Les Savoirs Ecologiques Traditionnels, savoirs locaux ou autochtones, transmis de générations en générations et longtemps méprisés par la pensée occidentale, méritent d’être mieux reconnus, face à la crise écologique actuelle. Ce décryptage, de Matilin Guillouët, chargé de mission à La Fabrique Ecologique, fait le point sur les enjeux de définition, de transmission et de protection de ces savoirs.
« Les Savoirs Écologiques Traditionnels (SET) sont un ensemble de connaissances et de croyances développées, expérimentées, sélectionnées et accumulées au fil des générations. Les spécialistes ne s’intéressent que depuis peu à ces savoirs, qui font pourtant partie intégrante du mode de vie des peuples autochtones depuis des millénaires. »
Synthèse
Selon l’anthropologue Narumon Arunotai, les savoirs écologiques traditionnels sont « un ensemble de connaissances et de croyances développées, expérimentées, sélectionnées et accumulées au fil des générations ». Si l’expression de « savoirs écologiques traditionnels » n’est pas idéale, car elle fait référence à l’écologie qui est une discipline occidentale, elle permet d’englober savoirs autochtones et savoirs locaux. En apparence, ces questions de vocabulaire peuvent paraître futiles, mais elles s’avèrent en réalité essentielles pour comprendre les enjeux qui entourent la protection de ces SET qui présentent des solutions concrètes pour lutter contre la crise écologique.[1] Du fait de la visibilité accrue de leurs discours et de leurs pensées, acquise lors des trois dernières décennies, les peuples autochtones sont devenus des acteurs majeurs de la lutte contre la crise écologique à l’échelle internationale. Néanmoins, les outils et les modes de gestion des instances étatiques et internationales ne sont pas en adéquations avec les méthodes et représentations des peuples autochtones, d’autant plus que cette identité autochtone s’avère floue, voire rejetée par certains acteurs. L’un des principaux défis que rencontrent les savoirs écologiques traditionnels concerne leur validation par la science occidentale. Ce phénomène permet à la fois de faire reconnaître certains savoirs et de les protéger, mais les dénature. La protection se révèle également différenciée en fonction des capacités d’accession des individus aux moyens occidentaux pour défendre leurs savoirs. De même, certaines initiatives de valorisation — par des ONG, des médias, des scientifiques — aboutissent à une folklorisation touristique, une muséification et une patrimonialisation qui s’apparentent à un « business de l’identité ». Cet article vise donc à présenter plusieurs exemples de SET territorialisés et culturellement situés. Nous avons sélectionné certains SET, car leurs détenteurs souhaitent partager leurs connaissances tout en sensibilisant le public aux questions de transmission de savoirs et de leur intégration respectueuse du contexte duquel ils ont émergé. Dès lors, travailler main dans la main avec eux pourrait nous permettre d’élargir nos champs d’action et de nous inspirer de pratiques efficaces et respectueuses de l’environnement. Mieux reconnaître les Savoirs Écologiques Traditionnels : enjeux de définition, de transmission et de protectionIntroduction
« Les Savoirs Écologiques Traditionnels (SET) sont un ensemble de connaissances et de croyances développées, expérimentées, sélectionnées et accumulées au fil des générations. Les spécialistes ne s’intéressent que depuis peu à ces savoirs, qui font pourtant partie intégrante du mode de vie des peuples autochtones depuis des millénaires. » [1]Telle est la définition donnée aux SET par Narumon Arunotai, anthropologue à l’université Chulalongkorn de Bangkok. Longtemps négligés, méprisés, voire condamnés par le monde occidental, les savoirs traditionnels des peuples autochtones font désormais l’objet d’une attention particulière de la part de scientifiques, d’ONG et d’instances internationales.
I. Savoirs locaux, savoirs autochtones et savoirs écologiques traditionnels : des différences révélatrices de lignes de tension
Les SET sont devenus un champ de recherche à part entière au début des années 2000 aux USA, avant de s’imposer à l’ensemble de l’Amérique du Nord puis de s’exporter en Europe où les travaux dans ce domaine sont en plein essor. Des études avaient été menées en amont par des Canadiens, dont Thomas R. Berger est une figure pionnière[2], ainsi que par Claude Lévi-Strauss en France[3], mais surtout Robert E. Johannes[4]. Ce sont les premiers à avoir démontré que les peuples autochtones détenaient des connaissances essentielles sur la préservation de l’environnement. Nombre d’enquêtes ont prouvé l’efficacité de ces savoirs en ce qui concerne « l’écologie des relations »[5], induisant la nécessité de tisser des liens avec les composantes de son environnement. Ces savoirs se combinent avec des prises de paroles politiques, des analyses techniques pointues et donc des manières d’agir pouvant être érigées comme modèles pour penser la crise écologique que nous traversons. Ces connaissances et savoir-faire ruraux longtemps vilipendés sont l’objet d’un regain d’intérêt qui les réhabilite, voire les survalorise[6]. La plantation de peupliers de Virginie dans le marais poitevin, organisée par Reforest’Action, en est une illustration édifiante. L’entreprise indique vouloir « participer à la valorisation du patrimoine local » en utilisant des techniques de plantation « traditionnelles »[7], le tout supervisé par le directeur technique du marais poitevin. Or, ces techniques sont mises au service d’une espèce étrangère à l’écosystème local. En effet, comme l’a montré Yannis Suire, le peuplier de Virginie est une espèce exotique envahissante importée en France en 1810 et ayant des conséquences négatives sur la biodiversité[8]. Ailleurs, des SET ont été considérés — et continuent de l’être parfois encore — comme une négation des avancées scientifiques dans le domaine de la biologie, de l’écologie ou des sciences de la gestion. Le refus de prendre en compte les savoirs des habitants de Kitcisakik — accusés de ne reposer sur aucun fondement scientifique — a entraîné la disparition presque complète des caribous dans la partie nord de la réserve faunique de La Vérendrye au Québec[9]. Arun Agrawal admet cependant qu’il est parfois difficile d’établir des critères simples ou universels permettant de séparer le savoir autochtone du savoir occidental [10].Tous les savoirs écologiques traditionnels ne sont d’ailleurs pas détenus par des personnes qui se reconnaissent dans l’appellation « peuples autochtones ». En France, la plupart des individus, dont les membres de communautés kanaks, préfèrent