Ars Industrialis apporte des propositions théoriques et pratiques sur les conditions permettant de faire évoluer le mode présent d’organisation industriel de producteur-consommateur vers une économie de la contribution, susceptible de mettre fin à une prolétarisation généralisée de moins en moins soutenable, que ce soit psychiquement, politiquement ou économiquement. Trois documentaires vidéo de Simon Lincelles, une interview de Bernard Stiegler et le Manifeste 2010 de l’Association Ars Industrialis nous permettent de comprendre pourquoi et comment aller vers une économie de la contribution …
Dans son manifeste publié en 2010, Ars Industrialis nous rappelle que « La crise en cours n’est pas simplement financière : il s’agit de la fin d’une organisation économique et industrielle qui a marqué le XXè siècle, que nous caractérisons comme consumériste ; celle-ci a atteint ses limites en soumettant le devenir des systèmes sociaux au devenir du système économique, lequel a une emprise de plus en plus totale sur le système technique » Bien que cette situation soit loin d’être pleinement reconnue, 5 ans après l’éclatement de la crise financière de 2008, de plus en plus nombreux sont les instances publiques et les économistes remettant en cause les doxa néolibérales qui nous ont mené à cette faillite : c’est par exemple le cas du rapport de l’ONU dit Rapport Stiglitz, qui reconnaît que nous n’avons pas seulement à faire à une crise financière, mais à une crise du système économique et de ses pratiques, ainsi que du Manifeste des économistes atterrés de septembre 2010. « Le système consumériste ruine l’énergie libidinale, c’est à dire le désir, en le captant de façon destructive« . « Le capitalisme est un stade de l’économie qui conduit à l’épuisement de l’énergie libidinale elle-même« . « Or, la révolution numérique a fait émerger un nouveau type d’économie industrielle : l’économie contributive qui se caractérise par un nouveau type de comportements individuels et collectifs, celui d’un contributeur affilié à un réseau (qui n’est pas nécessairement électronique mais toujours social). » Cette nouvelle forme d’économie, le Groupe de Travail « Economie contributive » de Ars Indistrialis la conçoit en tant que : – nouvel horizon en matière de développement économique et social ainsi que territorial, remettant en cause en particulier l’hégémonie des finalités de valorisation du capital et des formes de domination exercées par les tendances de plus en plus marquées à la fragmentation du travail salarial et de l’existence individuelle ; – régénération de nos désirs, c’est à dire de nos investissements, suscitant une autre forme de perception en remettant en cause le primat de l’homo oeconomicus et la « servitude volontaire » et réhabilitant le bien commun et les processus délibératifs et démocratiques ; – reconstitution des formes de savoirs – savoir faire, savoir vivre, savoir théoriser – qui ont été détruites par le processus de prolétarisation et de désapprentissage auquel a conduit une socialisation des technologies exclusivement mise au service de l’augmentation des plus value au détriment de la qualité du travail et des résultats du travail ; – refondation des conventions comptables micro et macro-économiques et d’indices sociauxL’économie de contribution par Bernard Stiegler
Comment sortir d’un capitalisme malade : imaginer une économie de la contribution inspirée des comportements propres à l’univers numérique. Une interview de Barnard Stiegler pour Geek Politics Ouvrages de Bernard StieglerEp. III : Introduction à l’Economie contributive
Ep.II : Travail Versus Emploi, le temps de la déprolétarisation.
Ep.I : Naissance grandeur et décadence de la spiritualité humaine.
