Les low tech sont souvent associées à un atelier qui permet de bricoler, un potager, et un peu de temps — des choses peu compatibles avec un mode de vie urbain. Des expériences actuelles de la société civile, observées par un sociologue, soulignent l’importance de la communauté, voire d’un écosystème, pour relever le défi de vivre de peu en ville.
Par Morgan Meyer, Mines Paris – PSL
Les low tech sont-elles compatibles avec nos modes de vie urbains ? Verra-t-on un jour des cultures de pleurotes, des douches à brumisation, des toilettes sèches et d’autres « basses technologies » dans nos appartements ? Difficile, diront les uns, car la ville est un endroit peu propice pour l’utilisation des low tech — faute d’espace, de temps, de terres cultivables et/ou d’envie de bricoler.
Possible, disent les autres. Ces derniers ont expérimenté différentes low tech dans leurs appartements à travers la France et dans d’autres pays. Ces expérimentations, impliquant près de 450 personnes, sont chapeautées par un programme de sciences participatives qui a commencé le 1er septembre et qui s’est terminé le 1er novembre 2024. Des chercheurs de différentes disciplines (ergonomie, psychologie, sociologie) et des institutions scientifiques comme le Centre national d’études spatiales collaborent au programme.
À l’heure où un nombre croissant de citoyens se questionne sur la sobriété, les déchets (on pense au mouvement zéro déchet) et l’écologie, analysons de plus près les types de sociabilité et d’attachements au monde vivant que les technologies permettent ou excluent.
Une biosphère urbaine
L’acteur central dans le domaine des low tech en France, l’association Low-tech Lab, s’est surtout fait connaître à travers des projets relativement exotiques. On pense au Nomade des Mers (un catamaran qui a fait le tour du monde entre 2016 et 2022) ou encore au projet Biosphère (vivre pendant quatre mois dans une tente dans le désert mexicain en 2023) — deux projets qui ont visé à expérimenter et documenter les low tech et qui ont donné lieu à des séries documentaires sur Arte.
Ces expériences souffraient toutefois du même angle mort, celui de savoir si les low tech peuvent être appropriées dans des lieux moins exotiques qu’un bateau ou un désert : la ville. Peut-on transposer les low tech en milieu urbain ?
Pour l’expérience actuelle, la Mairie de Boulogne-Billancourt, qui collabore avec le Low-tech Lab depuis 2019, a mis à disposition un appartement de 26 mètres carrés dans une ancienne crèche inoccupée. Corentin de Chatelperron (ingénieur de formation) et sa compagne Caroline Pultz (architecte de formation) vivent depuis juillet 2024 dans cet appartement transformé en « biosphère urbaine », un habitat urbain où sont expérimentés différents systèmes techniques et vivants et qui permet aux habitants de vivre en directe interaction avec leur écosystème local.
Le projet est ambitieux : tester un mode de vie sobre en eau et en énergie et viser la neutralité carbone (c’est-à-dire un équilibre entre émissions de gaz à effet de serre et leur absorption dans l’atmosphère).
Cette biosphère urbaine est peuplée d’une trentaine de low techs. L’électricité provient de panneaux solaires installés sur le toit de la crèche, tandis que le gaz provient d’un dispositif baptisé « Albert le poney » — un biodigesteur qui a été démarré avec du crottin provenant d’un club d’équitation à proximité — localisé dans la cour du bâtiment.
Lieu de vie et d’expérimentation, mais aussi site de démonstration et de publicisation : la biosphère urbaine est un espace résolument hybride. L’objectif n’est pas seulement de tester les low tech et de démontrer leur faisabilité, mais aussi d’intéresser et interpeller un large public. Des vidéos postées sur les réseaux sociaux montrent — avec une certaine dose d’enthousiasme et d’humour — comment on vit au quotidien avec les low tech. Corentin de Chatelperron et Caroline Pultz s’y présentent comme des « écoptimistes », qui vivent la sobriété comme une épreuve positive et inventive.
« Il faut un monde fou pour faire tourner un appartement low tech »
Vivre dans un espace comme une biosphère urbaine est un exercice résolument collectif, comme l’explique Corentin de Chatelperron dans un entretien. Pour le dire autrement, une telle expérience rend visibles et palpables tous les liens entre un habitat et l’écosystème plus large dans lequel cet habitat s’insère. Exit l’anonymat des courses au supermarché et la méconnaissance de l’après-vie de nos déchets, bonjour aux personnes qui élèvent des mouches ou des grillons, qui cultivent des fruits et des légumes, et à la vie foisonnante d’un compost.
Pour reprendre les mots de deux géographes, une ville low tech est « une ville à faible intensité matérielle et à haute intensité relationnelle ». Selon une étude réalisée aux États-Unis et publiée en 2008, les habitants de villes low tech s’impliquent davantage dans des projets communautaires et font plus de volontariat — mais sont aussi plus sédentaires — que les habitants de villes high tech.