parler de savoirs paysans ou locaux. La dénomination de « savoirs locaux » prend ainsi en considération les connaissances et savoir-faire de marins, paysans et autres habitants sans les enfermer dans une catégorie. Les critères admis pour définir l’autochtonie sont la qualité de descendants de primo-habitants, elle-même contestable. Peut-on réellement considérer que ces humains sont les premiers habitants de ces lieux ? L’autochtonie se caractérise à la fois par une identité ethnique distincte et par la vulnérabilité qui en découle. Cette définition s’avère bel et bien politique et exclut volontairement certains d’individus. Les enjeux autour de la colonisation restent centraux sur ces questions de contenu. Le code de l’indigénat, adopté en 1881 puis étendu à l’ensemble des colonies françaises en 1889, n’a été aboli qu’en 1945. Se reconnaître autochtone et souhaiter être reconnu comme tel aux yeux de tous représente un acte politique et un devoir de mémoire. Dans le même temps, les savoirs autochtones sont le corollaire de revendications identitaires comme la reconnaissance des droits politiques et territoriaux. La dimension d’autoidentification s’avère centrale, à l’instar de la dénomination des savoirs détenus. Au niveau international, les dernières avancées sur la reconnaissance des droits des peuples autochtones remettent en cause la division verticale des responsabilités des différents acteurs. Là où une répartition déterminée existait jusqu’alors — les acteurs locaux gèrent les ressources à proximité, les acteurs nationaux élaborent des politiques publiques et les États négocient les normes internationales — des communautés se voient aujourd’hui pourvues de nouveaux droits qui leur permettent d’ouvrir des espaces de dialogues inédits et de défendre leurs cosmovisions au sein desquelles se situent des savoirs territorialisés. Savoirs locaux, savoirs autochtones, savoirs écologiques traditionnels, ces appellations complexifient davantage la question de la protection de ces savoirs déjà difficile à mettre en œuvre. La notion de « savoirs écologiques traditionnels » est la traduction littérale de Traditional Ecological Knowledeges, apparue dans les années 1980 aux États-Unis. Des chercheurs, à l’instar de Marie Roue considèrent toutefois que l’ajout du terme « écologique » s’avère réducteur, car il désigne le nom d’une discipline scientifique occidentale, alors que ces savoirs sont avant tout une représentation du monde et donc un mode de vie [11]. Alors que l’organisation des sciences dans le monde occidental est structurée en disciplines, cette pensée privilégie une approche globale, écosystémique. Cette vision s’inscrit dans des représentations sociocosmiques — cadre de pensée où la société et le cosmos se rejoignent pour former un espace qui n’est pas limité par des frontières géographiques ou temporelles — ou religieuses au sein desquelles les composantes de la nature sont interreliées et donc interdépendantes. Cette cosmovision ne doit toutefois pas faire l’objet d’une simplification à outrance où les savants locaux sont perçus comme des gardiens de la « terre mère » [12]. Il est impensable de les enfermer dans une image figée de « protecteurs du monde » ou de garde-fous visant à tempérer les ardeurs du capitalisme qui nuit à la planète, où cette dernière serait envisagée comme une mère nourricière. Cet argumentaire essentialiste et rousseauiste véhicule des clichés dont souffrent principalement les jeunes des communautés autochtones. En 2021, Céline Travesi rapporte les propos de jeunes océaniens qui confient pâtir des pressions exercées par la culture majoritaire du pays dans lequel ils vivent, ainsi que de leur propre culture. Cette dualité quotidienne est harassante et les enferme dans un carcan, là où nombre d’entre eux aspirent à une autre vie. Les peuples autochtones sont les principales victimes du capitalisme qui détruit sans vergogne leurs milieux de vie. Minoritaires dans des États où le modèle de vie prôné est celui d’un homme mondialisé, les jeunes autochtones se détournent ainsi d’une culture qui leur semble avilissante. Leur reprocher de délaisser leur culture, c’est s’opposer à leurs aspirations à des conditions de vie décente. Il existe ainsi une forme de contradiction entre la conservation de la mémoire des ancêtres et de leurs pratiques « traditionnelles » respectueuses de l’environnement, et le fait de pouvoir s’imaginer un avenir dans un monde globalisé. Au sein de l’expression de savoirs écologiques traditionnels, le terme de tradition peut constituer un nouveau frein sémantique. « Traditionnel » renvoie en effet à un immobilisme, quelque chose de figé, qui ne change pas. L’un des risques est de percevoir ces savoirs comme une survivance inapte au monde contemporain qu’il faudrait donc folkloriser, voire muséifier. Pourtant, comme le rappelle Roue, les Samis, à l’instar des pêcheurs bretons, ne veulent pas être considérés comme « des victimes passives d’un monde qui les contraint à devenir semblables à tous en devenant “modernes” »[13]. Ainsi, même s’ils font usage d’outils cynégétiques de nos société contemporaines, que ce soit des armes à feux, des vêtements ou des modes de transport, les Samis continuent de chasser « leurs » animaux, en respectant les pratiques et les représentations sociales qui entourent la chasse et le don de soi de l’animal au chasseur, vision héritée de leurs ancêtres. En réalité, ces savoirs ne s’avèrent aucunement figés, ils évoluent, s’adaptent à de nouveaux enjeux et se révèlent hybrides. Rares sont les individus tenus à l’écart d’échanges avec d’autres peuples, les savoirs se recomposent à chaque rencontre. Les transmissions de savoirs sont à double sens, seule l’ontologie naturaliste se perçoit comme catalyseur de savoirs de populations jugées inférieures qui viendraient s’ajouter à leurs panels de savoirs. Dès lors, loin d’être des victimes passives ou les mémoires vivantes d’un passé révolu, les détenteurs de savoirs locaux font preuve d’agentivité. Revendiquer une tradition devient un acte politique de refus de l’homogénéisation de l’homme et d’une globalisation outrancière. Ainsi, l’expression de savoirs écologiques traditionnels s’avère ambivalente, mais la proposition de « savoirs naturalistes locaux » émise par Bernard Roussel pose un souci similaire[14]. La notion de « savoirs autochtones » a le mérite d’être acceptée par quatre cents millions d’autochtones, mais encore une fois, elle délaisse ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette appellation. Enfin, le syntagme de « savoirs locaux » s’avère décrié tant par les peuples autochtones que par les anthropologues et certaines ONG qui considèrent que ce terme est dépolitisé. En outre, victime de son succès, il fait l’objet d’un engouement qui frôle la caricature. À défaut de trouver un syntagme qui fasse consensus, nous parlerons de savoirs écologiques traditionnels pour englober savoirs autochtones et savoirs locaux.II/ Vers une meilleure reconnaissance de la notion de SET malgré la persistance de débats de fond