MANIFESTE d’Ars Industrialis
Cinq ans après sa fondation, Trois ans après le déclenchement de la crise économique mondiale, Ars Industrialis publie en 2010 un nouveau manifeste1. Premier Manifeste 2005
Au mois d’avril 2005, au moment de la fondation d’Ars Industrialis, nous soutenions dans notre premier Manifeste que le détournement systématique du désir vers les marchandises – organisé par le marketing à travers les industries culturelles – , et la soumission totale de la vie de l’esprit aux impératifs de l’économie de marché, qui en résultait, conduisaient « inévitablement, à terme, à une crise économique mondiale sans précédent » – au cours de laquelle le système présent du capitalisme se révèlerait être structurellement « autodestructeur ». Cinq ans plus tard, la crise planétaire déclenchée en 2007 par l’effondrement du système des subprimes n’en finit plus d’étendre ses conséquences calamiteuses. Si la titrisation et les techniques financières de dilution de la responsabilité auront été le catalyseur de la crise, celle-ci n’est pourtant pas seulement celle du capitalisme financier devenu essentiellement spéculatif, c’est à dire toxique – parce que jouant systématiquement le court terme contre le long terme. Bien plus largement, et bien plus gravement, c’est la crise du modèle consumériste tel que, reposant dès le début du XXè siècle sur l’instrumentalisation du désir (pensée par Edward Bernays qui instrumentalisait ainsi la théorie de l’inconscient de Freud, son oncle), il conduit irrésistiblement à la destruction de ce désir. Ce que révèle la crise planétaire, qui marque la fin de la mondialisation entendue comme planétarisation du modèle consumériste, c’est que la destruction du désir par son exploitation consumériste conduit inévitablement à la ruine de l’investissement sous toutes ses formes– et en particulier, sous les formes de l’investissement économique, politique et social qui fondent l’économie politique – et qu’il y a un lien systémique entre le comportement pulsionnel du spéculateur et celui, tout aussi pulsionnel, du consommateur. Le désinvestissement est la conséquence massive du court-termisme néolibéral dont la crise révèle depuis trois ans les effets mortifères. Comme le comportement du spéculateur – qui est un capitaliste qui n’investit plus – , le comportement du consommateur est devenu structurellement pulsionnel . Son rapport aux objets de consommation est intrinsèquement destructeur : il est fondé sur la jetabilité, c’est à dire sur le désinvestissement. Ce désinvestissement libère une pulsion de destruction dont la conséquence – en tant que destruction de la fidélité aux objets du désir, la fidélité mesurant la réalité de l’investissement dans les objets de ce désir – est la généralisation et l’articulation systémique et destructrice des comportements pulsionnels des consommateurs aussi bien que des spéculateurs telle qu’elle engendre une bêtise systémique[[Cette bêtise systémique est produite par le phénomène de prolétarisation généralisée, c’est à dire par une perte généralisée des savoirs (remplacés par de l’information) qui affecte aussi bien les concepteurs et les consommateurs que les producteurs.]].2. Mondialisation du modèle consumériste
L’objet du comportement pulsionnel qu’est l’objet de consommation est structurellement jetable et doit être jeté pour assurer l’accomplissement des cycles typiques de l’économie fondée sur l’innovation, telle que la caractérisera Joseph Schumpeter comme « destruction créatrice ». La conséquence en est que la mondialisation du modèle consumériste provoque un colossal gaspillage dont chacun sait qu’il est devenu insoutenable. Or, tandis que ce devenir-déchet généralisé pollue les milieux naturels, la jetabilité de l’objet affecte le sujet qui jette cet objet : il se sent être lui-même jetable. La société consumériste s’avère ainsi être devenue toxique, aujourd’hui, et aux yeux de tous, non seulement pour l’environnement physique, mais aussi pour les structures mentales et les appareils psychiques : pulsionnelle, elle devient massivement addictogène– et c’est pourquoi l’association nationale des intervenants en toxicologie et en addictologie a placé son congrès 2009 sous le signe de la « société addictogène ». Telle est la véritable portée de cette crise, dont les aspects financiers ne sont qu’un élément. Or, l’effet le plus massif et le plus ravageur de l’addiction est que celui qui en est victime ne prend plus soin ni de lui-même, ni des autres, ni du monde qui l’entoure : c’est un irresponsable sur qui il n’est plus possible de compter. Ainsi s’installe une société de l’incurie[[Dans cette société de l’incurie, le modèle industriel caduc tente aujourd’hui de perdurer comme industrie du recyclage qui repose sur un déni de réalité. Ainsi British Petroleum se renomme Beyond Petroleum, cependant que la réalité de cette activité industrielle, qui se masque sous cette nouvelle politique de communication, est démasquée dans le Golfe du Mexique. L’industrie pharmaceutique qui « traite » par de nouvelles molécules les problèmes d’attention de la jeunesse provoqués en grande partie par les industries de programme fait système avec celles-ci en dissimulant les causes économiques et sociales de la destruction de l’attention – c’est à dire de la sociabilité même. Partout, une industrie de l’incurie se met en place qui « traite » les problèmes induits par les externalités négatives (psychiques, économiques, environnementale) qu’elle a elle-même