La question de la sobriété énergétique a trop longtemps été cantonnée à celle de l’efficacité et de la mise en place de quelques solutions ponctuelles. Or, cette sobriété, c’est bien plus que cela. Et il suffit de remonter un peu le temps pour s’en convaincre, comme nous le propose Violeta Ramirez (Université Savoie Mont Blanc), grâce à l’examen critique de ce processus d’institutionnalisation de la notion de sobriété énergétique. Bien des choses se sont passées avant les écogestes pour imaginer des alternatives au productivisme et au consumérisme débridés. Faire attention à notre consommation énergétique peut ainsi nous entraîner assez loin, et questionner nos besoins, nos désirs. C’est le processus d’apprentissage et d’adoption des valeurs et pratiques qu’implique l’engagement dans la sobriété énergétique qui transforme durablement les individus.
Violeta Ramirez, Université Savoie Mont BlancSi la notion de « sobriété énergétique » était encore récemment réservée aux prospectivistes, aux bureaux d’étude et conseil, et aux chercheurs et partisans de la décroissance, ce terme est aujourd’hui utilisé partout. Y compris dans les directives managériales des institutions les plus engagées sur le terrain de la croissance économique, qui demandent à présent aux employés de réduire la consommation énergétique liée à leurs déplacements, à leur confort thermique, etc.
La vitesse à laquelle la notion s’est vulgarisée et banalisée ne laisse de surprendre ceux qui travaillent depuis des années sur la question.
Si la diffusion du terme et des recommandations à la frugalité et l’anti-gaspillage sont antérieurs, le grand « décollage » de la sobriété énergétique a eu lieu très récemment, en 2022, suite au déclenchement de la guerre en Ukraine. Pour montrer la solidarité avec ce pays et, en même temps, pouvoir passer l’hiver, les dirigeants européens ont fait un appel à la réduction de la consommation d’énergie, permettant de pallier la réduction des importations énergétiques.
Régulation de la consommation d’énergie et innovation technique
En France, le gouvernement d’Élisabeth Borne a annoncé en octobre 2022 son plan de sobriété énergétique, demandant aux Français de réduire leur consommation d’énergie pour éviter au gouvernement d’imposer des mesures de rationnement et des coupures électriques.
Dans les communiqués officiels – reproduits ensuite par les collectivités, les entreprises et les institutions –, la sobriété énergétique fait désormais référence à un ensemble de technologies de fabrication et de gestes du quotidien tels que la réduction de la consommation électrique individuelle et publique, la limitation du chauffage et de l’autosolisme, la rénovation thermique des bâtiments, l’équipement en technologies plus efficaces (thermostats intelligents, ampoules LED)…
On rassemble ainsi dans cette définition de la sobriété énergétique des solutions relevant tantôt du changement de comportement des consommateurs, tantôt de l’innovation technique des industriels permettant de maintenir le même niveau de confort avec une moindre consommation d’énergie.
Écarter les dimensions transformatrices
Si la diffusion de la notion au-delà du cercle d’experts est une bonne chose, son acception institutionnalisée pose de nombreuses questions.
Premièrement, la confusion, volontairement entretenue par le gouvernement entre « sobriété » et « efficacité » énergétiques, lui permet de faire cohabiter de manière fallacieuse, dans un seul et même discours, des orientations opposées : la sobriété et la croissance.
Deuxièmement, l’utilisation de cette notion à fort potentiel contestataire, pour faire référence à une somme de gestes – présentés comme provisoires et relevant en partie de l’innovation technique –, permet d’éviter la remise en question de la trajectoire de la société contemporaine et ses conséquences dévastatrices pour l’habitabilité de la planète.
On le comprend, l’enjeu majeur de cette institutionnalisation réside dans la dépossession des catégories pouvant nommer et aider à construire des alternatives sociales.
Sobriété énergétique : de quoi parle-t-on exactement ?
En tant que modération ou autolimitation des besoins et des désirs, la sobriété est une vertu reconnue dans les civilisations anciennes – Aristote fait ainsi l’éloge de la modération en tant que pratique de la juste mesure –, ayant intégré de nombreuses philosophies, religions et systèmes de croyances.
Dès le XVIIIe siècle, l’avènement du capitalisme industriel s’accompagne de multiples formes de dissidence à l’égard de la société productiviste, qui contestent l’objectif de croissance et réclament une modération de la production et de la consommation.