Depuis le Sommet de la Terre qui s’est déroulé en 1992 à Rio, la question des savoirs autochtones est prise en compte au plus haut niveau international. En 1993, l’adoption des sociétés autochtones par la Communauté internationale s’est traduite par la proclamation de l’Année internationale des populations autochtones. En 1994, la date du 9 août a été choisie pour célébrer la Journée internationale des populations autochtones. De plus, l’article 8, alinéa j de la Convention de la Diversité Biologique (CDB) affirme que : « Chaque signataire se doit de préserver et maintenir le savoir, les innovations et les pratiques des communautés locales et indigènes »[15]. Cette reconnaissance s’est accentuée en 2007, avec l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Autochtones par l’Assemblée générale (143/194 États) et le ralliement en 2009 et 2010 des quatre seuls opposants déclarés (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, États-Unis). Selon Irène Bellier, les représentants autochtones sont donc très actifs au sein des institutions internationales à Genève ou à New York[16]. Ils interviennent également auprès de l’UNESCO, de la Food and Agricultural Organization (FAO), du Fonds international de développement agricole (FIDA) et de l’Organisation internationale du travail (OIT). Ce sont aussi des interlocuteurs privilégiés de la Banque mondiale ; à Paris, Genève et Rome. Ils interviennent par ailleurs de manière régulière au sein de conférences sur la biodiversité, le racisme, le changement climatique et la société de l’information. Du fait de la visibilité accrue de leurs discours et de leurs pensées, acquise lors des trois dernières décennies, les peuples autochtones sont devenus des acteurs majeurs de la lutte contre la crise écologique à l’échelle internationale. Ils portent de nombreux savoirs sur leur environnement, la faune, la flore, les phénomènes climatiques et leur imbrication, ainsi que la nécessité de replacer l’être humain dans ces relations. S’inspirer de leurs connaissances et les appliquer à l’ensemble des échelles, tout en veillant à respecter leur intégrité, semble ainsi essentiel pour amenuiser les conséquences de la crise écologique et tendre vers une société plus respectueuse de la nature. Néanmoins, on constate des décalages entre la catégorie internationale qui établit une communauté de statut juridique et les catégories étatiques qui définissent les sujets des politiques publiques. De plus, les délégations autochtones ne se plient pas forcément à ces définitions et utilisent leurs propres moyens de représentation, parfois singuliers, parfois collectifs qui diffèrent également des catégories élaborées par les anthropologues. Savoir de quoi et de qui l’on parle lorsque l’on s’intéresse aux droits des peuples autochtones ainsi qu’à la protection de leurs savoirs reste donc un sujet complexe. L’exemple des porte-paroles autochtones, souvent des chefs ou des personnalités importantes des communautés en question permet de le comprendre. Acteurs influents, ils détiennent tous les codes pour dialoguer avec les instances étatiques et internationales. Souvent, ils sont issus de grandes écoles ou d’universités et ont vécu au sein de la capitale de leurs pays respectifs où ils ont acquis un langage militant. Si ces savoir-faire et savoir-être favorisent les discussions, le risque de voir le discours de représentants de peuples autochtones imprégné des codes culturels et politiques dominants existe également[17]. Cette limite ne les empêche pas de jouer un rôle important et d’être de véritables hérauts de la question autochtone pour des millions d’individus. De plus, le sujet de l’autodétermination, consubstantielle à la légitimité de leurs revendications, est au cœur de bien des débats et concentre l’attention des plus hautes autorités internationales, mais également de certains États à l’instar du Canada, du Brésil et des États-Unis. Cette question essentielle ne doit pourtant pas masquer d’autres revendications défendues par les peuples autochtones, dont celle cruciale de la protection des savoirs ancestraux, qui entretient d’ailleurs des liens importants avec ce premier sujet. Les enjeux autour de l’autodétermination s’avèrent déterminants en ce qui concerne les rapports entre les peuples autochtones et certains Etats qui les perçoivent soit comme des membres de leur population, soit comme des occupants indésirables de leur territoire, à l’instar des Yanomami au Brésil[18]. La volonté d’autodétermination attise les passions et influe sur la prise en compte des savoirs traditionnels pour lutter contre la crise écologique. Selon les chiffres des Nations Unies, plus de 476 millions d’autochtones vivent dans 90 pays du monde, soit 6,2 % de la population mondiale[19]. Derrière ce terme d’« autochtone », qui fait consensus sans satisfaire pleinement tout un chacun, se trouvent des populations diverses et variées que Bellier définit comme : « des peuples et des nations qui présentent une continuité historique avec les sociétés précédant la conquête et la colonisation de leurs territoires, qui se considèrent comme distincts des autres secteurs de la société dominant ces territoires totalement ou partiellement (…) [et] sont déterminés à préserver, développer et transmettre aux générations futures leurs territoires ancestraux et leur identité ethnique, sur la base de leur existence continue en tant que peuple en accord avec leurs propres systèmes culturels, leurs systèmes juridiques et leurs institutions sociales »[20]. Les termes de cette définition s’avèrent soumis à interprétation et ne sont pas consensuels. Mais cette approche multicritère offre l’intérêt de désessentialiser les sujets concernés et permet de créer une identité générique « peuples autochtones », considérée comme catégorie politique et relationnelle par Bellier. La conquête et la colonisation de ces espaces par les Occidentaux marquent une rupture. L’arrivée des colons dans ces territoires a souvent entraîné des catastrophes irrémédiables du fait du bouleversement des écosystèmes. Déforestation, modification des bassins versants, pillage des ressources du sol, importation d’espèces exotiques envahissantes, destruction de traditions