produites, et qu’elle dissimule par un bluff communicationnel qui hypothèque dangereusement et parfois irréversiblement l’avenir, mais auquel les acteurs politiques, qui ne parlent encore que de « relance de la consommation », ne trouvent ni le courage ni l’intelligence de résister : la mécroissance s’est décidément substituée à la croissance]]– c’est à dire une destruction de la société, ce que nous avons appelé une dissociation. C’est dans un tel contexte que peut se poser à nouveaux frais et politiquement une question du soin qui ne saurait être cantonnée au champ médical ou au champ éthique : la question du soin doit revenir au cœur de l’économie politique– et avec elle, évidemment, une nouvelle politique culturelle, éducative, scientifique et industrielle capable de prendre soin du monde. C’est pourquoi nous posons comme un axiome de nos réflexions et de nos actions que – comme le dit le sens premier du verbe économiser, et comme le sait tout un chacun au fond de lui-même – économiser signifie d’abord et avant tout prendre soin.3. L’économie de la contribution
Au cours des cinq années écoulées, Ars Industrialis a affiné et complété ses hypothèses initiales. Le principal résultat de ses travaux a consisté à affirmer que le modèle industriel fondé sur la consommation, qui était apparu au début du XXè siècle pour contrecarrer les limites du modèle productiviste du XIXè siècle, et qui, au début du XXIè siècle, a porté à ses limites la production d’externalités négatives et de toutes sortes de toxicités (toxic assets, pollution, épuisement des ressources, destruction de la vie de l’esprit, attention deficit disorder, comportements pathogènes en tous genres, intoxication des corps par la surconsommation, généralisation de l’irresponsabilité et de l’incivilité, avec le développement de plus en plus généralisé du mensonge et de la tromperie[[cf. Henri Atlan, De la fraude, Le monde de l’ONAA, éditions du Seuil, 2010]], de la corruption, provoquant le devenir-mafieux du capital, ce que Keynes avait sentait venir dès les années 1930 [[cf. Keynes, Perspectives économiques pour nos petits enfants : « si nous n’avons pas une mutation culturelle qui soit à la hauteur de la mutation technique économique….nous allons vers une dépression nerveuse généralisée »]]etc.), ce modèle est devenu caduc, et il doit céder la place à un autre modèle industriel. Nous appelons ce nouveau modèle l’économie de la contribution. Celle-ci se caractérise d’abord par la multiplicité des formes d’externalités positives qu’elle engendre. Les externalités positives sont des soins de soi et des autres pris individuellement et collectivement. Elles relèvent également de ce que, en particulier depuis les travaux d’Amartya Sen, on appelle des capabilités. L’économie de la contribution – dont on voit se développer depuis près de vingt ans des formes qui restent encore le plus souvent inchoatives, voire embryonnaires, mais qui sont aussi parfois très avancées : ainsi de l’économie de l’open source, qui devient le modèle dominant de l’industrie informatique, celle-ci dominant elle-même l’ensemble de l’industrie –, résulte d’une transformation comportementale induite en très grande partie par le déploiement des réseaux numériques. Sur Internet, chacun peut le constater à tout moment, il n’y a pas d’un côté des producteurs, et de l’autre des consommateurs : la technologie numérique ouvre un espace réticulé de contributeurs, qui développent et partagent des savoirs, et qui forment ce que nous avons appelé un milieu associé– reprenant ainsi un concept de Gilbert Simondon. Ce partage, qui reconstitue des processus de sublimation, et qui reconstruit en cela une économie productrice de désir, d’engagement et de responsabilités individuelles et collectives socialement articulées selon de nouvelles formes de sociabilités,ouvre un espace de lutte contre la dépendance, la désublimation, le dégoût de soi et des autres, et plus généralement, contre l’intoxication spéculative et l’addiction.4. Les réseaux sociaux : poisons et remèdes
Quiconque observe les pratiques qui prolifèrent sur les réseaux numériques ne peut cependant qu’être frappé à la fois par la vitesse de leur dissémination – en particulier comme ce que l’on appelle désormais les « réseaux sociaux » – , et par le fait que s’y développent des comportements hyper-consuméristes et addictogènes qui se révèlent souvent encore plus violents et mimétiques que ceux nés des industries culturelles caractéristiques de la société consumériste. Nous soutenons qu’il en va ainsi principalement pour les raisons suivantes : – 4.1. Comme nous l’affirmions dans notre Manifeste de 2005, les technologies numériques sont des formes contemporaines de ce que les Grecs de l’Antiquité appelaient des hypomnémata, c’est à dire des mnémotechniques. Or, ces mnémotechniques sont aussi et toujours ce que Platon appelle des pharmaka, c’est à dire à la fois des poisons et des remèdes. – 4.2. Nous posons que de façon plus générale,- 1) toute technique est « pharmacologique » en ce sens : facteur potentiel de maux autant que de bienfaits ;
- 2) à défaut de la définition d’une « thérapeutique », de ce que les Grecs nommaient une mélétè et une épimeleia (discipline, sollicitude, soin), qui suppose une technique de soi[[cfles travaux du groupe Techniques de soi animé par Cécile Cabantous, Julien Gautier et Alain Giffard sur http://arsindustrialis.org/atelier-des-techniques-de-soi]], un pharmakon devient nécessairement toxique.
