour l’organisme d’études Laced à Los Angeles, qualifie de «très, très intéressante. Personne d’autre n’avait jamais fait ça».
«American Apparel es la compania rebelde» : «la compagnie rebelle» donne le ton d’entrée de jeu avec une banderole en espagnol sur son QG, un immense bâtiment rose à Downtown LA, le centre urbain et latino. A moins d’avoir passé les six dernières années en ermite dans le désert, tout le monde à Los Angeles a entendu parler de cette entreprise atypique qui marie succès et conscience sociale. Depuis ses débuts en 1997, American Apparel résiste aux sirènes de la délocalisation. Ses produits sont garantis 100 % «made in LA» sans sueur de sweatshop, ces ateliers clandestins de misère communément associés au tiers-monde mais que l’on trouve encore dans les grands centres de la confection comme Los Angeles, selon l’organisation Sweatshop Watch. «Que les marques qui entubent les gens aillent se faire foutre !» annonçait l’un des premiers slogans d’American Apparel, qui fanfaronne : «Innovation et responsabilité sociale : le nouveau rêve américain».
Un «socialisme volontaire», au service d’ambitions ouvertement capitalistes
Du site web à un couloir du QG tapissé de lettres de louanges, American Apparel exhale l’autosatisfaction à tous les étages, et pour de bonnes raisons, dans l’esprit des leaders de l’entreprise phénomène : «Nous avons les employés de la confection les mieux payés au monde !» affirme Marty Bailey, le vice-président des opérations, en nous guidant à travers l’usine dans un vacarme de machines à coudre. Plus précisément : les quelque 3 800 ouvriers gagnent en moyenne 12,50 dollars de l’heure (un peu plus de 10 euros) soit presque deux fois le salaire minimum californien. Les couturiers des Hispaniques surtout travaillent en petites équipes, payées en fonction de la production horaire du groupe. Les plus aguerris, un chiffon sur le nez pour éviter de respirer trop de peluches de tissus, gagnent jusqu’à 15 dollars (12,1 euros). «Bon job», constate un jeune manutentionnaire abordé hors de la visite «officielle». Il évoque une ruée des candidats à l’embauche, attirés par les repas partiellement subventionnés, les massages occasionnels et surtout une assurance santé complète et très bon marché : une rareté dans la confection à Los Angeles et plus généralement aux Etats-Unis, où les entreprises ne sont pas obligées de fournir de couverture médicale à leurs salariés. Cette année, American Apparel prévoit une augmentation de 80 % du chiffre d’affaires, pour atteindre 203 millions d’euros. Son ascension rapide en fait un chouchou des magazines économiques américains.
A se demander comment fait l’entreprise «rebelle», tandis que le secteur de la confection voit de nombreux emplois délocalisés à l’étranger, d’un mois à l’autre. Ilse Metchek, directrice de l’association professionnelle California Fashion Association, rappelle qu’American Apparel a su se positionner sur un marché niche : celui des tee-shirts de qualité aux lignes près du corps, sans logo, sur lequel les sérigraphies tiennent particulièrement bien. Groupes de rock, équipes de skate, pom-pom girls et associations peuvent passer des commandes de dernière minute, honorées en temps record grâce à la structure d’intégration verticale de l’entreprise. «Production, design, vente, fabrication : Dov est le seul à tout faire sous le même toit, et c’est courageux», ajoute Ilse Metchek. Ancien de la marque Fruit of the Loom ayant pratiqué des délocalisations, Marty Bailey hausse les épaules : «Tout le monde file en Chine ou dans les Caraïbes pour économiser quelques cents.» Il invite au calcul. Si le tee-shirt d’American Apparel coûte en moyenne 55 cents à fabriquer, contre 5 ou 10 cents en Chine, il faut prendre en compte les contraintes de la délocalisation : chaîne des fournisseurs allongée, barrières linguistiques et douanières, manque de contrôle sur la qualité, temps de réaction allongé, coûts et délais de livraison prolongés…
«J’ai essayé de délocaliser, mais c’était nul… Les vêtements revenaient n’importe comment», renchérit Dov Charney, au cours d’une conversation enjouée, les pieds sur son bureau. Qu’on ne s’y méprenne pas : American Apparel, prévient-il en alternant français et anglais, n’est pas un organisme de charité ou un colporteur du socialisme («De la merde !»). Lui dit pratiquer un «socialisme volontaire», au service de ses ambitions ouvertement capitalistes. Originaire de la communauté juive anglophone de Montréal, entrepreneur, depuis l’âge de 16 ans, aux idéaux libertaires, il a quitté le Québec en partie pour échapper aux «choses forcées». («Du genre vos 35 heures… Toutes ces choses qui ne sont pas applicables en toutes circonstances», précise-t-il.) Fils d’un architecte et d’une artiste, il se rebelle contre les tarifs douaniers canadiens «délirants» sur les tee-shirts américains. A l’adolescence, il en passe en douce dans le coffre de sa voiture et les revend à Montréal. Plus tard en Caroline-du-Sud, il fabrique ses propres tee-shirts et se forme auprès des derniers vétérans de la confection, menacés par la concurrence extérieure. A Los Angeles, il veut se démarquer des sous-traitants avec lesquels il a brièvement à faire : «Le niveau des employés n’était pas bon, ils étaient payés cash au noir, des fois ils pleuraient parce qu’ils n’étaient pas payés. C’était hyper bizarre… C’était un putain de bordel !» s’exclame le PDG. Les ouvriers étaient des immigrés, comme lui. «Eux du Mexique, moi de Montréal. Ils avaient mon âge, ils sifflaient ma copine. J’ai voulu créer des conditions un peu meilleures pour eux, petit à petit.»
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