spirituelles et culturelles, massacre de la faune, de la flore, et des autochtones, l’empreinte de la colonisation est visible partout. Se croyant maîtres et possesseurs de la nature, les colons se sont confrontés à d’autres ontologies : totémisme, animisme et analogisme. Présentées par Philippe Descola dans son ouvrage Par-Delà Nature et Culture[21], ces ontologies définissent le rapport des humains à leur environnement. Elles s’opposent au naturalisme qui instaure une frontière entre soi et autrui, mais surtout entre l’homme et la nature. Selon cette ontologie, au sein du genre humain, les peuples ne sont pas égaux, ce qui amène les Européens à considérer leur supériorité comme naturelle. Or, la réalité est à l’inverse, les peuples autochtones victimes de la colonisation détiennent des savoirs, des représentations sociales et des connaissances sur le monde qui s’enracinent bien souvent dans un territoire donné. Leurs savoirs sont situés et reposent sur la cohabitation avec des non-humains au sein d’un environnement. Précieuses, ces connaissances, pourtant méprisées à maintes reprises, ont finalement intéressé les colons qui ont souhaité accaparer ces savoirs et les réutiliser. Cette « colonisation du savoir »[22] — syntagme forgé par Samir Boumediene pour parler du vol des connaissances amérindiennes au sujet de plantes médicinales par les Européens — a inévitablement abouti à des phénomènes de spoliation et de dénaturation. Aujourd’hui, s’il existe un Comité intergouvernemental sur « la propriété intellectuelle relative aux ressources génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore », les outils et les modes de gestion des instances étatiques et internationales ne sont pas en adéquations avec les méthodes et représentations des peuples autochtones. Leurs délégués doivent encore fournir l’effort de s’approprier les moyens de communication pour défendre leurs intérêts. Des notions complexes comme celles de « propriété intellectuelle » n’ont guère de résonnance dans les systèmes de pensées de certains peuples autochtones, pour qui, le terme de propriété peut ne pas faire spontanément sens. L’enquête de Joe Sacco, retranscrite sous forme de bande dessinée, relate l’histoire de la spoliation des terres des Dene par les autorités canadiennes pour seulement un dollar[23]. Dans leur cosmovision — c’est-à-dire leur conception du monde —, les Dene ne peuvent se représenter la terre comme une propriété ; elle est par essence accessible par et pour tous. Les savoirs écologiques traditionnels continuent de nos jours à mobiliser de nombreux chercheurs et suscitent un attrait croissant de la part du public. La question de leur protection se pose légitimement sur la scène internationale, mais n’a pourtant que peu d’échos en France. Or, il existe bel et bien des peuples autochtones en France, non reconnus du fait de l’indivisibilité de la République et de l’unicité du peuple français garantis dans la Constitution[24] : Kanak en Nouvelle-Calédonie, Ma’ohi en Polynésie française et pas moins de six peuples en Guyane, soit environ 20 000 personnes. Comme le démontre Arun Agrawal, lorsque la science apporte les preuves de l’efficacité et de l’utilité d’un savoir autochtone, ce dernier se trouve bien souvent dépouillé des caractéristiques qui le signalait comme autochtone[25]. La protection des savoirs autochtones et leur incorporation aux savoir-faire, techniques et connaissances emmagasinées par la science occidentale peuvent donc se révéler contreproductifs et nuire aux peuples autochtones en dénaturant leurs savoirs. La question d’une intégration respectueuse des SET se pose, dans la mesure où ces savoirs proviennent de contextes précis desquels ils ne peuvent être retirés.III/ Exemples de savoirs écologiques traditionnels pour lutter contre la crise écologique : héritages du passé et promesses d’avenir
Les savoirs écologiques qui existent sur différents territoires — français ou non — offrent des possibilités d’actions concrètes pour lutter contre la crise écologique que nous traversons. Certains d’entre eux qui pourraient nous permettre de repenser notre rapport à l’environnement, mais également de pouvoir influencer des politiques publiques. Les savoirs écologiques traditionnels sont une source primordiale d’informations au sujet de la préservation de la biodiversité, de la gestion des ressources et de la prévention face aux aléas climatiques, trois exemples que nous souhaitons développer ici. Cette présentation ne prétend pas à l’exhaustivité. Nous présenterons des SET dont l’efficacité est reconnue aujourd’hui ou qui ont fait leurs preuves par le passé avant d’être supplantés par les méthodes de la science occidentale qui présentent aujourd’hui quelques limites. L’ensemble des savoirs exposés ici seront toujours replacés dans un contexte social, culturel, spirituel et topographique. Le premier exemple concerne la thématique des cyclones tropicaux du sud-ouest de l’océan Indien. Il vise à démontrer les impacts négatifs qu’ont eus l’ontologie naturaliste et la science occidentale sur des SET de populations d’origine malgache. Dès le XVIIe siècle, la Couronne française organise des expéditions sur Madagascar dans le but d’implanter sur ce territoire qui concentre une faune et une flore impressionnantes un établissement qui pourrait servir de point d’ancrage sur la route de l’Asie. L’île Bourbon — aujourd’hui La Réunion — est colonisée en 1642 et au siècle suivant, la prise de l’île de France — île Maurice — en 1710 assure une présence permanente des colons français dans cette zone géographique. L’île de France devient un lieu important pour la monarchie française, mais rapidement, les colons perçoivent que les actions anthropiques entraînent des conséquences fâcheuses sur le climat[26]. Les premiers édits de préservation de la nature sont mis en place, car les cyclones nuisent aux projets d’enrichissement promis par la culture des arbres à épices (giroflier et muscadier). En parallèle, l’esclavage s’intensifie et la population provient majoritairement de Madagascar, où les colons français tentent toujours de s’implanter. La rencontre entre ces populations est teintée de violences, mais également d’échanges culturels, notamment au niveau de SET pour lutter contre les cyclones. Pour les Malgaches de la côte est de la Grande Île, les cyclones sont perçus comme le courroux de leur ancêtre qui vient s’abattre sur eux du fait de leurs mauvaises actions. Ce météore est donc un phénomène naturel intégré comme phénomène social et culturel qui influence petit à petit certains colons français, dont Bernardin de Saint-Pierre qui deviendra, en 