5. Faire du devenir technique un avenir social
Aujourd’hui, en 2010, à partir des enseignements de la crise, mais aussi à partir des pratiques nouvelles qui se développaient bien avant cette crise, et contre ce qui a causé cette crise, il est possible de reconstituer un projet politique porteur d’une nouvelle affirmation du rôle de la puissance publique, à savoir : faire du devenir technique un avenir social. Nous soutenons que cette nouvelle politique doit mettre au cœur de son action l’accompagnement d’un nouveau modèle industriel qui émerge déjà à travers les formes naissantes de l’économie de la contribution. Nous n’ignorons pas, cependant, que le modèle consumériste est de nos jours et plus que jamais non seulement dominant, mais proprement hégémonique. L’hégémonie s’accomplit toujours (elle atteint son optimum) au moment même où elle rencontre sa propre limite : c’est au moment où elle est la plus puissante qu’elle est la plus proche de s’effondrer, c’est par l’excès en quoi elle consiste qu’elle conduit à sa propre ruine. Cependant, si cet effondrement a déjà commencé, nous n’ignorons pas que la responsabilité économique et politique consiste d’abord, aujourd’hui encore, à « faire tourner les usines », et à « remplir le panier de la ménagère », c’est à dire, d’une manière ou d’une autre, à faire durer cette hégémonie. Mais nous savons aussi, dans le même temps, et comme tout le monde le sait avec nous, que cette façon de faire ne peut en aucun cas durer : nous savons que cette réalité n’est durable ni à long terme, ni même à moyen terme. Nous posons en conséquence qu’aujourd’hui, plus que jamais, l’action politique véritable – non pas comme recherche du pouvoir pour lui-même, mais comme mise en œuvre d’un nouveau savoir politique et économique, formant une nouvelle volonté sociale– consiste à garantir le court terme pour accéder au long terme qui consiste précisément non seulement à dépasser ce court terme, mais à en renverser les caractères dominants. Chacun de nous est traversé par cette contradiction d’être dans le même temps un consommateur en quelque façon, et un citoyen conscient que la modalité consumériste de la consommation est devenue toxique – et contradictoire avec les obligations les plus élémentaires de la citoyenneté. Chacun de nous est confronté au sentiment d’une nouvelle responsabilité individuelle et collective, et à la réalité de son propre comportement toujours irresponsable en quelque façon. Chacun de nous– quelles que puissent être ses dénégations ou ses aveuglements – est plus ou moins devenu un consommateur à la fois dépendant et malheureux. Chacun de nous a d’autre part besoin que l’économie non seulement ne s’effondre pas, mais se développe – et en particulier, les deux cent cinquante bébés qui, en 2010, naissent à chaque minute, c’est à dire trois cent cinquante mille par jour, et près de cent millions par an. Nous et nos congénères sommes dépendants de l’économie consumériste même lorsque nous la combattons et en souffrons. Cependant, nous savons qu’elle ne peut pas durer parce que, comme organisation d’une innovation fondée sur la jetabilité, le gaspillage, l’incurie et l’aveuglement, elle est en contradiction avec l’avenir– et menace l’avenir des cent millions de bébés qui naissent chaque année. En confiant au marketing la concrétisation du devenir techno-économique, le néolibéralisme a libéré une puissance aveugle qui a détruit l’avenir et qui démoralise dangereusement les plus jeunes générations en même temps qu’elle les menace objectivement. Tel est le véritable enjeu de la crise. Parce que désormais chacun de nous le sait, plus ou moins intuitivement, il est cependant devenu possible de convaincre les populations des pays industriels de projeter, à travers un chemin critique négocié, débattu, non monopolisé par les lobbies, et contractualisé sur une échelle de temps conciliant les contraintes du court terme avec les perspectives du long terme, une nouvelle économie industrielle fondée sur le soin– où il ne s’agit évidemment pas simplement d’adapter le modèle caduc à un consumérisme « vert » : il s’agit d’inventer un nouveau savoir-vivre. Et cela suppose une pensée et des propositions