La conclusion à tirer est simple : la vie « low tech » est un style et une philosophie d’existence différents d’une vie « high tech ».
Afin de favoriser l’émergence de pratiques plus low tech, de nombreuses initiatives ont vu le jour ces dernières années. Parmi les plus de 500 projets répertoriés rien qu’en France, on peut mentionner la Fumainerie à Bordeaux, une association spécialisée dans filière de gestion des excréments provenant de toilettes sèches, ou encore la Lowbjethèque, une bibliothèque qui loue une vingtaine d’objets low tech (fours solaires, machines à laver à pédale, etc.) à La Garde dans le Var.
Au-delà du monde des low tech, il y a une panoplie de mouvements qui promeuvent une autre façon de vivre en ville, dont Cittaslow, un mouvement lancé en Italie en 1999 qui milite pour vivre mieux et plus lentement en ville. Entre slow et low, il n’y a qu’un pas.
Le « monde fou » nécessaire pour développer des low tech comporte aussi de nombreuses espèces vivantes, comme des grillons, des larves, des champignons, ou des jeunes pousses. En plus du côté « tech », la vie dans un habitat low tech nécessite donc aussi un intérêt — et peut-être même un vrai « amour » — pour le vivant. Cet attachement au monde vivant ne va pourtant pas de soi, car la ville a été pendant longtemps pensée comme un lieu distant et séparé du vivant. L’ambition, c’est donc d’inventer un espace dans la ville qui valorise le vivant, la lenteur, la communauté, et la sobriété.
Aspects géopolitiques pour les villes
Au-delà de ces dimensions techniques et sociales, le déploiement — ou non — des low tech en ville est aussi une question d’ordre politique. La ville de Boulogne-Billancourt fait valoir son « engagement très fort en faveur de la transition écologique » et se présente comme « un territoire pionnier des solutions durables ». Pourtant, Boulogne-Billancourt n’est ni la seule ni la première ville à se positionner dans le domaine des low tech.
On peut même parler d’une géopolitique des low tech, avec certaines régions (comme l’ouest et le sud de la France) et certaines villes (comme Concarneau, Brest, Nantes, Grenoble, ou Lyon) fortement impliquées dans les low tech — avec un épicentre notable en Bretagne. Les low tech figuraient par ailleurs sur l’agenda de la commission « Transition économique » de l’Association internationale des maires francophones qui s’est réunie du 30 septembre au 1e octobre 2024 à Bordeaux.
Si les villes et les régions commencent à se positionner sur les low tech, les acteurs du low tech mènent, en parallèle, un travail politique sur les imaginaires et les futurs associés aux technologies. Car les critiques qui leur sont adressées sont nombreuses : les low tech représenteraient un retour en arrière, seraient anti-progrès, voir un fantasme. Pour les acteurs du low tech, c’est la fuite en avant et le tout high tech qui posent problème, d’où leurs efforts à rendre palpable et attrayant un futur plus sobre.
Une proposition radicale
L’analyse des données techniques, financières, ergonomiques et sociologiques recueillies par le programme de sciences participatives débutera fin novembre. Il s’agira d’analyser à la fois la faisabilité et la désirabilité des low tech. D’ores et déjà, on voit que si certaines low tech sont faciles à mettre en place, comme des douches à brumisation, d’autres sont plus complexes, comme la culture de spiruline (une algue riche en protéines et vitamines). D’autres difficultés sont d’ordre culturel, comme la réticence à manger des grillons — même si Le Monde se demandait si les grillons seraient « l’avenir culinaire de l’homme ».
Une question récurrente est donc celle de la montée en échelle du low tech. Observera-t-on un développement comparable à certaines sciences citoyennes qui passionnent de nombreux amateurs, comme l’astronomie ou l’ornithologie, et voir peut-être 50000 ou 100000 voire plus de personnes se lancer dans les low tech ? Ou restera-t-on dans une pratique de niche qui aura du mal à percer contre des imaginaires plus « branchés » de la ville, comme la smart city et le tout high tech ?
La place que pourront occuper les low tech dans la ville n’est pas seulement une question de savoir-faire technique et de bricolage. C’est aussi, et surtout, une question de liens entre citoyens et d’attachements au monde vivant. En d’autres mots, les basses technologies demandent de grandes sociabilités.
Alors, peut-on vivre dans un appartement low tech ? Oui, mais à condition de revoir de fond en comble la signification du mot appartement. De son origine étymologique en italien, appartamento ou « lieu écarté », il faudrait aller vers une nouvelle définition, celle d’un connectamento. Une proposition du moins radicale.
Morgan Meyer, Directeur de recherche CNRS, sociologue, Mines Paris – PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.