1793, Surintendant du Jardin royal des plantes, futur Muséum national d’Histoire naturelle. Les savoirs des esclaves se révèlent très importants, puisqu’ils permettent de prévoir des cyclones parfois 24 heures avant leur arrivée. En outre, ils détiennent des savoirs sur les végétaux qui se révèlent être des pharmakon — tantôt poison, tantôt remède —, mais également sur des pratiques de marcottages ou dans la constitution de charmilles pour freiner la course des vents. Tous ces savoirs s’inscrivent dans un contexte précis où les cyclones tiennent une place centrale dans la vie quotidienne et constituent un phénomène qui fédère les individus entre eux. Les représentations sociales qui s’opposent — entre colons et esclaves — aboutissent, chez les Français, à des polyphasies cognitives définies comme des savoirs différents, possédant des rationalités différentes, qui se côtoient au sein d’un même collectif voir au cœur d’une même personne. Plusieurs représentations sociales et donc plusieurs systèmes de croyances et régimes de savoirs semblent ici s’affronter alors que leur opposition s’avère construite. Percevoir les cyclones comme la manifestation des ancêtres n’a pas besoin d’être fermement condamné si cette représentation permet à des individus de mieux anticiper le risque et d’agir en conséquence. Néanmoins, les Français, influencés par la mécanique de Newton, se sont évertués à imposer leur vision des cyclones comme un objet naturel et donc comme un objet froid et distant régulé uniquement par les lois de la nature. Or, les SET utilisés à l’époque ne transparaissent pas dans les archives et se révèlent perdus à tout jamais, car les Malgaches ont bien souvent préféré mourir plutôt que de transmettre leurs savoirs ancestraux à des individus qui risquaient de les souiller. Ce phénomène est appelé « guerre de l’invisible » par Samir Boumediene et a conduit à une perte inestimable de connaissances[27]. Aujourd’hui, les habitants de Madagascar, ainsi que ceux de l’île Maurice et de La Réunion s’avèrent tributaires des experts en ce qui concerne la prévision des cyclones. Cette perte de savoirs entraîne un affaiblissement de l’agentivité et donc une dépendance dangereuse aux détenteurs de savoirs, comme l’ont montré les cyclones Batsirai, Emnati et Halima qui ont sévi au cours de l’année 2022. Ce sont toujours les populations les plus démunies qui subissent le fléau météorologique de plein fouet, et ce même au sein des pays riches, l’ouragan Katrina en étant l’exemple le plus probant. La perte de SET peut donc entraîner des catastrophes écologiques et accentuer les inégalités économiques et sociales ; fracture environnementale et fracture coloniale doivent être pensées de pair selon Malcolm Ferdinand[28]. Parmi les savoirs millénaires, le rahui, abandonné pendant des dizaines d’années, est de nouveau réclamé par certains individus en Polynésie. Selon l’UNESCO, le rahui se définit comme « une pratique traditionnelle consistant à restreindre ou bannir l’accès à un espace maritime et interdire le prélèvement d’une ou plusieurs ressources pendant une période donnée »[29]. Pratique ancestrale, cette dernière était prononcée par un clan ou une chefferie et relevait tout autant du politique que du sacré. Les pêcheurs ont ainsi préféré l’instauration du rahui, plutôt que la mise en place d’une aire marine protégée par les autorités. En 2014, la création d’un rahui de 750 hectares de surface marine du lagon de Taiarapu Est a permis le retour du poisson. Piloté par un comité de gestion composé d’élus, de représentants des pêcheurs, d’associations locales, de scientifiques et de truchements de la direction de l’environnement, le rahui couvre 5 % du lagon et devrait être pérennisé. En effet, cette interdiction est plébiscitée par 90 % des Polynésiens, car elle leur permet de s’assurer une sécurité alimentaire. Certes, les pêcheurs voient leur zone d’activité réduite, mais ils bénéficient en contrepartie d’une augmentation des rendements et de la qualité des prises, ce qui satisfait la majorité des habitants concernés. En outre, l’adoption de pratiques traditionnelles permet aussi de faire vivre la mémoire et les savoirs de leurs ancêtres. Désormais, certains locaux, à l’instar d’Annick Paofai, souhaiteraient voir cette pratique étendue au littoral, pour constituer une continuité terre-mer, mais aussi lutter contre l’urbanisation à flanc de montagne[30]. L’opposition de certains riverains est palpable et les négociations s’annoncent compliquées. En outre, certains pêcheurs qui aspirent à un confort socioéconomique enviable n’hésitent pas à violer l’interdit. La convoitise et le braconnage nécessitent une surveillance permanente pour les locaux qui accusent les habitants de communes alentour. S’ils peuvent les repérer a posteriori du fait de la taille des poissons qu’ils vendent, les adeptes du rahui n’arrivent pas à entraver l’outrage. En dépit de ces problématiques qu’il faudrait pouvoir endiguer rapidement, et donc comprendre pourquoi ces braconniers agissent de la sorte, le rahui s’est imposé comme un mode de gestion durable des ressources marines. Tamatoa Bambridge qui dirige le Rahui Center indique pour sa part que le rahui est propre à la Polynésie, mais que cette gestion décentralisée gagnerait à s’exporter[31]. Ainsi, son équipe travaille actuellement avec des Inuits, des Hawaïens et des populations en Argentine. Leur objectif premier est de transmettre une méthode de gestion décentralisée qu’ils pourront ensuite s’approprier. Alors qu’en France les parcs marins s’avèrent placés sous l’autorité du préfet, s’inspirer de cette pratique polynésienne semble être une idée de bon aloi puisqu’elle pourrait permettre aux ressources halieutiques de prospérer, tout en proposant des denrées de meilleure qualité. Évidemment, l’adoption d’une telle pratique devrait s’accompagner d’une consommation plus raisonnée de produits issus de la mer. Selon Douglas Nakashima et Marie Roue, les savoirs autochtones sont une source primordiale d’information pour les évaluations d’impact et permettent de se livrer à des analyses prédictives d’une rare précision[32]. Nous l’avons vu pour la prévention des cyclones tropicaux ainsi que pour la gestion durable des ressources marines. En outre, les savoirs écologiques traditionnels peuvent également être détenus par des acteurs locaux qui ne revendiquent pas l’appellation d’autochtones, à l’instar des habitants qui vivent sur les levées du marais poitevin. Le programme DIGUES (Interactions, Gestion, Usages, Environnement, Scénarios), qui rassemble plusieurs chercheurs de disciplines diverses, souhaite répondre à la question suivante : « quelles transitions sont possibles pour les systèmes d’endiguement maritimes et fluviaux en France, au 21e siècle, alors que les enjeux qui les concernent sont extrêmement variés et relèvent prioritairement de la protection des hommes et des biens, mais aussi — et de plus en plus — des usages, du paysage et de la nature ? »[33]. Cette question complexe est évidemment au cœur des travaux des scientifiques, mais ces derniers coopèrent avec les locaux. Bon nombre d’entre eux démontrent ainsi des connaissances étayées en ce qui concerne la biodiversité et les interactions entre les animaux, les plantes et leurs environnements. De fait, lorsque la question de la sylviculture sur les digues se pose, les Maraîchins n’hésitent pas à intervenir pour débattre au sujet des essences à planter, et des discussions émergent alors avec les chercheurs. Comme le démontre Yannis Suire, l’économie du bois dans le marais poitevin a été une source de revenus importante pour la région[34]. Cependant, les frênes, aulnes, ormes et autres arbres endémiques ont été supplantés par des peupliers de Virginie à la croissance plus rapide et donc aux meilleurs rendements sur le court terme. Or, les racines de ces arbres s’ancrent moins profondément dans le sol des levées et ne maintiennent plus les digues qui risquent de s’affaisser. Dans un tout autre climat, en Iran, la question de la sylviculture est également au cœur de la gestion de l’eau. Dans le comté de Jiroft, les habitants ont mis en place un modèle hydro-social où les acteurs ont des droits et des devoirs graduels en fonction de leur rang dans le système hiérarchique[35]. Ce dernier permet un meilleur contrôle des stocks d’eau à un coût nettement inférieur à celui des grandes initiatives centralisées, mais aussi une juste participation de tout un chacun à cette gouvernance, grâce un ensemble de sanctions adéquat[36]. Il est intéressant de noter que les savoirs écologiques traditionnels au sujet des plantes apportent énormément à la recherche actuelle. La pharmacopée mondiale doit beaucoup aux savoirs autochtones et locaux selon Marie Roue[37]. Les enquêtes menées par Claude Lévi-Strauss avaient par ailleurs permis de démontrer qu’un seul informateur séminole pouvait identifier deux cent cinquante espèces et variétés végétales. De leur côté, les Indiens Hopi distinguent trois cent cinquante plantes, les Navahos plus de cinq cents, les Subanun des Philippines utilisent plus de mille termes botaniques, les Hanunóo, près de deux mille[38]. Les catégories cognitives développées pour leur propre flore par les différents peuples autochtones leur permettent ainsi d’inclure chaque nouvelle plante dans leur système de connaissances. Selon Douglas Nakashima et Marie Roue, « les recherches en ethnoscience l’ont démontré pour de nombreuses sociétés, que ce savoir, tout comme celui des sciences occidentales, est structuré et a une organisation systémique »[39]. C’est le cas d’un chasseur cree de Whapmagoostui dénommé William Kawapit, dont la démarche est de même nature que toute méthode scientifique : poser des hypothèses, acquérir les données nécessaires à la résolution d’un problème, expliciter les conditions de leur recueil pour les valider, puis les analyser. Grâce aux savoirs de cet homme sur les lieux et espèces qui sont menacés par un méga-projet hydro-électrique sur la rive orientale de la baie James au nord du Québec, il semble possible d’établir une base de données écologique ainsi qu’une cartographie du territoire et des habitats importants et précaires. Ces exemples présentent des propositions concrètes pour agir contre la crise écologique. Si ces savoirs sont territorialisés et culturellement situés, nous avons sélectionné des exemples de SET dont les détenteurs sont aptes au partage. Dès lors, travailler main dans la main avec eux pourrait nous permettre d’élargir nos champs d’action et de s’inspirer de pratiques efficaces et respectueuses de l’environnement.IV/ Comment utiliser les SET tout en préservant et respectant leur intégrité ?
L’un des principaux défis que rencontrent les savoirs écologiques traditionnels concerne leur validation par la science occidentale. Beaucoup de professionnels du développement et de scientifiques voient dans les SET des ressources à exploiter. Les savoirs autochtones ou locaux jugés utiles sont séparés des autres connaissances, des pratiques, du milieu, du contexte et des croyances culturelles au sein desquelles ils ont émergé et se sont développés. Le corollaire de cette validation est donc une abstraction, ainsi qu’une généralisation et une scientisation. Dès lors, il est légitime de se demander dans quelle mesure ces savoirs demeurent autochtones et surtout, à qui profite cette transformation en savoir scientifique ? Prêter attention à ces problématiques nous permet ainsi de répondre à la principale question qui nous intéresse ici : est-il possible d’utiliser les SET tout en préservant et respectant leur intégrité et si oui, comment ? Les chercheurs — et en particulier les anthropologues — ont joué un rôle essentiel dans la reconnaissance et la préservation des SET. Néanmoins, le processus de validation qui doit permettre aux SET d’être perçus comme des savoirs pose problème, car il les dénature. L’exemple le plus probant est celui des bases de données qui sont destinées à recenser, conserver et diffuser les SET. Si ces projets ont reçu le soutien appuyé d’un grand nombre d’organismes donateurs et de chercheurs internationaux, dont la Banque mondiale, l’UNESCO et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), les bases de données présentent toutefois certains risques[40]. Bernard Roussel insiste sur le fait que la prise en compte de ces SET par les grandes organisations internationales a contribué à renforcer leur valorisation à l’échelle internationale, grâce aux dimensions juridiques, politiques et économiques qu’elle leur a adjoint[41]. Néanmoins, les stratégies de documentation et d’archivage de ces savoirs ne doivent être perçues que comme un moyen parmi tant d’autres que détiennent les individus pour défendre leurs savoirs locaux ou autochtones. Les protecteurs des SET doivent également poursuivre leur combat pour que leurs savoirs ne soient pas extraits de leur contexte et dénaturés. Il est cependant intéressant d’observer les avancées obtenues par les délégués autochtones depuis l’adoption de la Charte de 2007. La mise en place du Mécanisme d’experts sur les droits des peuples autochtones (MEDPA) fournit au Conseil des droits de l’homme des avis et des conseils techniques sur les droits des peuples autochtones ainsi que sur la protection de leurs