politiques, économiques et industrielles radicalement nouvelles. La responsabilité industrielle et collective, scientifique et citoyenne, politique et économique, est de projeter les conditions du passage d’un système qui était fondé sur le désapprentissage, c’est à dire la destruction des savoir-faire, la destruction des savoir-vivre, et désormais la destruction sytématique des savoirs théoriques et critiques eux-mêmes, c’est à dire sur une bêtise systémique (c’est ce que signifie l’affaire Madoff), à un système fondé sur le développement et la mise en valeur de tous les types de capabilités, c’est à dire de toutes les formes de savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir théoriser). Face aux possibilités inouïes ouvertes par la numérisation, le monde entier revendique sous les noms de sociétés de savoirs ou d’économie de la connaissance l’avènement d’un nouvel âge. Mais le numérique, qui est un pharmakon, peut tout aussi bien aggraver la prolétarisation généralisée qu’y mettre un terme. Tel est le problème politique aussi bien qu’économique autour duquel se joue l’avenir du monde – à une époque où un « réseau social » numérique, Facebook, est devenu la troisième agrégation mondiale d’individus humains avec cinq cent millions de membres au mois de juillet 2010.6. Déprolétarisation : une reconquête de la responsabilité
Nous appelons prolétarisation le processus par lequel un savoir individuel ou collectif, étant formalisé par une technique, une machine ou un appareil, peut échapper à l’individu – qui perd ainsi ce savoir qui était jusqu’alors son savoir. Les premières définitions de la prolétarisation, issues des analyses de Smith aussi bien que de Marx, mettent en évidence que la paupérisation résulte avant tout de la perte de savoir-faire des ouvriers asservis aux machines, et non plus maîtres de leurs outils (compagnons). Au XXè siècle, ce sont les consommateurs qui perdent leurs savoir-vivre – remplacés par des appareils, tel le téléviseur, qui « occupe » les enfants, et par des services, telle la chaine de télévision, qui « s’occupe » de ces enfants à travers l’appareil de réception télévisée, mais en sorte d’en faire du « temps de cerveau disponible ». Cette perte mène à une privation de reconnaissance, de sociabilité, et finalement d’existence, ce qui génère la souffrance du consommateur devenu malheureux. Mais les travailleurs intellectuels du capitalisme à dominante cognitive, dont les fonctions sont de plus en plus cantonnées à paramétrer des systèmes d’information dont ils ne peuvent pas modifier les principes – parce qu’ils les ignorent le plus souvent – subissent aussi une prolétarisation des fonctions cognitives supérieures où ce qui est perdu est ce qui constitue la vie de l’esprit en tant qu’instance critique, c’est à dire rationnelle, capable de s’auto-formaliser théoriquement et en cela de s’auto-critiquer. La déclaration d’Alan Greenspan devant la Chambre des Représentants est à cet égard éloquente : il y reconnaît qu’il n’avait aucun savoir théorique du fonctionnement financier qu’il était censé administrer – tandis qu’à cette époque, Bernard Madoff était le président du Nasdaq. Ce qui fait le succès du modèle contributif qui émerge avec les réseaux numériques, aussi limité qu’il puisse demeurer parce que l’ancien système, qui a d’innombrables privilèges à défendre, lui fait une guerre sans pitié, et c’est particulièrement vrai du mouvement à la fois économique, technologique, juridique, politique, social et culturel issu du logiciel libre, c’est qu’il rompt avec cette situation de prolétarisation généralisée qui a été imposée par le consumérisme à tous les acteurs sociaux, d’où qu’ils viennent. Cette rupture n’est pas un rejet des nouvelles possibilités techniques, tout au contraire : elle vise à les socialiser, c’est à dire à les mettre au service de la société : non pas au service d’une « innovation » destructrice fondée sur la jetabilité, et sur la régression sociale qui en résulte inévitablement, mais au service d’une innovation sociétale[[Selon le concept proposé par Franck Cormerais, cf http://arsindustrialis.org/pour-une-economie-de-la-contribution-1]] qui cultive ce qui, dans l’évolution