Rappelons que cet objectif de croissance trouve notamment son origine dans le fait que les grandes machines industrielles n’étaient rentables que si de grandes quantités de biens étaient produites, conduisant au primat de l’offre sur la demande.
Des mouvements sociaux, toujours marginalisés, se sont opposés au règne de la machine (à l’image des briseurs de machines), à l’augmentation de la productivité et à la séparation du travailleur et du consommateur.
D’autres ont opté pour prendre leurs distances par rapport à l’économie industrielle et expérimenter un mode de vie à contre-courant où les besoins reconnus se limitent au « nécessaire de vie », selon l’expression du philosophe Henry David Thoreau.
Pauvreté volontaire, simplicité, frugalité, décroissance
Les multiples discours sociaux revendiquant une modération de la production et de la consommation qui se sont succédé depuis le XVIIIe siècle n’ont pas toujours utilisé le terme de sobriété.
Parfois, d’autres termes traduisant le principe d’autolimitation volontaire et de suffisance ont été utilisés : « pauvreté volontaire », « simplicité volontaire », « frugalité » ou « décroissance ».
Ces discours ont contesté l’objectif de croissance (produire et consommer toujours plus) avec des arguments écologiques, politiques, moraux et mathématiques. Ils ont non seulement critiqué cette orientation productiviste de la société moderne, mais ont également proposé des alternatives sociotechniques : produire localement avec des technologies simples et des énergies renouvelables, respecter les cycles de recyclage de la matière, etc.
Un changement durable chez les individus
Au XXIe siècle, juste avant son institutionnalisation, la notion de sobriété énergétique était utilisée pour désigner des stratégies et choix de réduction de la consommation matérielle et énergétique en vue de l’adaptation des modes de vie aux limites planétaires.
Elle nommait ainsi un processus réflexif, réalisé individuellement et/ou collectivement, consistant à interroger les besoins et à réévaluer les consommations selon un critère énergétique et environnemental, et pas seulement économique.
À la différence de son acception institutionnalisée, qui appelle à des comportements provisoires résultant d’un contexte conjoncturel, le processus d’apprentissage et d’adoption des valeurs et pratiques qu’implique l’engagement dans la sobriété énergétique transforme durablement l’individu, peu enclin par la suite à retomber dans une « ébriété » énergétique.
Quoi au bout de la spirale de descente énergétique ?
Les démarches de sobriété énergétique peuvent être portées collectivement, mais elles relèvent, d’abord, d’un engagement et d’un questionnement individuel. Par quels moyens et avec quels résultats les personnes parviennent-elles à l’objectif de réduire leur consommation énergétique ?
L’étude ethnographique d’initiatives de sobriété volontaire montre que le souci de réduire son impact environnemental donne lieu à un processus de transformation qui commence par le questionnement, la limitation et la redéfinition de ses besoins ; il peut aller jusqu’à la remise en question et la [transformation des formes de travail].
Pour une bonne partie des personnes engagées dans la sobriété énergétique, l’objectif vise à réduire les coûts environnementaux liés aux modes de vie ; cette réduction a des effets sur la manière de satisfaire les besoins concernant le logement (construire et bricoler son habitat), l’alimentation (produire sa nourriture ou la glaner), l’équipement (fabriquer, récupérer et réparer des objets, vêtements et outils), l’énergie et les ressources (produire son énergie et collecter son eau, traiter et transformer ses déchets).
« Faire soi-même » apparaît comme la meilleure façon de contrôler les conditions et les conséquences de son mode de vie. Certaines personnes décident ainsi de réduire leur temps de travail professionnel et augmenter le temps de travail « pour soi », afin de produire elles-mêmes ce dont elles ont besoin.
Consommer autrement amène ainsi à travailler autrement et vice-versa, dans une spirale par laquelle le sujet gagne en autonomie : il acquiert des connaissances qui lui permettent de se passer du marché de biens, de services et du travail.
On le comprend, ces différents enjeux associés à la définition de la sobriété énergétique défendue ici (en récupérant et en élaborant des connaissances pour s’émanciper du marché capitaliste et de sa culture consumériste), diffèrent significativement de ceux associés à la notion désormais institutionnalisée.
Violeta Ramirez, Anthropologue, chercheur postdoctoral sur la transition et la sobriété énergétiques, Université Savoie Mont Blanc