savoirs[42]. Par le biais de cet organe subsidiaire du Conseil, certains autochtones ont acquis le statut d’« expert ». Ce statut leur permet de produire des études qui ont un effet sur les États, notamment en ce qui concerne l’éducation de la jeunesse autochtone, ainsi que la transmission en bonne et due forme de leurs savoirs. Le MEDPA favorise par ailleurs une gestion de la biodiversité localisée et coopérative qui accroît l’implication des peuples autochtones et de leurs représentants, à l’instar de l’International Association for Impact Assessment (IAIA), fondée en 1994. Ce réseau permet aux praticiens des évaluations environnementales (EE) de partager des outils, connaissances et savoir-faire efficaces[43], et déroge aux pratiques habituelles de gestion de la biodiversité au niveau international qui reposent sur des bases scientifiques et réglementaires. De telles organisations autorisent également les délégués autochtones à décrier les Banques régionales de développement et les entreprises multinationales, extractives ou agro-industrielles, dont les projets sont à l’origine de la plupart des situations conflictuelles, comme le mentionne Irène Bellier[44]. De même, des critiques sont adressées à l’encontre de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) et de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) au sujet des « droits de propriété intellectuelle ». Comme les SET sont ancrés dans un territoire précis et constituent des ressources immatérielles, les représentants des peuples autochtones plaident pour des droits collectifs et non des droits de propriété intellectuelle individuels. Or, le problème des délégués autochtones et de l’autochtonie resurgit, car tous les savoirs locaux ne sont pas défendus de la même manière et n’ont pas la même visibilité. Les SET les mieux protégés sont ceux qui sont défendus par des individus ayant eu accès aux systèmes éducatifs dominants où ils ont acquis les codes nécessaires pour s’entretenir avec les décideurs politiques. C’est notamment le cas de jeunes navajos qui poursuivent leurs études pour favoriser la conservation de leur idiome, ainsi que les savoirs qu’il véhicule[45]. Le succès rencontré lors des dernières années est tel que la langue navajo peut même être apprise par l’entremise de l’application Duolingo. A l’opposé, selon Bernard Roussel, les communautés paysannes de certains pays du Sud, des populations nomades ou encore les petites communautés forestières africaines peinent à faire entendre leur voix au niveau international[46]. À l’échelle nationale et locale, ces individus se disent prêts à participer aux débats et négociations qui fixent les objectifs des projets environnementaux, mais sont la plupart du temps écartés. Certains problèmes peuvent émerger également du fait de difficultés à comprendre le contexte local de la part de certains organismes qui se veulent protecteurs des droits des peuples autochtones. Le cas de la mise en parc de l’Afrique qui est au cœur de l’ouvrage de Guillaume Blanc est frappant. Dès les années 1860-1870, le mythe d’un éden africain s’implante dans les esprits européens. Les scientifiques de l’époque considèrent que l’Afrique était couverte d’une vaste forêt tropicale, vierge et primaire avant que les hommes ne s’y installent et la réduisent en savane. Les Occidentaux accusent les populations locales de bouleverser les écosystèmes et de massacrer la faune endémique, alors que ce sont eux, colons, qui s’avèrent responsables de la mort de 65 000 éléphants par an à la fin du XIXe siècle. Les populations locales sont ainsi blâmées par ceux qui détruisent leurs milieux de vie et qui décident de mettre en place des réserves de chasse où les habitants sont contrôlés, voire expropriés. Ces mêmes réserves de chasse deviendront des parcs à partir des années 1930. En 1961, lors d’une conférence à Arusha, en Tanzanie, en présence d’une vingtaine de chefs d’États africains nouvellement indépendants, l’UICN, avec le concours de la FAO et de l’UNESCO, crée le Fonds mondial pour la nature (WWF). Ce programme vise à déployer des experts occidentaux de la conservation sur le continent africain. Or, ce sont, pour la plupart, d’anciens administrateurs coloniaux reconvertis qui perpétuent l’idée d’une nature qui doit être vidée de ses habitants pour être protégé. Guillaume Blanc qualifie cette alliance entre experts occidentaux et dirigeants africains de « colonialisme vert »[47]. Aujourd’hui, une véritable guerre froide oppose certaines associations de protection de la nature au sujet du respect et de la prise en compte des SET. Survival dénonce ainsi la poursuite de cette tradition de colonialisme vert au sein de WWF[48]. Pourtant, l’association a publié en 1999 la Déclaration de Principes du WWF sur les peuples autochtones et la conservation qui reconnaît que « les peuples autochtones ont le droit de déterminer les priorités et les stratégies pour le développement ou l’utilisation de leurs terres, territoires et autres ressources »[49]. Les efforts fournis par WWF pour protéger la faune en Afrique sont réels, mais leurs actions passées continuent d’avoir des conséquences sur les peuples autochtones, notamment en Éthiopie où des départs forcés de population sont à l’origine d’une guerre civile qui sévit encore en juin 2022[50]. Selon ID4D, « des millions d’agriculteurs et de bergers sont punis d’amendes pour avoir cultivé la terre ou fait pâturer leurs troupeaux en altitude, ou subissent des peines de prison pour le braconnage de petit gibier »[51]. Sans rentrer dans les détails, il semble important de rappeler qu’une situation similaire se déroule en Tanzanie, où 150 000 Masaï sont menacés d’expulsion de leurs lieux de vie, au nom de la protection de la faune sauvage et du développement de l’écotourisme[52]. Ces « sanctuaires » conçus dans une optique de « mise sous cloche » de la nature entraînent des pertes de savoirs considérables. Les délimitations « géométriques » des aires protégées sont incompatibles avec les représentations territoriales des communautés rurales qui dissocient propriété de la terre et accès aux ressources[53]. Enfin, si les anthropologues ont tendance à participer à la valorisation et la protection des SET, certaines actions d’individus inconscients, voire malintentionnés, relèvent en réalité de la biopiraterie. Ainsi, Brent et Élois Ann Berlin, de l’Université de Géorgie, travaillaient sur un programme de bioprospection chez les Mayas du Chiapas. Ces chercheurs souhaitaient identifier des simples utilisés par les Mayas et développer, en parallèle et sans concertation avec les autochtones, un usage commercial de ces