de la technologie et de la science qu’elle socialise et concrétise, permet de prendre soin du monde et de son avenir. Que les hypomnémata soient en tant que pharmaka aussi bien des remèdes que des poisons, cela signifie pour notre époque que les technologies électroniques, monopolisées par les pouvoirs économiques issus du XXè siècle comme psychotechnologies au service du contrôle comportemental, doivent devenir des nootechnologies, c’est à dire des technologies de l’esprit, au service de la déprolétarisation et de la reconstitution des savoir-faire, des savoir-vivre et des savoirs théoriques. La déprolétarisation, qui est une reconquête de la responsabilité (et de ce que Kant appelait la majorité), doit être mise au sommet des finalités politiques et économiques à promouvoir et à réaliser dans les années à venir. Le caractère exemplaire des combats menés par les acteurs du logiciel libre tient à ce que pour la première fois, des travailleurs issus du monde industriel inventent une organisation nouvelle du travail et de l’économie qui a fait de la déprolétarisation son principe et son credo.7. Du monde numérique global aux territoires locaux
Ce modèle est généralisable. Il ne concerne pas seulement le monde du numérique – même s’il nécessite toujours l’existence de l’infrastructure numérique[[Sur cette infrastructure, sur les problèmes que pose le numérique, en particulier comme activité mentale du lecteur, sur le passage du « temps carbone » au « temps lumière », cf. Pour en finir avec la mécroissance. Quelques réflexions d’Ars Industrialis, Flammarion, 2009.]] en tant qu’elle reconstitue un milieu associé industriel et technogéographique [[Cf Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier,1969]]. Mettant en œuvre des technologies dont l’échelle de temps est le vitesse de la lumière, constituant en cela un temps-lumière qui doit venir remplacer le temps-carbone du XXè siècle (y compris comme production d’énergie photovoltaïque), la structure réticulaire de cette infrastructure n’est plus basée sur une organisation centralisée contrôlant et minorant une périphérie, mais sur des grilles de serveurs pouvant former des espaces de contribution où se réinventent l’isonomie et l’autonomie qui constituaient les fondements de la citoyenneté grecque, et qui participent aussi, à notre époque, et dans ce nouveau contexte, de la vie économique. L’émetteur, la centrale énergétique, la centrale d’achat font place aux serveurs, aux smart grids et aux agencements coopératifs, contributifs et collaboratifs, telle les AMAP[[« Une AMAP naît en général de la rencontre d’un groupe de consommateurs et d’un producteur prêts à entrer dans la démarche. … Ensemble, ils définissent la diversité et la quantité de denrées à produire pour la saison. Ces denrées peuvent être aussi bien des fruits, des légumes, des œufs, du fromage, de la viande… » – www.reseau-amap.org/amap.php]]. Avec les smart grids, les énergies renouvelables deviennent possibles, mais il n’y a plus d’un côté des producteurs d’énergie et de l’autre des consommateurs : le smart grid constitue une capacité de production répartie et plastique. Mais c’est aussi l’organisation coopérative, collaborative et contributive des entreprises et dans les entreprises, et dans le rapport des entreprises à ceux qui deviennent leur contributeurs, et non seulement leurs clients, qui est en jeu – selon des modèles coopératifs qui restent évidemment à définir et à favoriser, mais dont l’éthique (au sens de Max Weber) est celle du soin entendu comme économie politique, et qui devront tirer les enseignements de l’échec du mouvement coopératif promu autrefois par Charles Gide et Marcel Mauss. Dans cette société réticulaire, où toutes sortes de technologies relationnelles prolifèrent, la pharmacologie des technologies de l’esprit – telle qu’elle tend à faire de ces réseaux numériques des capacités nouvelles d’individuation, des processus de capacitation, pour parler encore dans un langage inspiré par Sen[[Sen A, L’idée de justice, Flammarion , 2009]], et telle qu’elle lutte contre un usage de ces réseaux mis au service d’un hyperconsumérisme plus toxique et addictif que jamais, et détruisant plus encore la sociabilité – devient une priorité des collectivités locales et territoriales.8. Une écologie relationnelle territorialisée