ressources avec l’aide d’une entreprise pharmaceutique pour générer un revenu local. Ces cas, certes isolés, nuisent considérablement à la protection des savoirs autochtones et doivent être évités. Théoriquement, les cadres législatifs internationaux permettent de conserver et de défendre les pratiques locales, mais dans les faits, leur diversité constitue une pierre d’achoppement pour la gouvernance locale. En outre, certaines initiatives de valorisation aboutissent à une folklorisation touristique, une muséification et une patrimonialisation qui s’apparentent à un « business de l’identité »[54]. Si la muséification présente une dimension intéressante de « réappropriation créative des mémoires et des savoirs »[55], elle nécessite un processus d’interprétation qui réactualise ces savoirs, et les transforme pour qu’ils soient compris par un public non initié ; ces SET se révèlent donc dénaturés. Pouvoir s’inspirer de ces savoirs écologiques traditionnels tout en respectant l’intégrité de ces connaissances et des individus qui les détiennent nécessite la mise en place de politiques publiques, mais aussi l’appropriation de la protection de ces savoirs par les personnes concernées. Ainsi, au Vanuatu, le Vanuatu Cultural Centre’s — un réseau réunissant plus d’une centaine de chercheurs autochtones — développe des activités de documentation et de revitalisation culturelle. Ces chercheurs s’intéressent à la préservation de ces savoirs comme à la transmission aux jeunes générations autochtones et aux personnes extérieures à la communauté. Ce projet est soutenu par l’État qui se réjouit de cette dimension intergénérationnelle. Néanmoins, d’autres États se montrent moins conciliants, et les peuples autochtones doivent s’organiser d’eux-mêmes pour valoriser leurs connaissances et leurs savoir-faire. En Australie, les Aborigènes utilisent le tourisme pour échapper à l’image de population sous-éduquée, nécessitant aide et assistance, véhiculée par les politiques publiques et les médias. Ils démontrent leurs savoirs sur la conservation de la biodiversité ainsi que la prévention contre les catastrophes naturelles aux yeux des touristes et adressent un message politique à l’État. En France, les travaux des chercheurs cités démontrent la complexité de la question de la protection des savoirs, intimement liée à celle de respect du droit à l’autodétermination. Certaines pratiques magico-religieuses entourent parfois ces savoirs, et il est donc primordial de les reconnaître et de les respecter, même si tout un chacun reste libre de ne pas adhérer à ces croyances, bien évidemment. Pour protéger ces savoirs et éviter de les dénaturer, des politiques publiques paraissent indispensables. Face à l’urgence à laquelle nous sommes confrontés, toute pratique efficace et respectueuse de l’environnement présente en effet un intérêt. Le système éducatif pourrait inclure l’apprentissage de SET, tout en veillant à informer les élèves quant au contexte de production de ces connaissances. Des savoirs pratiques issus d’acteurs locaux pourraient être inculqués aux enfants, ainsi sensibilisés dès le plus jeune âge à ces questions. De surcroît, ces transmissions de savoirs permettraient aux élèves d’être au contact de l’environnement et donc de ne plus passer des heures immobiles en salle de classe, tout en éveillant leur conscience écologique. Harold Conklin relate une expérience réalisée auprès d’une enfant de 7 ans issue du peuple des Hanunóo aux Philippines. Cette dernière a su identifier 51 plantes sur 75, avec seulement deux erreurs à la clé. Cette mémoire peut sembler prodigieuse, mais lorsque l’on constate l’existence d’applications mobiles où les utilisateurs se montrent aptes à reconnaître plusieurs centaines de logos de grandes marques, l’exemple de cette enfant apparaît transposable à plus grande échelle.Conclusion
Bien qu’aucune appellation ne fasse réellement consensus, nous avons décidé de regrouper les savoirs autochtones et les savoirs locaux derrière l’expression « savoirs écologiques traditionnels ». Ce syntagme a l’avantage de ne pas oublier certains acteurs dans cette lutte pour la protection de connaissances et de savoir-faire essentiels qui ont trop longtemps fait l’objet d’un mépris insoutenable. Les exemples de SET que nous avons présentés, que ce soit dans la prévention face aux cyclones tropicaux, la préservation de la biodiversité ou encore la protection des écosystèmes, méritent d’être connus de tous. Ces savoirs sont territorialisés et s’inscrivent au sein de contextes situés. Le contexte fait pleinement partie de chacun de ces savoirs, d’où l’importance d’une transmission respectueuse qui prend en compte ces éléments. Nous l’avons vu, certains individus se montrent disposés à diffuser leurs savoirs pour participer à la lutte contre la crise écologique, mais insistent sur la nécessité d’une transmission qui rompt avec les logiques coloniales d’appropriation de savoirs. Cette question s’avère certes complexe, mais doit être prise en compte, car les siècles qui se sont écoulés ont vu se dérouler une spoliation des savoirs qui allaient de pair avec une destruction de cultures, de langues et donc de cosmovisions. Cette perte a des conséquences aujourd’hui, car de nombreux savoirs ont été anéantis, oubliés et minorés, et auraient pourtant pu aider des populations à affronter des situations de crise plurielle (socioéconomique, culturel, environnemental). Le devoir de réparation et de reconnaissance des outrages du passé est essentiel, mais doit aussi être complété par la mise en place d’une protection des savoirs existants. Même si des avancées notables ont été obtenues dans les plus hautes instances internationales, des efforts supplémentaires et non négligeables doivent être menés à l’ensemble des échelles, notamment nationale et locale. Nous devons mettre en valeur ces savoirs écologiques traditionnels, car ils proposent un autre projet de société, plus respectueux du vivant. Dans le cas de la France, si nous pouvons individuellement nous intéresser à ces savoirs, des mesures concrètes doivent également être prises par l’État pour favoriser leur protection, leur reconnaissance, leur diffusion et leur mise en application. Faire l’expérience de ces savoirs, c’est aussi faire l’expérience de la démocratie. Tout en respectant l’intégrité de ces savoirs, des individus qui les détiennent, ainsi que leurs propres ambitions, les SET présentent des actions concrètes de lutte contre la crise écologique qui peuvent être mises en place dès maintenant, pour notre bien, celui des générations futures et pour toutes formes de vie. Article écrit par Guillouët Matilin