L’écologie relationnelle constitue en effet l’enjeu de ce qui s’annonce comme l’époque d’une nouvelle territorialité – s’il est vrai que les technologies relationnelles sont territorialisées et localisables à tous égards, accessibles et implantables à partir de serveurs locaux, mais également géo-référencées et géo-localisées à travers le système d’adressage planétaire que répand la norme GPS par l’intermédiaire de l’automobile, de la téléphonie mobile et des métadonnées telles celles qui rendent possible Google Earth. Cette capacité de relocalisation se combine avec le post-consumérismeen quoi consiste l’économie de la contribution pour ouvrir l’ère de ce qu’il faut appréhender comme une post-mondialisation. La fin du consumérisme, c’est la fin de la mondialisation telle qu’elle consista essentiellement à court-circuiter et finalement à dés-intégrer littéralement les territoires. Les technologies relationnelles et réticulaires, pour autant qu’elles font l’objet d’une politique territoriale, nationale et internationale appropriée, constituent au contraire des technologies de la reterritorialisation. Le territoire est un espace d’externalités positives et négatives que ses habitants connaissent – et qui en ont un savoir irremplaçable. Le territoire est en cela le terrain privilégié de la déprolétarisation politique – de lutte contre la prolétarisation du citoyen devenu uniquement consommateur, ce qu’a systématiquement renforcé le marketing politique fournisseur de produits électoraux toujours plus médiocres. La post-mondialisation n’est pas pour autant le repli territorial : c’est au contraire l’inscription du territoire dans une réticularité planétaire par laquelle il peut s’augmenter de ses partenaires à tous les niveaux qui le composent, de la relation interpersonnelle rendue possible par le désenclavement des régions rurales mettant en œuvre une politique de l’âge numérique, à l’entreprise qui, déployant localement et contributivement sa compétence, sait bâtir un espace relationnel déterritorialisé : l’espace relationnellement écologique est un territoire hyper-apprenant – et nous faisons ici également référence aux analyses de Pierre Veltz[[Celui-ci écrivait en 1994 qu’ « il faut cesser de considérer l’aménagement du territoire comme un processus de redistribution, et le repenser comme un ensemble de politiques favorisant la création de ressources et de richesses nouvelles. Cela parait banal, mais c’est une révolution copernicienne ». Pierre Veltz, Des territoires pour apprendre et innover, Editions de l’Aube, 1994, p. 5. « Le développement économique des territoires, comme le développement en général, passe aujourd’hui par la densité et la qualité des maillages entre les acteurs ». Ibid. p. 8 « Cette économie de plus en plus ouverte est aussi une économie de plus en plus ‘relationnelle ‘ ». Ibid. p. 9 « L’atout premier des territoires, l’atout décisif sera celui des capacités de coopération intra et extrarégionale… » Ibid. p. 10.]].9. Une politique des territoires numériques
Une telle politique des territoires numériques doit cependant être soutenue par une politique nationale, et, dans le cas de l’Europe, une politique européenne , qui doivent en particulier, outre une politique nationale des territoires avec les territoires – et non pour les mettre en concurrence entre eux, comme le dogme néolibéral l’a imposé de façon irresponsable – , se décliner à travers : – 9.1. une politique scientifique, technologique et industrielle qui favorise la mise en cohérence du nouveau système technique numérique dans le sens du nouveau modèle industriel, et en rupture résolue, mais aussi raisonné et raisonnable (supportable par les contraintes à court et moyen terme de l’économie) avec un modèle industriel caduc de capitalisme consumériste[[C’est notamment l’enjeu, en particulier pour les territoires, d’une critique du paradigme actuellement en vogue de la creative economy, qui demeure essentiellement consumériste, et qui cependant ouvre aux questions d’une économie de la contribution.]] ; – 9.2. une politique de reconstruction de systèmes financiers conformes aux besoins de l’économie en investissements, protégés de la spéculation[[cf. Paul Jorion, L’implosion, La finance contre l’économie, éd. Fayard, 2008, p.322]], et rompant avec un modèle consumériste qui ne fonctionne plus que par la dette publique et privée sous la domination d’acteurs financiers devenus transnationaux [[cf. Frédéric Lordon, La crise de trop, reconstruction d’un monde failli, éd. Fayard, 2009 , p.90 : « on avait fini par perdre de vue que le système bancaire privé est gestionnaire de fait d’un bien public, à savoir la monnaie et la sécurité des encaisses ».]]; – 9.3. une politique éducative, scolaire et universitaire, qui tire pleinement parti des nouvelles formes d’hypomnémata au service de l’enseignement non pas pour prolétariser encore plus les citoyens, comme on peut avoir mille raisons de le craindre avec certains projets de numérisation des espaces du travail scolaire, mais pour réagencer étroitement le savoir accumulé à travers l’écriture avec ces nouvelles formes d’écritures que sont les hypomnémata numériques – nouvelles formes de pharmaka et donc de poisons face auxquelles les digital natives, mais aussi leurs parents et leurs professeurs, sont aujourd’hui la plupart du temps abandonnés aux mains d’un marché qui se les approprie sans limites à défaut d’une quelconque politique publique ; – 9.4. une politique fiscale, nationale et territoriale, qui favorise l’épanouissement des activités productrices d’externalités positives en relation étroite avec une politique du temps de travail, des formes nouvelles de travail et d’organisation du travail, et tel que celui-ci se distingue tout à fait de l’emploi ; – 9.5. une politique de pratiques culturelles qui fasse de la culture un investissement social, un élément primordial de la déprolétarisation et un chantier permanent de « capacitation » des individus[[cf. Amartya Sen, L’Economie est une science morale, éd. de La Découverte, 2003 p.64]] et, à travers eux, des territoires eux-mêmes – la culture entendue comme capacitation étant toujours aussi l’invention de formes nouvelles du soin, des techniques de soi et du nous, c’est à dire du savoir-vivre ; – 9.6. une politique sanitaire en matière de toxicité des psychotechnologies et d’écologie relationnelle, qui affronte la question des addictions sans drogue, et qui doit être appréhendée d’un point de vue pharmacologique au sens issu de Platon (et non au sens de l’industrie pharmaceutique) : au sens où le poison est aussi très souvent le seul remède pour autant qu’il en est proposé une thérapeutique basée sur le soin entendu en un sens beaucoup plus large, comme culture et comme éducation; – 9.7. une nouvelle politique des médias, qui tire les conséquences de leur dérive ruineuse au service d’un populisme industriel lui-même induit par le devenir pulsionnel du consumérisme, et qui rende à la presse et aux industries de programmes, en particulier telles que la numérisation leur permet d’évoluer de façon radicale – et les y oblige – , un rôle fonctionnel et primordial dans la formation de l’espace public comme lutte contre l’incurie, la destruction de l’attention, la prolétarisation généralisée et la liquidation de toute forme de responsabilité.10. Groupe de travail
Nous approfondirons et relieront ces thèmes que nous avons déjà commencé à investir systématiquement au cours des cinq années écoulées. Nous le ferons à la fois – en développant des groupes de travail sur le modèle qui a déjà été mis en œuvre autour des techniques de soi, – en mettant en œuvre des technologies contributives avec nos adhérents – ce que nous avons commencé à concrétiser grâce à l’aide du Conseil Régional d’Ile de France, et avec le logiciel Lignes de temps, – en travaillant étroitement avec des territoires (ce que nous faisons déjà avec Nantes Métropole et le Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais, et ce que nous avons en projet avec la Région Centre), – en développant des activités de recherche selon un modèle proche de celui que l’Ecole de Francfort tenta de concrétiser dans son Institut de recherche sociale au début du XXè siècle en Allemagne puis aux Etats-Unis.